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24/08/2015

Bel-Ami, de Maupassant

L’irrésistible ascension d’un être amoral

Bel-Ami

Journaliste dénué de scrupule, Georges Duroy, dit Bel-Ami, est prêt à prendre tous les moyens possibles pour assouvir son ambition. Fort de son pouvoir de séduction, il multiplie les conquêtes et se sert des femmes pour accéder à la richesse et aux honneurs. Maupassant fait de Bel-Ami un être amoral, narcissique et sans conviction, qui évolue dans un milieu, celui des élites politiques, financières et intellectuelles, qui est peu reluisant.

            « Le monde est aux forts. Il faut être fort. Il faut être au-dessus de tout. » Telle est la leçon que Georges Duroy tire de l’existence, et qui le guide dans la vie. A force de cynisme et de calculs, il arrive en seulement quelques mois à se faire un nom dans le journalisme et à devenir une personnalité du tout Paris. Pourtant rien ne semblait écrit à l’avance. Au départ, Georges Duroy est un garçon de vingt-huit ans qui est simple employé de bureau. Il végète aux Chemins de fer et enrage de sa modeste position, lui qui se croit promis aux plus hautes destinées. Mais comment s’élever dans la société quand on est sans le sou et sans relation. Un jour, la chance lui sourit quand par hasard il croise Charles Forestier, un ancien camarade de régiment, qu’il a connu en Algérie. Forestier est devenu journaliste et dirige la politique à La Vie française. Autant dire qu’il a réussi dans l’existence. Il se propose d’aider son camarade Duroy et le fait entrer au journal, à un poste modeste pour commencer.

   Bel-Ami, maupassant         A la manière de Lucien de Rubempré dans Illusions perdues, Duroy est fasciné par les facilités qu’offre le métier. Comme chez Balzac, le journaliste ne paie pas sa place au spectacle ; en entrant aux Folies-Bergères, alors que Duroy lui fait remarquer qu’il a omis de passer au guichet, Forestier lui répond d’un ton important : « Avec moi on ne paie pas. »

            Un soir, Duroy est invité à dîner chez Forestier en présence de M. Walter, directeur de La Vie française. Au cours du repas, Duroy brille en racontant son séjour en Afrique, il captive son auditoire au point que M. Walter lui commande une série d’articles sous le titre Souvenirs d’un chasseur d’Afrique. Rentré chez lui, Duroy est poursuivi par l’article à rédiger et sent que son cerveau ne sera soulagé qu’une fois la tâche accomplie. Il se lance aussitôt dans le travail d’écriture, mais sèche devant la page blanche. Il lui est impossible de mettre noir sur blanc les souvenirs d’Afrique qu’il avait spontanément et brillamment racontés au dîner. Les mots ne viennent pas et les idées ne s’enchaînent pas. Le lendemain matin, Duroy reste complètement paralysé et ne voit plus qu’une solution, s’en remettre à Forestier pour qu’il le dépanne. Complètement débordé ce jour-là, Forestier lui conseille d’aller voir sa femme, qui est sa collaboratrice et qui pourra lui donner un coup de main. Recevant Duroy, Mme Forestier lui déclare : « Oui, je vous arrangerai la chose. Je ferai la sauce, mais il me faut le plat. » Comme un prêtre au confessionnal, elle le presse de questions et lui demande un maximum de détails. Grâce à son savoir-faire, elle met en forme les souvenirs de Duroy, elle brode et invente des détails susceptibles d’accrocher l’attention du lecteur, pratiquant ce qu’on appellerait aujourd’hui le « bidonnage ». Auprès de Mme Forestier, Duroy apprend le métier et prend de l’aisance en rédigeant des échos pour La Vie française, si bien qu’au bout de quelques temps il acquiert ce que Maupassant appelle la « souplesse de la plume. »

