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27/09/2016

Le Monde est clos et le désir infini, de Daniel Cohen

Révolution numérique : une révolution sans croissance ?

Le Monde est clos et le désir infini

Daniel Cohen, titulaire de la chaire d’économie à l’Ecole normale supérieure, analyse l’histoire de la croissance économique, et montre en quoi la Révolution industrielle a su organiser la complémentarité entre l’homme et la machine. Tout s'est ensuite gâté avec la révolution numérique, qui supprime beaucoup d’emplois existants et en crée peu par ailleurs.

            « La croissance économique est la religion du monde moderne », c’est ce que constate l’économiste Daniel Cohen. Les dix-neuvième et vingtième siècles se sont habitués à avoir des taux de croissance élevés, qui ont disparu aujourd’hui. Le monde actuel, notamment l’occident, est arrivé à un niveau de richesse jamais égalé auparavant, dont il pourrait se satisfaire ; mais, selon Cohen, ce serait oublier que la richesse est une notion relative ; quelle que soit sa situation, chacun de nous vit dans l’espérance sans cesse renouvelée d’une augmentation de son revenu :

On n’est pas riche ou pauvre dans l’absolu, mais par rapport à une attente. […] La hausse du revenu fait toujours rêver, même si, une fois réalisée, cette hausse n’est jamais suffisante. […] Ainsi s’explique pourquoi la croissance, davantage que la richesse, est importante pour le fonctionnement de nos sociétés ; elle donne à chacun l’espoir éphémère, mais toujours renouvelé, de se hisser au-dessus de sa condition psychique et sociale.

   le monde est clos et le désir est infini,daniel cohen         En occident, la croissance fut presque nulle pendant des siècles, en l’absence de progrès technique notable. Tout change avec l’avènement de la Révolution industrielle. Elle débuta en Angleterre, non parce que les salaires y étaient plus faibles, mais, au contraire, parce qu’ils y étaient plus élevés. Les industriels du textile comprirent qu’il était rentable d’investir dans des machines qui se substitueraient aux ouvriers. En France, les salaires étant plus faibles, la Révolution industrielle fut plus tardive.

            Cela dit, le point fort de la Révolution industrielle fut, malgré tout, d’organiser la complémentarité entre l’homme et la machine, le modèle accompli en étant le fordisme. Les usines automobiles avaient besoin d’une main d’œuvre pléthorique pour assurer le fonctionnement des chaînes de montage. Par ailleurs Ford eut l’idée géniale d’augmenter les salaires de ses ouvriers pour qu’ils pussent s’offrir des voitures sorties d’usine.

            Ce système fonctionna pleinement au XXe siècle. Ensuite la machine s’est grippée. La révolution numérique a fait son apparition, mais la croissance a disparu. « Nous vivons, écrit Cohen, ce qui apparaît une contradiction dans les termes : une révolution industrielle sans croissance. »

Google, Facebook ou Twitter embauchent moins

que l’industrie automobile aujourd’hui encore

            Selon l’auteur, il faut relativiser l’importance de la révolution numérique en la comparant à la précédente révolution industrielle. C’est entre 1880 et 1940 que le monde a vraiment changé de visage, il a été transformé par une série d’inventions : le téléphone, l’ampoule électrique, le moteur à explosion, le cinéma, la TSF, l’ascenseur, les appareils électroménagers, l’air conditionné… Or la révolution numérique n’offre qu’une seule innovation marquante qui se résume au smartphone. L’économiste Robert Gordon fait remarquer que nous ne nous déplaçons pas en aéronefs, il n’existe pas de télétransport et nous n’occupons pas Mars, comme le prévoyait la science-fiction des années cinquante et soixante.

            Et pourtant, la révolution numérique balaie tout sur son passage, en supprimant de nombreux emplois. Daniel Cohen invite chacun de nous à s’interroger sur son activité professionnelle. Si elle présente un caractère répétitif, cela signifie que, d’ici quelques années, un ordinateur pourra probablement se substituer à nous. Daniel Cohen poursuit son raisonnement en évoquant la gratuité d’Internet :

Internet offre des services qui ne coûtent rien, ce qui est bien pour le pouvoir d’achat. La mauvaise nouvelle est qu’il ne génère pas d’emplois : Google, Facebook ou Twitter embauchent à elles trois fois moins que n’importent quelle firme automobile aujourd’hui encore !

            La numérisation de l’économie s’est accompagnée de sa financiarisation. Jadis les revenus des patrons progressaient en même temps que ceux des salariés. Aujourd’hui, tout au moins dans les grandes entreprises, les rémunérations des dirigeants sont indexées sur la performance boursière : « Pour que le revenu des dirigeants augmente, il faut que la bourse soit haussière et donc que les coûts salariaux soient aussi faibles que possibles. »

            La numérisation et la financiarisation ont été concomitantes de la mondialisation, qui a poussé à la baisse les salaires des employés et des ouvriers : « Les firmes apprennent à sous-traiter aux quatre coins du monde des fonctions aussi diverses que la comptabilité en Inde ou la fabrication des Iphones en Chine. »

Cohen pointe du doigt le management par le stress

et la pratique de l'injonction contradictoire

            Daniel Cohen pointe aussi les nouvelles formes de management qui se sont mises en place dans le monde du travail. Il évoque le stress grandissant des salariés, qui serait en partie dû à la pratique de ce qu’on appelle l’injonction contradictoire :

Suite à la désintégration du modèle fordiste, les entreprises ont inventé un nouveau régime de motivation, le management par le stress. Le burn out est la nouvelle maladie du siècle. Dans le monde d’aujourd’hui, ce ne sont plus les machines qui tombent en panne, mais les hommes. […] On dit aux salariés : « Sois autonome, prend des initiatives », tout en multipliant les procédures, par logiciels interposés, qui leur interdisent toute autonomie.

            Face aux maux de la société actuelle, Daniel Cohen propose des remèdes. Sa préférence se porte sur la « flexisécurité danoise ». Ce modèle, explique-t-il, repose sur trois piliers : une faible protection de l’emploi, compensée par une très généreuse indemnisation du chômage (jusqu’à quatre ans), combinées à une politique active de réinsertion. Daniel Cohen appelle aussi à un changement des mentalités : « la pacification des relations sociales doit prendre le pas sur la culture de la concurrence et de l’envie. »

 

Le Monde est clos et le désir infini, de Daniel Cohen, 2015, éditions Albin Michel.