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29/05/2017

La Comtesse aux pieds nus, (The Barefoot Contessa), de Mankiewicz

Cendrillon au XXème siècle

La Comtesse aux pieds nus

(The Barefoot Contessa)

Une jeune femme nommée Maria Vargas devient une grande actrice de cinéma. Elle réussit sa vie professionnelle, mais échoue dans sa vie personnelle. Bercée d’illusions, elle découvre à ses dépens que la vie n’est pas un conte de fées. Ava Gardner trouve dans ce film le meilleur rôle de sa carrière. Mankiewicz, qui s’est inspiré du conte de Cendrillon, arrive, une fois de plus, à manipuler le spectateur.

            Il était une fois une jeune femme qui rêvait de rencontrer son prince charmant. Née dans une famille pauvre d’Espagne, elle avait pour habitude, étant enfant, de se réfugier pieds nus dans la fange, pour échapper aux bombardements de la Guerre civile. Toute petite, elle rêvait déjà de l’Amour, du Grand Amour. Parvenue à l’âge adulte, elle devint danseuse dans un cabaret de Madrid. C’est là qu’elle fit la connaissance d’Harry Dawes, metteur en scène et scénariste réputé d’Hollywood.

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             En premier lieu, si le producteur Kirk Edwards a souhaité la rencontrer, c’est moins en raison de son talent que pour la conquérir. Les raisons professionnelles qu’il avance ne sont qu’un prétexte pour tomber toute femme qu’il convoite. Kirk Edwards est un millionnaire et avant tout un héritier, un enfant gâté, qui doit sa fortune à son père. Attendu qu’il paie de sa poche les films qu’il produit, Kirk Edwards s’arroge tous les droits : il traite Harry Dawes en valet et fait valoir son droit de posséder Maria comme n’importe quel bien qu’il a acheté. La conduite de Kirk Edwards à son égard est pour elle l’occasion d’une première déception.

            Après s’être refusée à lui, elle le quitte pour un autre millionnaire du nom d’Alberto Bravano. Bravano est aussi oisif que Kirk Edwards, mais il est  moins hypocrite. Alors que le producteur est fier de la fortune dont il n’a fait qu’hériter, Bravano se montre plus lucide en reconnaissant que, quand on possède déjà cent millions, il n’y a aucun mérite à gagner dix millions supplémentaires : « C’est l’enfance de l’art », conclut-il. Dès qu’il prend conscience que Maria lui résiste, il n’insiste pas, du moment que les apparences sont sauves ; car peu lui importe de ne pas posséder Maria, tant que le monde entier croit qu’elle est à lui. Bravano est ce genre d’homme qui pense que ce qui compte dans la vie, ce n’est pas ce qu’on est, mais l’image qu’on donne de soi. Pour Maria, sa rencontre avec cet homme sans manière et sans retenue aura été l’occasion d’une nouvelle déception.

              Après ces deux désillusions, Maria a enfin l’immense bonheur de trouver son prince charmant en la personne du comte Torlato. C’est un authentique aristocrate, ultime rejeton d’une grande famille italienne. Homme distingué et élégant, il lui propose de mener une vie de princesse dans un vaste palais. Maria est conquise et se jette dans ses bras. Elle l’épouse et devient comtesse Torlato, rendant ainsi sa vie conforme à son rêve. Mais ne se berce-t-elle pas à nouveau d’illusions ? A-t-elle pris le temps d’apprendre à connaître le comte et d’aller au-delà des apparences ?

 Un film est sensé,

tandis que la vie est insensée

            Dans ce film, il est maintes fois fait référence à Cendrillon. Et, ainsi que Mankiewicz l’a affirmé à plusieurs reprises, La Comtesse aux pieds nus est une version moderne du conte. Maria va de désillusions en désillusions et peine à comprendre que la vie n’est pas un conte de fées. Elle est une éternelle insatisfaite qui n’arrive pas à trouver le bonheur. Son accomplissement professionnel est complet – c’est une vedette reconnue -, mais elle ne s’estime pas comblée tant qu’elle ne sera pas arrivée à s’accomplir en tant que femme, dans sa vie personnelle. Et c’est là qu’est l’échec. Elle n’est pas arrivée à se satisfaire de ce que la vie lui apportait.

