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31/08/2015

Le Quai des brumes, de Carné

Chef-d’œuvre du réalisme poétique

Le Quai des brumes

Le film vaut notamment pour les personnages, les situations, et les dialogues de Prévert qui sont passés à la postérité. Jean Gabin déclare à Michèle Morgan : « T’as de beaux yeux, tu sais. » Il faut aussi mentionner les décors de Trauner et la musique de Jaubert.

            Truffaut considérait Le Quai des brumes comme le chef-d’œuvre du réalisme poétique. Cette appellation désigne des films qui furent tournés dans les années trente et quarante, dont des ouvriers sont les personnages principaux, et dans lesquels la réalité s’efface à un moment ou à un autre pour laisser la place au fantastique. On a d’ailleurs aussi utilisé l’expression de fantastique social pour désigner ces films quasi-contemporains du Front populaire.

       Le Quai des brumes, Marcel Carné, gabin, Michèle Morgan, Michel Simon, Pierre Brasseur, Robert Le Vigan     Ici l’histoire se passe au Havre, ville portuaire et ouvrière par excellence. Un soldat de la coloniale, Jean, cherche à tout prix à s’embarquer pour prendre le large. Mais comment faire quand on n’a pas d’argent, que l’on est déserteur et que l’on ne dispose même pas de vêtements civils ? Jean fait deux rencontres quasi-providentielles : Michel, un peintre raté fatigué de la vie, qui mesure la même taille que lui et qui veut bien lui laisser ses vêtements avant de partir ; et Nelly, une jeune fille qui veut bien lui donner quelques billets. Mais il va se heurter à deux individus peu recommandables : Zabel, l’étrange parrain de Nelly, et Lucien, un mauvais garçon qui a des vues sur elle.

            Jean est incarné par Jean Gabin, acteur n°1 du cinéma français depuis son succès dans Pépé le Moko. Son personnage rêve des nouveaux horizons et d’un avenir meilleur ; il déclare : « Jusqu’ici la vie a été vache avec moi, mais je l’aime. » Le spectateur éprouve un vilain plaisir à contempler Gabin distribuer les paires de claque. Lui-même reconnaît ne pas se contrôler quand on l’énerve, surtout quand on veut lui prendre Nelly. La jeune fille est incarnée par Michèle Morgan, qui fêta ses dix-huit ans sur le tournage du film. Son parrain Zabel est interprété par un Michel Simon barbu, qui porte un col cassé, un pantalon rayé et un chapeau melon. Il aime écouter de la musique religieuse et tient à ce que l’on s’exprime correctement. Lui-même respecte la concordance des temps : « Si Dieu voulut que je mourusses de mort violente… », et il reprend Lucien qui a utilisé le mot buter au lieu de tuer. Zabel fait preuve de courtoisie et d’élégance dans l’exécution de ses basses œuvres. Quant à Lucien, il est interprété par Pierre Brasseur. Il est habillé en bourgeois et possède une auto. Il roule des mécaniques, mais quand Jean le gifle il est sur le point de pleurer. Quant à Michel le peintre raté, il est incarné par un Robert Le Vigan qui tient des propos énigmatiques tels que « je peins les choses qui sont derrière les choses. »

