06/02/2017
Les Possédés, de Dostoïevski
Œuvre majeure de la littérature
Les Possédés
(Les Démons)
Pour comprendre le terrorisme et ses racines, la lecture du roman de Dostoïevski est fort utile. Dans une petite ville de province russe, alors que des conjurés envisagent de détruire la société, un jeune officier, Stavroguine, revient au pays et se fait remarquer par ses incartades. Pour expliquer son comportement, on le dit fou. Mais l’est-il vraiment, ou n’est-il pas plutôt habité par le Mal ? Les Possédés sont une œuvre majeure de la littérature dans laquelle Dostoïevski présente une galerie de portraits de révolutionnaires prêts à tuer au nom de la Cause.
Dans ce livre, l’histoire est racontée par un narrateur dont on ne connaît pas l’identité précise. On sait seulement qu’il s’agit d’un jeune fonctionnaire, M. G-v, qui rapporte les « événements étranges » qui se sont déroulés dans la petite ville de province qu’il habite. Les journaux de Saint-Pétersbourg ont relaté l’affaire, mais en exagérant les faits, que le narrateur, lui, tient à décrire fidèlement.
Le premier personnage à apparaître dans le récit s’appelle Stépane Trophimovitch Verkhovensky, un ancien professeur qui s’était enthousiasmé pour les « idées nouvelles ». Devenu veuf après quelques années de mariage, il fit la connaissance d’une femme à la forte personnalité, Varvara Pétrovna Stavroguine, veuve du général Stavroguine, l’un des plus gros propriétaires de la province. Elle prit Stépane Trophimovitch à son service pour assurer l’instruction de son fils unique, Nicolaï Vsévolodovitch.
Les années passèrent. Nicolaï Vsévolodovitch Stavroguine avait grandi et avait quitté la province pour faire une carrière d’officier. Un jour, il démissionna de l’armée et revint dans sa province. Voici tel qu’il apparut au narrateur au moment de son retour : « C’était un jeune homme de vingt-cinq ans, extrêmement beau ; […] c’était le plus élégant des gentlemen que j’eusse jamais rencontrés […]. Sa taille était au-dessus de la moyenne. Varvara Pétrovna le contemplait avec orgueil, mais aussi avec une certaine inquiétude. » Il faut dire que le jeune Stavroguine revenait au pays avec une fâcheuse réputation, due à son inconduite et à ses excès. Le narrateur allait lui-même être le témoin de l’une de ses incartades.
Il y avait dans la ville un club de notables qui se réunissait régulièrement. Au cours de l’une de ces soirées, un des doyens du club, Gaganov, un homme honorable, ne cessa de répéter son expression favorite : « Non, je ne me laisserai pas mener par le bout du nez, moi ! » Entendant cela, Stavroguine, qui s’était tenu à l’écart de toute discussion, s’approche du vieil homme, le saisit fortement de ses deux doigts par le bout du nez, et lui fait faire le tour de la salle.
Stavroguine était de ces natures qui tuent froidement
et non dans l’aveuglement de la colère
Les incartades du jeune homme se multiplièrent. Il fut examiné par des médecins qui conclurent qu’il ne disposait plus ni de sa raison ni de sa volonté, et qu’il était sujet à des crises de folie. Pourtant le narrateur reste sceptique devant cette explication ; car, après avoir observé le jeune homme, il eut l’impression d’avoir affaire à un être raisonnable gardant toujours son sang-froid : « Nicolaï Vsévolodovitch était de ces natures qui ne connaissent pas la peur. Dans un duel, il était capable de soutenir, avec le plus grand sang-froid, le feu de son adversaire pour le viser ensuite et le tuer avec une tranquillité féroce. […] Oui, il était de ces natures qui tuent en se rendant compte de leur acte et non dans l’aveuglement de la colère. Je crois même qu’il n’avait jamais connu ces accès de fureur qui nous enlèvent toute possibilité de réflexion. »
Un autre personnage inquiétant fit son retour dans la province, c’est Piotr Stépanovitch Verkhovensky, le fils né du mariage de Stépane Trophimovitch, que nous appellerons Verkhovensky tout court pour le distinguer de son père. En ville, il était considéré comme un « étudiant bavard et un peu toqué ». Son comportement à lui aussi apparut singulier. Au lieu de tomber dans les bras de son père qu’il n’avait pas vu depuis des années, il se montra désagréable avec lui et ne cessa de le rabrouer.
