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22/11/2021

Illusions perdues, de Balzac

L’œuvre capitale dans l’œuvre de Balzac

Illusions perdues

Lucien de Rubempré, un jeune homme très beau et plein d’esprit, rêve de devenir un écrivain célèbre. Monté à Paris, il se lance dans le journalisme, espérant ainsi obtenir la gloire, la puissance et l’argent. Mais il finira par se brûler les ailes. Dans ce roman foisonnant et riche en intrigues, Balzac démonte les rouages de la presse, s’inquiète de sa puissance, pointe ses dérives et prédit que le journalisme sera la folie de notre temps.

            Lucien de Rubempré est un garçon de vingt-deux ans, beau comme un dieu grec. Il est mince, blond, aux yeux bleus ; sa beauté est féminine, nous précise Balzac. En tout cas, les dames de la bonne société de son Angoulême natale se pâment devant lui. Il est plein d’esprit et écrit avec talent. La nature l’a gâté, mais il possède un défaut qui pourrait gâcher toutes ses qualités : il est vaniteux et a une haute idée de lui-même. Son véritable nom est Lucien Chardon, mais il prétend s’appeler Lucien de Rubempré, Rubempré étant le nom de jeune fille de sa mère, qu’il entend relever. Il veut acquérir la gloire, la puissance et l’argent. Ne doutant pas de son talent, il croit que son recueil de vers Les Marguerites et son roman L’Archer de Charles IX, s’ils étaient édités, rencontreraient tout de suite le succès et lui procureraient la gloire littéraire.

  Illusions perdues, Balzac, La Comédie humaine          Plein d’ambition, Lucien monte à Paris, bien décidé à percer dans les milieux littéraires. Ses manuscrits à la main, il va voir Dauriat, libraire-éditeur. Mais ce dernier dédaigne ses œuvres : il ne veut pas prendre le risque d’éditer un inconnu. Dauriat privilégie les écrivains qui ont déjà un nom connu et dont la notoriété assure le succès : « On n’entre ici qu’avec une réputation faite ! Devenez célèbre, et vous y trouverez des flots d’or » déclare Dauriat à Lucien ; lequel, dépité, répond : « Mais, Monsieur, si tous les libraires (libraires=éditeurs, NDLA] disent ce que vous dites, comment peut-on publier un premier livre ? »

Balzac prend le contre-pied de Walter Scott

            Lucien rencontre un jeune écrivain, Daniel d’Arthez : celui-ci accepte de lire le manuscrit de L’Archer de Charles IX, puis donne à Lucien quelques conseils pour améliorer son style narratif. C’est l’occasion pour Balzac, à travers d’Arthez, d’exposer sa conception du roman et de son mode de construction. Balzac, ou plus précisément d’Arthez, prend le contre-pied de Walter Scott : il déconseille à Lucien d’ouvrir son roman par un dialogue, la forme littéraire la plus facile ; il lui recommande de commencer par des descriptions qui doivent précéder le dialogue : « Que chez vous le dialogue soit la conséquence attendue qui couronne vos préparatifs ». Balzac en profite pour s’en prendre aux libraires-éditeurs, qui ont peur du risque et veulent absolument dénicher un Walter Scott à la française qui leur assurerait le succès ; il nous dit qu’ils ont tout faux et feraient mieux de faire preuve d’originalité : « Une des plus grandes niaiseries du commerce parisien est de vouloir trouver le succès dans les analogues, quand il est dans le contraire. » En conclusion, d’Arthez conseille à Lucien de remanier son manuscrit et de beaucoup travailler ; la route sera longue, mais à la longue, sa peine sera récompensée.

Il n’y a pas de meilleure publicité qu’une bonne polémique

            Parallèlement, Lucien fait une autre rencontre, celle d’un jeune journaliste, Etienne Lousteau, qui écrit des critiques de livres et de spectacles. Aussitôt, Lucien est fasciné par le métier de journaliste et les facilités qu’il procure : Lousteau entre sans payer dans les théâtres, et les gens importants sont pleins d’égard pour lui. Il fait miroiter à Lucien les possibilités que procure le métier, un métier facile à exercer, le journaliste n’ayant pas à faire preuve d’originalité. Comme le précise Lousteau, il est là pour relater et commenter le travail des autres : « Mon cher, travailler n’est pas le secret de la fortune en littérature, il s’agit d’exploiter le travail d’autrui. »

                        Les journalistes font la pluie et le beau temps, et leur arme suprême est de faire l’impasse totale sur un sujet, car il n’y pas de meilleure publicité qu’une bonne polémique pour assurer la notoriété d’un roman ou d’une pièce, selon Lousteau : « Les actrices payent aussi les éloges, mais les plus habiles payent les critiques, le silence est ce qu’elles redoutent le plus. Aussi une critique, faite pour être retoquée ailleurs, vaut-elle mieux et se paye-t-elle plus cher qu’un éloge tout sec, oublié le lendemain. La polémique, mon cher, est le piédestal des célébrités. »

            Dès qu’il a compris le pouvoir de la presse, Lucien veut en être et s’exclame : « Je triompherai ! » Daniel d’Arthez et ses amis du Cénacle le mettent en garde : « Tu serais si enchanté d’exercer le pouvoir, d’avoir droit de vie et de mort sur les œuvres de la pensée, que tu serais journaliste en deux mois. […] Tu n’as que trop les qualités du journaliste : le brillant et la soudaineté de la pensée. Tu ne refuseras jamais un trait d’esprit, dût-il faire pleurer ton ami. Je vois les journalistes aux foyers des théâtres, ils me font horreur. » Mais Lucien est décidé, sa voie est tracée ; il s’accroche et s’incruste dans Le Journal, où travaille Lousteau.

