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24/02/2014

Clemenceau, de Michel Winock

Le destin extraordinaire d’un révolutionnaire patriote

Clemenceau

Le récit de Michel Winock est vivant et facile à lire. Jeune homme, Clemenceau fut emprisonné par le Second Empire ; à l’âge mûr, il fut un député d’extrême gauche tombeur de ministères ; vieillard il devint le père La Victoire. Non seulement Winock nous raconte la vie de Clemenceau, mais en plus il nous replonge dans l’histoire de la IIIème République et nous montre qu’il y avait jadis une gauche républicaine et patriote.

            Georges Clemenceau est vendéen, mais un Vendéen « bleu », d’une famille républicaine. Son père est médecin, mais, vivant de ses rentes, n’a quasiment jamais exercé. Georges plaisantait là-dessus, disant « Heureusement qu’il n’a jamais eu un seul malade – il le tuait net ! » Le fils marche sur les traces du père en faisant des études de médecine. Il soutient sa thèse de doctorat en 1865 ; il dira plus tard de sa thèse « Oh ! ça n’a aucun intérêt. C’est une compilation. » Mais déjà la politique le passionne. Il s’oppose au Second Empire et à la domination de l’Eglise catholique. Etudiant, avec des camarades il prend l’engagement écrit de ne jamais recevoir de sacrement : « Pas de prêtre à la naissance ! Pas de prêtre au mariage ! Pas de prêtre à la mort ! » Fils de son siècle et du positivisme, Clemenceau restera toujours fidèle à l’athéisme de sa jeunesse.

 clemenceau,michel winock           Le Second Empire l’emprisonne à Mazas et, à se libération, Clemenceau s’exile aux Etats-Unis. Il y reste de 1865 à 1869. De fait, Clemenceau sera l’un des rares hommes politiques de sa génération à parler couramment l’anglais et à avoir vu de l’intérieur le fonctionnement de la grande démocratie américaine. C’est de là probablement que vient son attachement au capitalisme ou tout au moins son opposition au collectivisme naissant.

            En 1870, il est élu maire de Montmartre. Tout en comprenant le peuple de Paris, partisan de la poursuite de la guerre contre les Prussiens, il s’oppose à la Commune et à ses excès. Il ne fuit pas le danger et prend des risques. Il va à la rencontre de la populace pour tenter de sauver deux généraux versaillais qu’elle a capturés. Clemenceau arrive trop tard et manque lui-même de se faire tuer par la foule en délire. Il ne perd pas son sang-froid et s’explique avec les meneurs. Il sauve sa peau de justesse. Grande leçon donnée par Clemenceau : l’homme politique ne doit pas fuir le danger, mais l’affronter.

Gambetta, Hugo et Clemenceau, contre la paix avec l’Allemagne

            En 1871, Clemenceau est élu député. Avec Gambetta et d’autres, il s’oppose à l’armistice et à la cession de l’Alsace et de la Lorraine à l’Allemagne. On l’a oublié aujourd’hui, mais à l’époque le patriotisme est une valeur de gauche. Ainsi un illustre député républicain, Victor Hugo, se prononce pour la poursuite de la guerre, parce que la France ne peut décemment accepter la perte de l’Alsace-Lorraine. Mais la majorité monarchiste de l’assemblée vote la paix au prix des cessions territoriales.

            Battu aux élections suivantes, Clemenceau fait son retour à la chambre en 1876. Il est député radical, c'est-à-dire qu’il est partisan de réformes radicales destinées à établir rapidement les fondements de la République ; autrement dit, il siège à l’extrême gauche. Il s’oppose à Gambetta et à Jules Ferry, chefs de file des « opportunistes », qui privilégient une politique de petits pas afin de ne pas effrayer la bourgeoisie et de la rallier au nouveau régime. Clemenceau, lui, trouve que les choses ne vont pas assez vite et, tout en restant opposé au collectivisme, il déplore l’absence de grande réforme sociale.

            Dans les années 1880, Clemenceau se dresse contre la politique coloniale de Ferry. Le président du Conseil des ministres lance la France dans la conquête d’un empire, considérant qu’il en va de la grandeur du pays. Clemenceau s’y oppose au nom des droits de l’homme… et parce que la politique coloniale va détourner la France de ce qui doit être son objectif principal : le reconquête des provinces perdues. Le mérite de Michel Winock est de nous replonger dans le débat de l’époque, sans anachronisme. Si aujourd’hui nous avons tendance à donner raison à Clemenceau, Ferry faisait valoir, lui aussi, de solides arguments que Winock nous expose

            Clemenceau provoque la chute de Ferry et gagne sa réputation de tombeur de ministères. Il a le verbe haut et, contrairement à l’usage qui veut qu’un orateur reste imperturbable, il n’hésite pas, lui, à répondre du tac-au-tac aux parlementaires qui interrompent ses prises de parole. Il se bat aussi en duel quand il le faut, car un homme politique doit risquer sa vie pour laver son honneur. Ces duels au pistolet finissent en général bien, par une légère blessure au pire, mais un drame reste possible.

