23/10/2017
La Lectrice, de Michel Deville
Film intellectuel et sensuel
La Lectrice
Miou-Miou fait des lectures à domicile. Elle lit aussi bien du Maupassant que du Tolstoï ou du Marguerite Duras. Au cours des séances, certains de ses clients la dévorent des yeux et se sentent attirés par elle. Michel Deville a réalisé un film original et insolite, à la fois sensuel et intellectuel.
Michel Deville se souvient que, quand il fit part à ses producteurs de son intention de réaliser un film sur la lecture, il vit des sourcils se froncer autour de lui : le sujet paraissait anti-cinématographique et le risque était grand d’obtenir un film ennuyeux. Une fois les réticences levées, Michel Deville s’attaqua à l’écriture de son film, adapté du livre La Lectrice, de Raymond Jean. Le réalisateur construisit son histoire en pensant à Miou-Miou, qu’il plaça au centre du film.
Dans la scène d’ouverture, le personnage de Miou-Miou lit au lit. A la demande de son compagnon assis à côté d’elle, elle fait la lecture à haute voix du roman La Lectrice. Peu à peu, elle s’identifie à l’héroïne dont elle lit l’histoire, elle prend conscience à son tour de son talent de lectrice et a envie d’en faire profiter les autres. Miou-Miou publie alors une annonce dans un journal local ; le texte est ainsi libellé : « Jeune femme propose lecture à domicile. »
Au fur et à mesure, elle se constitue une clientèle et le spectateur l’accompagne de rendez-vous en rendez-vous : un adolescent cloué dans un fauteuil roulant, la veuve d’un général, une petite fille, un magistrat en retraite et un P-DG. Au cours de ces séances, Miou-Miou, assise en face de son client, lit des œuvres à la demande : un conte de Maupassant ; Les Fleurs du mal, de Baudelaire ; Guerre et paix, de Tolstoï ; Le Capital, de Karl Marx ; L’Amant, de Marguerite Duras…
Quand elle lit, Miou-Miou fait preuve d’une telle sensualité, notamment dans la voix, que certains de ses clients semblent envoûtés. L’adolescent est comme hypnotisé et la dévore des yeux. Quand au P-DG, il ne tourne pas autour du pot, il se montre démonstratif et lui fait comprendre que c’est elle qui est l’objet de son désir. Sa seule intention est de l’entraîner dans son lit, sur lequel elle pourra poursuivre ses séances de lecture.
La perversité atteint peut-être son comble, quand le magistrat en retraite joué par Pierre Dux, rosette à la boutonnière, l’invite à lire des pages du marquis de Sade. On ne sait s’il se délecte davantage à contempler Miou-Miou ou à entendre du Sade.
A l’étranger, pour un public choisi, La Lectrice représenta
la quintessence de l’esprit français,
à la fois littéraire et libertin
On ne peut imaginer ce film sans Miou-Miou. Elle réussit la performance de faire preuve à la fois de douceur et de vivacité. Elle est très bien dirigée par Michel Deville qui exigea d’elle une certaine rapidité dans les scènes de lecture. Le rythme est très important dans ce film, qui, contrairement à ce qu’on pourrait supposer, ne peut être taxé de lenteur. Patrick Chenais est un P-DG échevelé, au sens propre comme au sens figuré. Vivant dans un stress permanent, il est toujours pressé et peine à finir ses phrases. Son caractère désordonné contraste avec la douceur de Miou-Miou.
Le film est comme divisé en chapitres, chaque chapitre correspondant à une séance de lecture. On voit Miou-Miou déambuler dans les rues pour aller d’un rendez-vous à l’autre. Elle gambade en mesure sur une sonate de Beethoven que l’on entend régulièrement dans ce film, qui est tout autant musical que littéraire. Il y a même de fortes chances pour qu’une fois le film fini, la musique de Beethoven continue de trotter dans la tête du spectateur.
A sa sortie, en 1988, La Lectrice obtint dans l’ensemble de bonnes critiques et fut récompensé d’un certain nombre de prix à l’étranger. Pour un public choisi, que ce soit aux Etats-Unis, au Canada, au Brésil ou au Japon, La Lectrice représenta la quintessence de l’esprit français, à la fois littéraire et libertin. C’est d’ailleurs une France idéalisée qui apparaît à l’écran. Le film fut tourné à Arles : on y voit de vieilles maisons, des ruelles, des terrasses de café, des promeneurs ; mais pas de supermarchés, pas de grands ensembles et peu d’automobiles. C’est une France provinciale et tranquille qui fait appel aux services de Miou-Miou, ce qui fait ressortir d’autant la perversité de sa clientèle.
Il se peut que certains spectateurs restent insensibles, trouvent les situations bien égrillardes et se disent que la virtuosité du réalisateur ne saurait sauver son œuvre de l’ennui. Et il est vrai que l’on peut avoir l’impression que Michel Deville a profité de l’occasion pour projeter ses propres fantasmes. Pourtant l’image de Miou-Miou, lunettes sur le nez, en train de faire la lecture frappe le spectateur et s’imprime dans son cerveau pour longtemps. Et puis, le thème du film n’est pas banal ; sans aucun doute, La Lectrice est un film original, presqu’insolite.