Dans l’exercice de l’activité de journaliste, Duroy

compense son absence de bagage culturel par son caractère et son culot

            Duroy n’a pas fait d’études et n’est pas cultivé. Quand devant lui un rédacteur fait référence à Balzac, il ne comprend pas, n’ayant jamais lu Balzac de sa vie. Mais peu importe que Duroy soit un être inculte, il compense cette lacune par sa force de caractère : il est volontaire, roublard, débrouillard et plein de culot. Bref, il a les qualités requises pour l’exercice du métier de journaliste. Duroy réussit même à ce que son absence de bagage culturel soit un atout. Dépourvu de conviction, il n’a aucun état d’âme à mettre sa plume au service des idées défendues par son employeur. Maupassant donne en exemple un confrère de Duroy qui « passait d’une rédaction dans une autre comme on change de restaurant, s’apercevant à peine que la cuisine n’avait pas tout à fait le même goût. » Or, poursuit Maupassant, « les inspirateurs et véritables rédacteurs de La Vie française étaient une demi-douzaine de députés intéressés dans toutes les spéculations que lançait ou que soutenait le directeur. On les nommait à la Chambre “la bande à Walter” et on les enviait parce qu’ils devaient gagner de l’argent avec lui et par lui. » Duroy, par sa souplesse d’esprit, devient l’homme de la situation. Il gravit les échelons à La Vie française et devient indispensable à ses commanditaires. Mais malheur à qui viendrait le limiter au rôle d’idiot utile ! Duroy n’est pas né de la dernière pluie et entend compter parmi les bénéficiaires des combinaisons de la bande à Walter.

            Duroy a conscience de sa valeur. C’est un être narcissique qui aime à se contempler dans un miroir. Il est conscient du charme qu’il exerce auprès des dames et se trouve lui-même « pris d’un grand désir d’amour ». Dès lors, il réussit à concilier son plaisir et son intérêt. Il sait que c’est par l’intermédiaire des femmes du monde qu’il peut parvenir au sommet. Son objectif en tête, il multiplie les conquêtes. Dans un premier temps il séduit Mme de Marelle, dont la famille lui trouve le surnom de Bel-Ami. A ses débuts, c’est Mme de Marelle qui l’entretient et lui procure le train de vie nécessaire à ses projets. D’autres conquêtes suivront.

Bel-Ami sait rompre toute liaison

qui ne lui est plus d’aucune utilité

            Un soir, Duroy raccompagne le poète Norbert de Varenne, l’une des plus prestigieuses signatures de La Vie française. Alors qu’ils échangent tous les deux, Varenne lui avoue, à son âge avancé, être « hanté par la peur de la mort ». Il poursuit : « Une vie ! quelques jours, et puis plus rien. On naît, on grandit, on est heureux, on attend, puis on meurt. » Duroy médite les paroles de Varenne sur l’absurdité de la vie et se forge sa propre philosophie. Il en arrive à la conclusion qu’il faut se montrer fort : « Chacun pour soi. La victoire est aux audacieux. Tout n’est que de l’égoïsme. L’égoïsme pour l’ambition et la fortune vaut mieux que l’égoïsme pour la femme et pour l’amour. » Fort de sa volonté de réussir, Bel-Ami met son principe en application. Dorénavant les femmes ne seront plus un but, mais exclusivement le moyen d’arriver à ses fins. L’homme à femmes qu’il est se résoudra à rompre toute liaison qui n’est plus d’aucune utilité. Il consacrera ses forces à conquérir les femmes qui peuvent le faire progresser dans sa carrière. L’accumulation d’argent devient primordiale à ses yeux. Pour reprendre une expression de Maupassant à propos des combinaisons politiques, il ne faut pas dire à son sujet « Cherchez la femme », mais « Cherchez l’affaire ».

            Par ailleurs, Duroy aime les honneurs et ne résiste pas à ce qui brille. Il obtient la Légion d’honneur et, pour satisfaire sa vanité, il parvient à transformer son patronyme en jouant sur le nom de plume qu’il s’est attribué. Au cours du roman, Georges Duroy devient officiellement Georges Du Roy du Cantel.

            Comme l’ensemble de l’œuvre de Maupassant, Bel-Ami est un livre facile à lire. Peut-être encore aujourd’hui se trouvera-t-il des lecteurs épris de bons sentiments, qui éprouveront du dégoût face à l’accumulation de tant de bassesses. En réalité, Du Roy n’est pas un être immoral, mais amoral. Il est convaincu de l’absurdité de la vie et conclut que seule la réussite, sa réussite, lui permettra de donner un sens à son existence. Maupassant ne s’attaque pas aux institutions en tant que telles, il ne sape pas la société sur ses bases, il ne juge pas les hommes, mais montre quel peut être leur comportement.

 

Bel-Ami, de Maupassant, 1885, collections Le Livre de poche, Folio, Garnier Flammarion et Pocket.