« Des articles lus aujourd’hui, oubliés demain,

ça ne vaut à mes yeux que ce qu’on les paye. »

Le journaliste dispose d’un pouvoir sur les autres : si un libraire-éditeur déplaît à un rédacteur, alors, même s’il publie un chef-d’œuvre, son livre sera assommé par la critique. Ainsi, quand le nommé Nathan publie un livre qui plaît particulièrement à Lucien, celui-ci a de bonnes raisons de vouloir le « démolir », mais il se sent incapable de dire du mal d’un livre auquel il a trouvé de grandes qualités. Or, « le journaliste est un acrobate », selon Lousteau, qui montre à Lucien par quel tour de force il peut changer les qualités du livre en défauts, tout en lui trouvant des mérites, afin de convaincre le lecteur de l’impartialité de sa critique.

Cette attitude, qui consiste à écrire le contraire de ce que l’on pense, est-elle choquante ? Non, répondent les journalistes ; car, comme le souligne un confrère nommé Blondet, « tout est bilatéral dans le domaine de la pensée. Les idées sont binaires. » Blondet, s’appuyant sur l’exemple de Rousseau, apostrophe Lucien : « Rousseau, dans La Nouvelle Héloïse, a écrit une lettre pour et une lettre contre le duel, oserais-tu prendre sur toi de déterminer sa véritable opinion ? » Somme tout, un journaliste sage et raisonnable ne doit pas mettre trop de lui-même dans ses articles, car, ainsi que le souligne un journaliste du nom de Vernou, « des articles lus aujourd’hui, oubliés demain, ça ne vaut à mes yeux que ce qu’on les paye. » Selon lui, les journalistes sont « des marchands de phrase ».

Balzac nous montre les journalistes travaillant dans l’urgence. A dix heures du soir, aucun article à publier le lendemain n’est encore écrit. Les rédacteurs se mettent au travail dans la nuit et « bâclent » leurs articles en quelques minutes. Un bon journaliste est un journaliste qui écrit rapidement et qui sait s’adapter à toute situation.

Lucien apprend vite. Il publie un premier article bien ficelé, salué par ses confrères. « Il a de l’esprit », dit un rédacteur ; « Son article est bien », dit un autre. En étalant ses qualités professionnelles, Lucien croit qu’il sera récompensé par une ascension rapide. Bien au contraire ; car Lousteau, celui-là même qui l’avait introduit au Journal, va le jalouser : « En regardant Lousteau, [Lucien] se disait : « Voilà un ami ! » sans se douter que déjà Lousteau le craignait comme un dangereux rival. Lucien avait eu le tort de montrer tout son esprit : un article terne l’eût admirablement servi. »

            Lucien sera victime de la jalousie de ses confrères, mais aussi de lui-même, de sa vanité et de ses faiblesses de caractère. Pourtant plein d’esprit, il prend tout au premier degré ; il boit les compliments qui lui sont adressés, sans douter de leur sincérité ; et il ne comprend pas qu’il affronte des adversaires qui voient plus loin que lui et jouent, si l'on peut dire, du billard à trois bandes.

Balzac nous met en garde contre la presse,

« ce cancer qui dévorera peut-être le pays »

            « Le journalisme sera la folie de notre temps ! » s’exclame, dans un élan visionnaire, un personnage du roman, qui anticipe le développement à venir de la presse. Dans la préface du livre, Balzac lui-même nous met en garde contre la presse, « ce cancer qui dévorera peut-être le pays ». Il s’inquiète de la puissance de la presse et pointe des dérives qui, deux siècles après la publication de son livre, n’ont fait que s’amplifier.

            Balzac accordait une importance première aux Illusions perdues, dont il disait que c’est « l’œuvre capitale dans l’œuvre ». Pourtant c’est un roman qui, au premier abord, semble difficile à lire. Le livre est épais, l’intrigue est foisonnante, et les personnages sont nombreux. Si le lecteur ne se montre pas patient, il aura du mal à accrocher et se découragera vite. Si, en revanche, il a l’esprit disponible, alors il se passionnera pour les aventures et les mésaventures de Lucien de Rubempré ; il sera emporté dans un tourbillon d’intrigues et de manipulations qui ne cesse d’enfler au fil des pages ; il trouvera le roman si riche que, après l’avoir refermé, toute lecture d’un autre auteur risque de lui paraître fade. Illusions perdues est une œuvre maîtresse de Balzac : son génie romanesque et son talent visionnaire éclatent au fur et à mesure que l’histoire avance.

            Déjà très riche en péripéties, les Illusions perdues sont la porte d’entrée de Splendeurs et misères des courtisanes, roman qui racontent la suite de l’histoire de Lucien de Rubempré, et qui s’annonce tout aussi passionnant. A la fin des Illusions perdues, le lecteur s’est tellement attaché à Lucien qu’il est navré d’avoir assisté à son naufrage. Il le laisse en si fâcheuse position, qu’il n’a qu’une envie : savoir ce qu’il advient de lui.

 

Illusions perdues de Balzac (1843), collections Folio, Garnier et Le Livre de Poche (On pourra préférer l’édition du Livre de Poche plus aérée, qui reprend la division en chapitres tels qu’ils furent publiés en feuilleton dans la presse.)