A l’époque, l’ambassadeur de France au Japon s’était pris de passion pour ce film. A l’issue d’une séance de projection à Tokyo, il pria l’actrice de bien vouloir passer chez lui le lendemain, pour lui faire lecture de ses livres préférés. Miou-Miou ne donna pas suite à l’invitation et repartit pour la France.
La Lectrice, de Michel Deville, 1988, avec Miou-Miou, Patrick Chenais, Maria Casarès, Pierre Dux, Régis Royer et Marianne Denicourt, DVD Gaumont.
10:48 Publié dans Etude de moeurs, Film | Tags : la lectrice, michel deville, miou-miou, patrick chenais, maria casarès, pierre dux, régis royer, marianne denicourt | Lien permanent | Commentaires (0)
24/03/2014
Les Justes, d'Albert Camus
La justice au-dessus de tout ?
Les Justes
La pièce fut créée sur scène en 1949, avec Serge Reggiani, Maria Casarès et Michel Bouquet dans les rôles principaux. Camus s’est inspiré d’un fait réel : l’assassinat, en 1905, du grand-duc Serge. La pièce est vivante, les dialogues sont concis et les réflexions philosophiques ne sont pas pesantes du tout.
Le grand-duc Serge doit mourir. Ainsi en a décidé le groupe de combat du parti socialiste révolutionnaire. Son exécution est destinée à hâter la libération du peuple russe. Ses déplacements sont maintenant connus. Les terroristes se réunissent pour établir un plan d’action. Le poète Kaliayev se porte volontaire pour lancer la bombe sur sa voiture du grand-duc. Kaliayev est épris de justice ; c’est un militant résolu de la cause, mais c’est aussi un humaniste. Or, le jour dit, il s’apprête à lancer son engin quand il s’aperçoit que le grand-duc est accompagné de ses deux jeunes neveux, qui ont pris place à ses côtés. Kaliayev hésite. Une cause aussi juste que celle de la révolution autorise-t-elle à tuer des enfants innocents ?
Dans son introduction aux Justes, Albert Camus explique qu’il s’est inspiré d’un fait réel : l’assassinat, en 1905, du grand-duc Serge, oncle du tsar Nicolas II. Les situations sont historiques. Camus a même conservé au héros son véritable nom, Kaliayev. Si, bien sûr, il est préférable de voir les pièces de théâtre sur scène avec des acteurs en chair et en os, les pièces étant faites pour être jouées, il faut cependant reconnaître que Les Justes se lit très facilement. La pièce est vivante, les dialogues sont concis, les réflexions philosophiques ne sont pas pesantes et, comme dans un film d’action, nous vivons l’attentat « en direct ».
Camus glisse dans la bouche des personnages des réflexions récurrentes dans son œuvre. La justice est-elle au dessus-de tout ? Ou encore, y a-t-il quelque chose qui puisse justifier la mort d’un enfant innocent ? Si Kalayev hésite, en revanche son camarade Stepan, lui, a la réponse : oui, les deux neveux du grand-duc doivent mourir. Peut-être sont-ils innocents. Mais renoncer, du fait d’une sensiblerie hors de propos, retardera la libération du peuple russe. Et, pendant tout ce temps perdu, des milliers d’enfants mourront de faim. Or, selon Stepan, « la mort par la bombe est un enchantement à côté de cette mort-là ». Qu’importe que les justiciers soient des assassins, seul le résultat compte ; la mort du grand-duc est un acte de justice.
Les Justes fut créée en 1949, avec le jeune Serge Reggiani dans le rôle d’un Kalliayev tourmenté. La fragile Maria Casarès jouait Dora, terroriste plus âgée que ses camarades, riche de son expérience. Sa réflexion lui fait dire : si la révolution tolère que des enfants soient broyés par des bombes, alors l’humanité entière haïra la révolution.
Quant à Michel Bouquet, alors âgé de vingt-quatre ans, on l’imagine aisément dans le rôle de Stepan, terroriste froid et déterminé, qui ne va pas se laisser attendrir par la mort de deux enfants, fussent-ils innocents. Le même Michel Bouquet jouera un rôle analogue dans Katia,de Robert Siodmak (film à la mauvaise réputation injustifiée). Là encore, il interprètera un terroriste implacable appartenant à une organisation qui prononce la condamnation à mort du tsar Alexandre II.
Les Justes, d’Albert Camus (1949), pièce créée, sur une mise en scène de Jacques Hébertot, par Maria Casarès, Serge Reggiani et Michel Bouquet, collection Folio.
09:05 Publié dans Fiction, Histoire, Livre, Livre de fiction (roman, récit, nouvelle, théâtre), Théâtre | Tags : les justes, camus, jacques hébertot, maria casarès, reggiani, michel bouquet | Lien permanent | Commentaires (0)