Clemenceau éclaboussé par « Panama »

            Clemenceau, tombeur de ministère, est aussi un manipulateur. Quand le général Boulanger, ardent patriote, commence à faire parler de lui, Clemenceau le soutient par derrière. Boulanger présente l’avantage, rare à l’époque, d’être un général républicain. Nommé ministre de la Guerre, il n’hésite pas à épurer les cadres de l’armée et à en rayer les princes des maisons de France. Sans être boulangiste lui-même, Clemenceau utilise Boulanger contre ses adversaires. Mais dès qu’il comprend que le général mène une aventure personnelle au parfum d’antiparlementarisme, Clemenceau s’en détache et le combat.

            Clemenceau se tire sans heurt de l’aventure Boulanger et poursuit sa carrière politique. C’est le scandale de Panama qui le mettra à terre. La classe politique est éclaboussée. De nombreux élus, appelés les chéquards, ont été arrosés par un escroc, Cornélius Herz. Clemenceau n’a pas touché un centime. Mais il croyait pouvoir tirer les ficelles de cette affaire. Or il apparaît qu’il a compté Herz parmi ses proches et que l’escroc a aidé son journal La Justice. Clemenceau semble coupable d’avoir été bien imprudent. Malgré sa harangue célèbre aux électeurs du Var (« Où sont les millions ? »), il est battu aux élections de 93. C’en est fini de Clemenceau.

            Il se retire de la vie politique et se consacre exclusivement au journalisme. C’est par l’affaire Dreyfus qu’il revient dans le jeu. Comme Jean Jaurès, dans un premier temps il croit Dreyfus coupable et, bien qu’opposé à la peine capitale, il s’étonne de la clémence du conseil de guerre qui a renoncé à condamner à mort un homme reconnu coupable du crime de haute trahison. Mais dès que Clemenceau prend connaissance du caractère irrégulier du procès, il se prononce tout de suite pour la révision. Il précise qu’il ne sait pas si Dreyfus est coupable ou innocent, et réclame simplement l’application stricte du droit. Une fois convaincu de l’innocence du capitaine, Clemenceau se bat pour qu’elle soit établie. C’est lui, en tant que directeur de L’Aurore, qui publie le lettre ouverte d’Emile Zola au président de la République, et c’est lui qui place en une le titre « J’accuse ! »

            Clemenceau fait son retour dans l’arène politique en 1902, en tant que sénateur. Lorsqu’Aristide Briand présente aux parlementaires la proposition de loi portant sur la séparation des Eglises et de l’Etat, Clemenceau, qui réclamait depuis longtemps la séparation, trouve le texte trop favorable aux catholiques, mais finit par le voter. Attention cependant, l’athée Clemenceau, qui combat le pouvoir de l’Eglise catholique, n’est pas forcément là où on l’attend. S’il est un ardent partisan de la laïcité, de l’expulsion des congrégations, il se prononce aussi pour la liberté d’enseignement. Sa prise de position en faveur de la séparation le rend impopulaire à droite, tandis que son soutien à la coexistence de l’école catholique et de l’école publique mécontente la gauche.

A 65 ans, Clemenceau devient ministre pour la première fois

            La forte personnalité de Clemenceau, son caractère imprévisible le maintenait à l’extérieur des gouvernements. C’est seulement en 1906, à l’âge de 65 ans, qu’il devient ministre pour la première fois. Il prend l’Intérieur et devient, comme il aime à le dire, le premier des flics de France. A ce titre, il modernise l’institution et fonde les brigades mobiles, rebaptisées plus tard par la télévision « les brigades du Tigre ». Lui, l’anticlérical, suspend les inventaires dans les églises, qui provoquaient des manifestations de colère de catholiques, déclarant : « Nous trouvons que la question de savoir si l’on comptera ou ne comptera pas les chandeliers dans une église ne vaut pas une vie humaine. » Bientôt il cumule le portefeuille de l’Intérieur avec la présidence du Conseil des ministres. Et lui, Clemenceau, le radical, le social, le républicain d’extrême gauche, se heurte aux grandes manifestations ouvrières et paysannes de 1906-1907. Or, s’il est un homme de dialogue, Clemenceau est avant tout un homme d’ordre qui entend défendre, par la force s’il le faut, le droit des non-grévistes de travailler alors que leurs camarades grévistes les empêchent de rejoindre leur poste de travail.