En réalité, Verkhovensky était l’un des chefs d’une société secrète de révolutionnaires. Dans la province il avait constitué un groupe, dit le groupe des Cinq, rassemblant de jeunes notables. Il les réunit un soir en secret et leur explique qu’il a besoin de leur concours pour détruire la société actuelle : « Chacun de vous a une lourde tâche à accomplir. Vous êtes appelés à rénover une société décrépite et puante : que cette pensée stimule continuellement votre courage ! Tous vos efforts doivent tendre à ce que tout s’écroule, l’Etat et sa morale. Nous resterons seuls debout, nous qui sommes préparés depuis longtemps à prendre le pouvoir en main. » Voulant prévenir tout acte d’indiscipline, Verkhovensky déclare aux conjurés que d’autres groupes des Cinq existent à travers toute la Russie : « Vous n’êtes qu’une des mailles de l’immense réseau et vous devez obéir aveuglement au Comité central. »
Or l’un des membres du groupe, Chatov, un ancien étudiant, souhaitait faire défection. Depuis qu’il avait fait un voyage en Amérique, il s’interrogeait maintenant sur l’existence de Dieu et appelait ses anciens camarades « des démons ». Devant un tiers, il fit valoir son droit de s’affranchir de la tutelle de la société secrète : « Je leur ai déclaré honnêtement que nous étions en désaccord sur tous les points. C’est mon droit, le droit de ma conscience, de ma pensée… Je n’admettrai pas… Nulle force ne pourra… » Après avoir bredouillé ces quelques paroles, Chatov comprit qu’il était condamné et ajouta : « Oh ! ils ne connaissent que ça, eux : la peine de mort… »
Stavroguine illustre la théorie du bouc-émissaire,
telle qu’elle sera conceptualisée au vingtième siècle
par le philosophe René Girard
Dans son projet, Verkhovensky avait prévu un grand rôle pour Stavroguine, dont la beauté le fascinait et dont il voulait faire un symbole. Homme intelligent, Stavroguine comprit que Verkhovensky se donnait une importance qu’il n’avait pas et qu’il exagérait la force et l’étendue de son réseau aux prétendues « ramifications infinies ». Verkhovensky concéda à son interlocuteur que beaucoup de choses dans cette affaire étaient le fruit de son imagination : « J’invente tout exprès des titres et des fonctions ; j’institue des secrétaires, des émissaires secrets, des trésoriers, des présidents, des régistrateurs et leurs adjoints. Tout cela plaît beaucoup et a très bien pris. […] On a la foi, mais ce qui manque, c’est la volonté d’agir. Oui, c’est justement avec ces gens-là que le succès est possible. Je vous le dis : ils se jetteront dans le feu s’il le faut : il me suffira pour cela de leur reprocher la tiédeur de leurs convictions. » Entendant cela, Stavroguine qualifia Verkhovensky de bouffon et comprit qu’il allait avoir besoin d’une victime sacrificielle pour cimenter l’unité de son groupe. Stavroguine se gaussa tout en disant à Verkhovensky : « Poussez quatre membres de votre groupe à tuer le cinquième sous prétexte qu’il moucharde ; aussitôt qu’ils auront versé le sang, ils seront liés. Ils deviendront vos esclaves, ils n’oseront plus se rebeller et exiger des comptes. Ha, ha, ha ! » Par ces mots, Stavroguine illustre la théorie du bouc-émissaire, telle qu’elle sera conceptualisée au vingtième siècle par le philosophe René Girard.