La plupart de scènes se passent la nuit,

dans le Havre des années trente, aujourd’hui disparu

            Tous ces personnages sont très humains, ils ont leur part de fragilité et sont en manque d’amour. Ils ont beau être ouvriers ou mauvais garçons, l’argent n’est pas vraiment un problème pour eux, surtout quand on voit Nelly donner des billets à Jean. Ici il n’y aucun misérabilisme ; le réalisme poétique, ce n’est pas du sous-Zola. Cependant, comme chez Zola, les personnages n’échappent pas à leur destin tragique et le décor a une grand importance. Dans ce film, les docks, les cargos et le brouillard ont quelque chose d’irréel. La plupart des scènes se déroulent la nuit dans le Havre des années trente, aujourd’hui disparu suite aux bombardements de la Seconde Guerre mondiale. Les décors sont dus à Alexandre Trauner, considéré comme le plus grand décorateur de l’histoire du cinéma. La musique est signée Maurice Jaubert et renforce l’atmosphère dramatique de l’histoire. Moins que l’intrigue qui n’est pas très linéaire, ce sont les personnages et les situations dans lesquels ils sont plongés qui font la force de ce film. L’une des scènes les plus mémorables se déroule dans une fête foraine, avec un tour d’autos tamponneuses qui se finit par une nouvelle correction infligée à Lucien. Les dialogues de Prévert sont passés à la postérité, c’est à lui que l’on doit cette déclaration que Jean fait à Nelly : « T’as de beaux yeux, tu sais. »

            A ce stade, l’auteur de ces lignes se rend compte qu’il a cité les acteurs, le dialoguiste, le compositeur et le décorateur, mais il a omis de mentionner le réalisateur du film, Marcel Carné. Et c’est là que commence la polémique. A force d’insister sur les dialogues de Prévert, les décors de Trauner, la musique de Jaubert et les numéros d’acteurs, Gabin et Michel Simon en tête, on finit par négliger Carné. Certains critiques, notamment Truffaut, minimisèrent son rôle. Jeanson, qui fut lui-même le dialoguiste de Carné pour Hôtel du Nord, eut ce mot cruel : « Ah, Carné ! l’une des milles et une inventions de Prévert… »Aujourd’hui, avec le recul, les spécialistes du cinéma ont un jugement plus nuancé. Ainsi Tavernier, tout en considérant que Carné sans Prévert ne savait pas faire un casting, lui reconnaît néanmoins le mérite d’avoir respecté les scénarios de Prévert et d’avoir tenu tête aux producteurs qui entendaient les dénaturer.

 

Le Quai des brumes, de Marcel Carné, 1938, avec Jean Gabin, Michèle Morgan, Michel Simon, Pierre Brasseur et Robert Le Vigan, DVD StudioCanal.

11/05/2015

Violence et passion, de Visconti

Histoire du vieil homme qui s’éveilla à la vie

Violence et passion

Sous la direction de Visconti, Burt Lancaster est plein de dignité et de grandeur dans le rôle d’un professeur issu d’une vieille famille de l’aristocratie italienne. Il vit seul dans son palais, entouré de ses livres et de ses tableaux. Alors qu’il aime la tranquillité, il accepte des locataires bruyants et grossiers, qui bouleversent ses habitudes.

            Violence et passion est l’avant-dernier film de Visconti. Le réalisateur était déjà malade quand il entreprit le tournage de cette œuvre aux allures de testament. Dix ans après Le Guépard, il retrouvait Burt Lancaster qui incarne à nouveau un aristocrate italien. Le nom de son personnage n’est jamais mentionné, il est uniquement désigné sous le titre de professeur. Il est le dernier rejeton d’une des plus vieilles familles d’Italie et vit seul dans son palais, ou plus précisément dans l’appartement qu’il s’est réservé à l’intérieur de son palais. Il a pour compagnons ses livres, ses tableaux et sa bonne. Cette vie en solitaire lui donne pleine satisfaction, tant il aime le silence. Même les pas de sa bonne le déconcentrent dans son travail.

      Violence et passion, Visconti,  Burt Lancaster, Silvana Mangano,Helmut Berger      Un jour, il reçoit la visite de la marquise Brumonti, qui demande à louer l’appartement au-dessus du sien. Ne voulant pas perdre sa tranquillité, le professeur refuse. Mais la marquise insiste, et, à force de persuasion et d’habileté, elle finit par lui arracher son consentement. Elle prend possession des lieux en compagnie de sa fille unique et de l’ami de cette dernière. En réalité, elle destine l’appartement à son jeune amant. La marquise entretient un gigolo, Conrad, qui a quinze ans de moins qu’elle.