            Le ministère Clemenceau tombe en 1909, sans qu’il ait fait voter une seule loi sociale. La loi sur le repos hebdomadaire avait été votée juste avant, et la création de l’impôt sur le revenu est rejetée par le Sénat. Clemenceau, redevenu sénateur, ne peut empêcher l’élection à la présidence de la République de son vieil ennemi, Raymond Poincaré. Il s’inquiète de la menace allemande et déplore le manque de préparation de la France. Il se déclare pour le service militaire de trois ans. En cela, il s’oppose à Jean Jaurès, il le juge naïf de croire que l’internationalisme va désarmer les nationalismes.

            De 1914 à 1917, Clemenceau se livre à une guerre de mots, dénonçant dans son journal et au Sénat la faillite des gouvernements successifs dans leurs tentatives de gagner la guerre. Il faut attendre que la situation soit sans issue pour qu’en 1917 Poincaré se décide à faire appel à Clemenceau dans l’espoir de restaurer la situation. Même certains de ses ennemis de droite, comme Léon Daudet, estiment que lui seul, par sa volonté, est en mesure de sauver ce qui peut l’être. Clemenceau, président du Conseil et ministre de la Guerre, mobilise les énergies, il se rend sur le front, marche dans la boue des tranchées, et n’hésite pas à prendre des risques en s’avançant à la portée des unités allemandes. Clemenceau est un patriote héritier des révolutionnaires de 1793, partisan de la nation en armes.

Le 11 novembre 1918, Clemenceau pleure

            En février 1918, l’Allemagne conclut la paix de Brest-Litovsk avec la Russie et peut ainsi masser toutes ses troupes sur le front occidental. Les Alliés ont de quoi être inquiets : si le front est percé, l’Allemagne emportera la victoire définitive. Clemenceau, comme Poincaré, est effaré du pessimisme du général Pétain, qui n’est plus, selon eux, l’homme de la situation. Il lui préfère Foch pour prendre le commandement suprême des forces alliées. Bien que Winock ne soit pas très explicite, on comprend que Clemenceau admire en Foch son optimisme à toute épreuve et son inclination pour une stratégie offensive. Lorsque, le 11 novembre 1918, Clemenceau apprend la signature de l’armistice, il verse des larmes et découvre l’immense popularité dont il jouit, y compris dans les milieux catholiques. Lui, l’élu d’extrême gauche, le tombeur de ministères, est devenu « le Père la Victoire ». Plus tard, il recevra un hommage inattendu, et peut-être exagéré, de la part Kronprinz ; le prince héritier de la couronne allemande écrira dans ses mémoires : « La cause principale de la défaite allemande ? Clemenceau. Oui, Clemenceau fut le principal artisan de notre défaite […] Si nous avions eu un Clemenceau, nous n’aurions pas perdu la guerre. »

            Pour récompenser les Poilus de leur sacrifice et en dépit de la situation économique et financière, Clemenceau fait voter une vieille revendication ouvrière : la journée de huit heures. Puis il consacre ses efforts à la diplomatie. Winock parle de la paix difficile de Versailles et montre que certains ont reproché à Clemenceau d’être trop dur avec l’Allemagne, tandis que d’autres lui ont reproché d’être trop conciliant. Ce sera d’ailleurs l’origine de sa brouille définitive avec Foch, qui critiquera son manque de fermeté supposé pour que la France garde le contrôle de la rive gauche du Rhin. Pourtant Clemenceau reste lucide sur le retour de la menace allemande. Dans son dernier livre, il met en garde les Français contre le retour de « l’empire germanique ». Cet écrit posthume sera publié en 1930, un an après sa mort.

            Winock accompagne sa biographie d’une introduction et d’une conclusion dans laquelle il affiche son ambition : fournir des repères aux Français du XXIème siècle et leur montrer qu’avant la gauche actuelle il existait une autre gauche républicaine et patriote. En cela, Winock est convaincant. Cependant l’ouvrage aurait gagné à une relecture plus attentive : quelques phrases sont mal tournées. Le chapitre intitulé « Clemenceau écrivain » est un peu long. Il manque aussi quelques faits marquants, comme la célèbre réponse de Clemenceau à une interpellation au Parlement, en 1918 (« Politique intérieure ? Je fais la guerre ! Politique extérieure ? Je fais la guerre ! Je fais toujours la guerre ! »). Néanmoins les qualités du livre l’emportent largement sur ces défauts mineurs. Le récit de Winock est très vivant. Au-delà d’une leçon politique, l’auteur nous offre en Clemenceau un modèle de combativité : jamais il ne renonce.