Kirilov, c’est l’homme-suicide
Parmi les conjurés qui, pour reprendre son expression, « se jetteront dans le feu s’il le faut », Verkhovensky pouvait compter sur Erkel, un garçon aimant beaucoup sa mère, à laquelle il envoyait régulièrement la moitié de sa solde d’officier. Erkel était, selon le narrateur, un être docile, l’un de ces « petits sots » incapables de penser par eux-mêmes. Il était fanatiquement et puérilement dévoué à la Cause, ou plutôt à Verkhovensky : « Obéir était un besoin pour cette nature étriquée, avide de soumission, toujours au nom d’une "grande cause", d’une "grande idée" bien entendu. […] Sensible, doux et bon, Erkel était peut-être le plus impitoyable des conjurés, il allait prendre part au meurtre de Chatov sans la moindre haine personnelle, mais aussi sans la moindre hésitation. »
Très différent d’Erkel était Kirilov, un ingénieur civil ; il n’était pas un conjuré au sens strict, mais un homme décidé à se suicider et qui voulait donner une utilité à sa mort en la mettant au service de la Cause. Kirilov, qu’on pourrait qualifier d’homme-suicide, exposa à Verkhovensky son étrange projet : « J’ai résolu de mettre fin à ma vie parce que telle est mon idée, parce que je veux vaincre la terreur de la mort. » Le jour venu, à quelques minutes du moment où il doit se loger une balle dans la tête, Kirilov se met à réfléchir à voix haute en présence de Verkhovensky. Ce dernier perçoit des « symptômes dangereux », car la réflexion risque de se transformer en hésitation, puis en renoncement. Il le dit sans ambages à Kirilov : « Vous voulez réfléchir ; à mon avis il vaudrait mieux ne pas réfléchir, mais faire ça tout simplement. Vous commencez à m’inquiéter. »
Les terroristes ont des profils déroutants
Au milieu du drame qui se joue, il y a des scènes piquantes, telle la fête organisée par l’épouse du gouverneur de la ville. Le narrateur nous décrit les préparatifs de cette réception organisée au profit des institutrices de la province. Très vite se posa la question de savoir si le prix d’entrée devait comprendre l’accès au buffet, ce qui amputerait la recette de la soirée. Le grand écrivain Karmazinov, en résidence dans la province, accepta d’honorer la fête de sa présence. Il se fit prier de lire en avant-première les bonnes feuilles de son prochain livre, intitulé Merci, qui devait être l’occasion pour lui de faire ses adieux à la littérature.
C’est au cours de la fête que Stépane Trophimovitch dit ses quatre vérités sur les conjurés dont son fils est le meneur. Devant les spectateurs, il évoque d’abord ce qu’on appelle aujourd’hui le relativisme culturel : « Toute la question est de savoir si Shakespeare est supérieure à une paire de bottes ». Et, en français, il déclare à propos des comploteurs : « Oh ! ce sont des pauvres petits vauriens et rien de plus, de petits imbéciles, voilà le mot. » Or, le moins qu’on puisse dire est que les conjurés se prennent au sérieux. Les paroles de Stépane Trophimovitch ne vont pas empêcher la catastrophe.
Le dernier chapitre du livre est intitulé La Confession de Stavroguine et jette la lumière sur son comportement déviant. Stavroguine confesse en quoi il fut un possédé : « J’avais été possédé presque jusqu’à la démence par divers mauvais sentiments dans lesquels je m’obstinais passionnément, mais jamais jusqu’à perdre tout contrôle sur moi-même. »
Les Possédés sont un roman majeur de la littérature. Le livre est long, plus d’un millier de pages, et les personnages sont nombreux. Le lecteur qui a peur de se perdre dans tous ces noms russes, aura intérêt à marquer sur un papier l’identité de chaque personnage dès qu’il apparaît. Chez Dostoïevski, les individus ne sont pas interchangeables entre eux ; il n’y a pas deux conjurés qui ont le même profil psychologique et les mêmes motivations, ce qui donne au livre une bonne partie de sa richesse. A cela s’ajoute l’atmosphère de la petite ville de province qui est très bien rendue, on y croise des notables et des petites gens. Et, comme dans ses autres romans, Dostoïevski fait bénéficier le lecteur de son écriture très visuelle, qui permet d’imaginer avec aisance les scènes qu’il raconte.
A notre époque qui s’interroge sur le terrorisme et les racines du mal, la lecture des Possédés s’avère fort utile. Chez Dostoïevski, les jeunes gens violents ont des profils quelque peu déroutants : ce ne sont pas des marginaux, des exclus, mais des rejetons d’honorables familles, parfaitement insérés dans la société. Certains d’entre eux n’ont pas beaucoup de réflexion et sont aisément manipulables, tandis que d’autres, très instruits, se montrent intelligents et agissent de sang-froid. Ils sont habités par le Mal et n’ont aucune hésitation à semer la mort.
Les Possédés (Les Démons), de Dostoïevski, 1872, traduction de Boris de Schlœzer, 1955, collection Folio (Le roman est connu en français sous le titre des Possédés, mais, dans sa traduction de 1955, Boris de Schlœzer avait retenu le titre des Démons, qu’il jugeait plus fidèle à l’original).
08:41 Publié dans Fiction, Livre, Livre de fiction (roman, récit, nouvelle, théâtre), Religion, Société, XIXe siècle | Tags : les possédés, dostoïevski, les démons | Lien permanent | Commentaires (0)
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