            La cohabitation s’avère difficile entre le professeur et ses voisins du dessus. Ils sont bruyants et grossiers, alors que le professeur est posé et discret. Il doit supporter leurs disputes, d’autant plus que la marquise et Conrad entretiennent des relations orageuses. Le professeur, qui voit son quotidien bouleversé, veut mettre à la porte ses locataires. Mais Conrad finit par attirer son attention. Malgré son manque évident de savoir-vivre, le jeune homme montre un réel intérêt pour la musique et la peinture. Les commentaires qu’il fait en découvrant la collection du professeur sont pleins de pertinence.

            Le professeur se prend d’affection pour Conrad, avec qui il développe une relation quasi-filiale. Parallèlement, il s’adapte aux habitudes de ses voisins. Alors que le professeur n’avait jusqu’ici aucune interaction avec le monde extérieur, ses locataires, eux, sont en perpétuelle interaction. Ils vivent leur vie intensément, quitte à avoir entre eux des relations passionnelles. En dépit de leur style de vie très différent, ils deviennent peu à peu sa famille d’adoption.

            Sur le tard, le professeur s’éveille à la vie, comme s’il était sorti d’un long sommeil. A force de se concentrer sur ses livres et ses études, il s’était isolé dans un monde abstrait et était passé à côté de l’essentiel, c’est-à-dire le monde qui l’entoure. Il apprend à vivre en interaction avec les autres et ainsi il découvre la vie, mais déjà la mort est au pas de sa porte.

            Tout le film se déroule dans le décor somptueux du palais du professeur. Comme au théâtre, Visconti respecte l’unité de lieu chère aux classiques. Burt Lancaster est plein de dignité et de grandeur dans le rôle du vieil homme. Sa rencontre avec Visconti lui aura permis de montrer qu’il était un acteur complet. Burt Lancaster l’enfant des rues de New-York, le joueur de base-ball, l’acrobate de cirque, donne vraiment  l’impression d’être né dans une vieille famille de l’aristocratie italienne. Quant à Conrad, il est interprété par Helmut Berger, qui, deux ans plus tôt, avait incarné Louis II de Bavière dans Ludwig ou le crépuscule des dieux, du même Visconti.

 

Violence et passion, de Luchino Visconti, 1974, avec Burt Lancaster, Silvana Mangano et Helmut Berger, DVD Gaumont.

09/02/2015

Les Risques du métier, de Cayatte

Brel instituteur calomnié

Les Risques du métier

Dans un village de la France profonde, trois fillettes accusent leur instituteur d’attentats à la pudeur. Jacques Brel joue le rôle de l’instituteur dans ce film d’André Cayatte, cinéaste connu pour dénoncer les injustices de la justice. Les Risques du métier a été tourné en 1967, à une époque où le mot pédophilie n’était pas encore entré dans le dictionnaire.

            Jean Cornec fut pendant vingt-cinq ans le président de la FCPE, principale fédération de parents d’élèves de l’enseignement public. Sa longévité à la tête de l’organisation fut telle, qu’il devint presque l’incarnation de l’école laïque et de ses combats. Jean Cornec et son épouse Simone étaient avocats. Ils eurent à défendre des professeurs accusés d’attentats à la pudeur. Dans bien des cas les accusations étaient infondées. Forts de leur expérience, Simone et Jean Cornec écrivirent un livre intitulé Les Risques du métier.

     les risques du métier,cayatte,brel,emmanuelle riva,rené darry       En 1967, le cinéaste André Cayatte adapta le livre à l’écran. Cayatte est connu pour dénoncer au cinéma les injustices de la justice. Il écrivit un scénario en collaboration avec l’homme de télévision Armand Jamot, producteur de l’émission Les Dossiers de l’écran. Ils n’eurent qu’à puiser dans les affaires exposées par Simone et Jean Cornec, pour construire l’intrigue.