         Le personnage d’Harry Dawes est le double cinématographique de Mankiewicz. Comme lui, il est à la fois réalisateur et scénariste. C’est un être désabusé. Assez ironiquement, il s’adresse directement au spectateur pour le prévenir que ce qu’il regarde n’est pas un film, mais la réalité. Or, ajoute Dawes, « un film est sensé, tandis que la vie est insensée. » Pendant que Maria s’aveugle, lui, il voit venir la tragédie approcher à grands pas ; car il est doté d’un sixième sens commun aux metteurs en scène et aux romanciers, qui fait d’eux des voyants et les placent au-dessus du commun.

Le plan d’ouverture au cimetière

ne prend toute sa dimension qu’à la fin du film

            Chez Mankiewicz, les millionnaires de la jet-set sont des êtres vulgaires, qui ont des manies de nouveaux riches et qui se croient tout permis. Les aristocrates ont certes des manières plus policées, mais, en réalité, ils ne valent guère mieux : ils sont en constante représentation et ne savent que donner des ordres aux larbins. Mankiewicz montre, dans un casino de la Côte d’Azur, un prétendant à un trône quelconque d’Europe : ses interlocuteurs lui parlent avec déférence et le traitent en vrai roi, alors que c’est un être pathétique qui ne règne que sur les tables de jeu.

            En comparaison, le comte Torlato apparaît d’emblée comme un être supérieur ; et rien ne laisse supposer que le mariage qu’il propose à Maria dissimule une union funèbre. Il ne se préoccupe guère de son sort à elle et de ce qui pourrait lui arriver ; prenant prétexte de la devise de la famille : « Che sarà sarà » (« Ce qui doit advenir adviendra »), il décide de mettre les événements appelés à s’enchaîner sur le compte de la fatalité. Maria ne comprend pas qu’elle a épousé un homme névrosé et morbide, et se trompe en croyant qu’il se résignera à ce qu’elle conçoive un enfant avec un domestique. Le comte Torlato n’est certainement pas l’équivalent italien de Lord Chaterley. Dès lors, le drame est inéluctable.

            Ce film est passionnant à plus d’un titre. Le dialogue de Mankiewicz est brillant. Il se peut qu’il y ait des spectateurs pour le trouver trop encombrant, et c’est vrai qu’il est abondant, probablement trop abondant. Cependant ce film ne saurait être réduit à du théâtre filmé ; car, comme à son habitude, Mankiewicz use habilement de l’image pour manipuler le spectateur. Ainsi, la scène d’ouverture, relative à l’enterrement de Maria, ne prend toute sa dimension qu’à la fin du film, quand, de retour au cimetière, le plan s’élargit, dévoilant au spectateur des éléments que le réalisateur s’était bien gardé de lui montrer au début. Mankiewicz développe là tout un art du cadrage.

            Humphrey Bogart interprète le personnage d’Harry Dawes. Bien que ne jouant pas un « privé », il traîne un imperméable Burberry qui rend sa silhouette aisément reconnaissable. Ava Gardner trouve probablement dans le personnage de Maria le meilleur rôle de sa carrière. Elle est inoubliable quand elle danse pieds nus au milieu des bohémiens.

 

La Comtesse aux pieds nus (The Barefoot Contessa), de Joseph L. Mankiewicz, 1954, avec Humphrey Bogart, Ava Gardner, Edmond O’Brien, Marius Goring, Valentina Cortesa et Rossano Brazzi, DVD 20th Century Fox.

 

PS : la devise des Torlato, « Che sarà sarà », a inspiré la chanson Que sera sera, chantée par Doris Day dans L’Homme qui en savait trop (The Man who knew too much), d’Hitchcock.

26/01/2015

Eve (All about Eve), de Mankiewicz

Le portrait d’une arriviste

Eve

(All about Eve)

Ce film couronné d’Oscars raconte l’ascension fulgurante d’Eve Harrington, comédienne de théâtre. En l’espace de quelques mois, la jeune femme sort de l’ombre et devient une actrice adulée du public et reconnue de la critique. Au fur et à mesure que l’intrigue progresse, Eve apparait sous son véritable visage. Dans ce film, comme à son habitude, Mankiewicz manipule le spectateur et se joue de lui.