            Le film se passe dans un village de la France profonde. Les premières images sont éloquentes. Une fillette, cartable à la main, revient en pleurs à la maison. Son chemisier est déchiré. Elle porte des traces de griffes. Quand sa mère l’interroge, elle répond que c’est l’instituteur qui lui a fait cela. Les parents sont décidés à porter plainte. Deux autres fillettes accusent l’instituteur.

            Avant même que la police commence son enquête, la rumeur se répand déjà dans le village. Bien qu’il n’y ait pour le moment pas l’ombre d’une preuve contre lui, l’instituteur se retrouve isolé. Même le maire, qui croit en son innocence, essaye de le convaincre de quitter la commune de son plein gré, afin que la concorde revienne.

            L’instituteur est marié, mais n’a pas d’enfant. Sa femme développe un sentiment de culpabilité : si elle avait pu avoir un enfant, son mari serait entré dans le monde des parents et ne serait pas considéré comme un Dom Juan. L’instituteur se montre maladroit et son épouse, très psychologue, le lui fait remarquer. Il rudoie l’une des élèves qui se sent attirée par lui, et la traite en bébé au lieu de la considérer comme une femme.

Le code pénal

prévoit la plus grande rigueur

si le coupable est instituteur ou ministre du culte

            Dans la France de 1967, les élèves, aux allures de petites filles modèles, se montrent bien élevées quand elles répondent aux questions des policiers : « Oui, Monsieur […]. Non, Monsieur […]. Je ne sais pas, Monsieur […]. » En revanche, les policiers, eux, procèdent à des interrogatoires musclés. Ils ne mettent pas de gant pour demander à une élève si elle est « allée faire des galipettes avec un petit m…eux de [son] âge. »

            A la différence des inspecteurs, le juge d’instruction, qui appartient à un autre univers professionnel, choisit soigneusement ses mots et enveloppe ses questions. Il demande à l’une des fillettes (comprendre une jeune fille) si elle a eu « des rapports intimes » avec l’instituteur et si elle « lui a cédé. » Sur la foi des accusations portées contre lui, le juge inculpe l’instituteur, qui tombe sous le coup de l’article 333. Le code pénal de 1810 prévoit la plus grande rigueur dans ce type de situation : « en cas de viol et de tout autre attentat à la pudeur commis contre un enfant de moins de quinze ans, la peine sera celle des travaux forcés à perpétuité si le coupable est instituteur ou ministre du culte ». La seule différence, en 1967, est que depuis peu les travaux forcés à perpétuité ont été remplacés par la réclusion à perpétuité.

            Les trois jeunes accusatrices ne disent évidemment pas la vérité, mais mentent-elles pour autant ? Un enfant aime à raconter des histoires, il aime à s’inventer des mondes imaginaires, si bien que la frontière entre la réalité et l’imaginaire n’est pas forcément très claire.

            A la sortie du film, la prestation de Jacques Brel dans le rôle de l’instituteur fut saluée. Brel venait de faire ses adieux à la scène et entamait une nouvelle carrière, au cinéma. Emmanuelle Riva, dans le rôle de la femme de l’instituteur, est émouvante. Sa voix au timbre rendu célèbre par le film Hiroshima mon amour, la rend bouleversante.

            On peut trouver des défauts au film : comme souvent chez Cayatte, le côté démonstratif est un peu forcé, les retours en arrière peuvent paraître pesants, et certains procédés de la mise en scène sont artificiels.

            Depuis les années 1990, la société est régulièrement secouée par des affaires dites de pédophilie. Mais, en 1967, le phénomène n’était pas médiatisé comme aujourd’hui et le grand public y était moins sensible. Le mot « pédophilie » n’était pas encore entré dans le dictionnaire.

            Les Risques du métier reste un film d’actualité.

 

Les Risques du métier, d’André Cayatte, 1967, avec Jacques Brel, Emmanuelle Riva et René Darry, DVD Gaumont.