            New-York, un soir de 1949. La grande famille du théâtre est rassemblée dans les salons d’un hôtel de la ville pour assister à une cérémonie rituelle : la remise du prix Sarah-Siddons. Cette année-là, la plus haute distinction du théâtre est attribuée à Eve Harrington. Cette jeune actrice était encore inconnue il y a peu, mais en quelques mois elle a réussi à percer dans le métier. Ses prestations ont été acclamées par le public et saluées par la critique dans un élan d’unanimité. Son talent va de pair avec la modestie et la gentillesse qui la caractérisent. Entourée de ses nombreux amis, Eve Harrington reçoit son prix.

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            Auprès de Margo, Eve se montre serviable, pleine d’attention et toujours de bonne humeur. Peu à peu elle se rend indispensable. Elle s’incruste au sein de l’entourage de la comédienne, et, à force de persuasion, elle finit par obtenir un rôle de doublure.

            En réalité, aucun acte n’est gratuit chez Eve. Tout obéit à un calcul. Ses offres de service sont intéressées. Tout est dirigé vers un unique but : monter sur les planches pour y briller et, ensuite, supplanter Margo. Eve est une dissimulatrice qui cache bien son jeu et trompe son monde. Ces grands intellectuels qui écrivent pour Margo et qui forment son entourage, ne voient pas clair dans le jeu d’Eve. Ils croient voir une jeune fille humble là où il n’y a qu’une arriviste. Ces êtres réputés supérieurement intelligents se font berner par la jeune femme.

Dans ce film, les apparences

sont trompeuses

            Le spectateur, lui aussi, se laisse berner. Mankiewicz le manipule et se joue de lui. A la fin du film, le cinéaste boucle la boucle en revenant à la scène d’ouverture, à savoir la remise du prix Sarah-Siddons à Eve Harrington, et là, la scène d’ouverture prend une tout autre signification.

            Dans ce film, les apparences sont trompeuses. Il faut enlever son masque à Eve pour connaitre son vrai visage. Quand les lumières sont braquées sur elle, elle se montre mielleuse ; mais, par derrière, tous les moyens lui sont bons pour arriver à ses fins. A l’opposé, Margot paraît remplie de défauts, elle est colérique et centrée sur elle-même. En réalité, elle est trop sensible et trop franche pour se montrer capable du moindre calcul. Margo est passionnée de théâtre, elle ne s’épanouit que sur les planches, tandis qu’Eve n’utilise la scène que pour briller. C’est une arriviste qui court après la célébrité.

            Ann Baxter est pleine de fraicheur dans le rôle d’Eve. Bette Davis joue Margo Channing, grande comédienne qui a dépassé la quarantaine, mais qui prétend encore jouer les jeunes femmes de vingt-six ans. George Sanders, dans le rôle du critique Addison de Witt, publie un article cinglant à ce sujet. Opposant Eve à Margo, il reproche à cette dernière de persister à incarner les jeunes filles. Mais la critique est injuste. A-t-on jamais reproché à Sarah Bernhardt de créer le rôle de l’Aiglon, tout juste âgé de dix-huit ans, alors qu’elle-même avait cinquante ans passés.

            Le film a un côté théâtre – c’est le cas de le dire – qui est propre à l’œuvre de Mankiewicz. L’ensemble est volontairement statique et les dialogues sont littéraires, les acteurs ne changeant pas un mot au texte écrit par Mankiewicz. Le son est très clair, si bien qu’il est préférable de voir le film en version originale pour bien profiter du jeu des acteurs et du timbre de voix, si particulier, de George Sanders.

            Eve fut couvert d’Oscars, il fut couronné meilleur film de l’année 1949, et Mankiewicz gagna l’Oscar du meilleur réalisateur, récompense qu’il avait déjà obtenue l’année précédente pour son film Chaînes conjugales (A letter to three wives). Et la réalité finit par rejoindre la fiction quand, quelques années plus tard, le prix Sarah-Siddons fut effectivement créé. Bette Davis compta parmi ses lauréats.

 

Eve (All about Eve), de Joseph L. Mankiewicz, 1949, avec Ann Baxter, Bette Davis, Georges Sanders et Marylin Monroe, DVD 20th Century Fox.