 

Clemenceau, de Michel Winock (2007), éditions Perrin et collection Tempus.

17/02/2014

Sous le ciel de Paris, de Julien Duvivier

Vingt-quatre heures au cœur du peuple de Paris

Sous le ciel de Paris

Julien Duvivier offre une plongée d’une journée au cœur de Paris. Pendant vingt-quatre heures des gens simples vont voir leur destin s’entrecroiser et leur vie basculer. Les personnages sont plein de vie, on y entend une célèbre chanson et pourtant le film est sombre

            Pour la postérité, Sous le ciel de Paris est d’abord une chanson qui aura été interprétée par les plus grands : Piaf, Montand, Mireille Mathieu, Claveau, les Compagnons de la chanson… Quelques personnes se souviennent peut-être que ce morceau est tiré d’un film de Julien Duvivier, dont le titre complet, indiqué au générique, est Sous le ciel de Paris coule la Seine.

       sous le ciel de paris,duvivier,brigitte auber,paul frankeur,françois périer,jeanson     Tourné à l’été 1950, le film nous offre une plongée d’une journée dans la vie de la capitale, du lever au coucher du soleil. Ce  ne sont pas les monuments qui intéressent Duvivier, mais les habitants qui font vivre la ville, et de préférence les gens simples. Pendant vingt-quatre heures, nous suivons la destinée d’une jeune fille de province débarquant gare d’Austerlitz ; nous rencontrons son fiancé qui passe ce jour le concours d’internat de médecine à l’Hôtel-Dieu ; au même moment une vieille demoiselle de soixante-et-onze ans cherche dans son quartier de la nourriture pour ses chats ; une petite fille rentre de l’école tremblant de peur à la perspective de montrer à ses parents son médiocre carnet de notes ; un peintre névrosé succombe à ses démons ; quai de Javel, des ouvriers se mettent en grève ; le chanteur Jean Bretonnière leur donne une aubade, il crée la chanson Sous le ciel de Paris à l’intention de l’un des ouvriers dont la famille célèbre l’anniversaire de mariage au cours d’un pique-nique sur les berges de la Seine.

            Pendant vingt-quatre heures nous suivons tous ces personnages dont les destins vont s’entrecroiser. Le soleil est là, Paris resplendit, les personnages sont pleins de vie et les enfants sont gouailleurs. Malgré tout, l’histoire virera au tragique, voire au tragi-comique. Il faut dire que les films de Duvivier sont en général sombres et pessimistes. Ici, Duvivier raconte une histoire qui, par sa noirceur, rappelle un autre de ses films : La Belle Equipe, tourné avec Jean Gabin, en plein Front populaire. On y voyait des ouvriers monter une guinguette et, au final, échouer dans leur entreprise.

            Sous le ciel de Paris a François Périer pour narrateur. Le commentaire, écrit par Henri Jeanson, est plein d’ironie. Son texte peut paraître lourd au premier abord, mais au fur et à mesure que le film avance, le spectateur est pris par les personnages et se demande comment la journée finira pour chacun d’entre eux. Il n’y a pas de vedette dans ce film ; Duvivier avait préféré miser sur des acteurs inconnus. Seuls Brigitte Auber, qui tournera sous la direction d’Hitchcock, et Paul Frankeur feront carrière.

 

Sous le ciel de Paris, de Julien Duvivier (1951), avec Brigitte Auber, Paul Frankeur et la voix de François Périer, DVD René Chateau Vidéo.

10/02/2014

Mont-Oriol, de Maupassant

Lecture à éviter avant d'aller en cure

Mont-Oriol

Maupassant s’attaque au thermalisme, alors en plein boom en cette fin du XIXème siècle. William Andermatt, banquier de son état, lance une ville d’eau qu’il baptise Mont-Oriol. Il rallie à son projet des médecins plus préoccupés de leur carrière que de l’honneur de la médecine. Le thermalisme, selon Maupassant, est d’abord une affaire d’argent.

            Deux intrigues se superposent dans Mont-Oriol. En premier lieu, Maupassant fait le récit d’un adultère. Christiane de Ravanel, fille du marquis de Ravanel, a épousé le banquier William Andermatt dans le but que sa fortune arrose toute la famille de Ravanel. Au sein du couple, aucun enfant ne vient. Pour lutter contre la stérilité, Christiane suit une cure, quand elle tombe amoureuse de Paul Brétigny, un aventurier, avec qui elle va tromper son mari. En parallèle de cette première intrigue, Maupassant conte la naissance et le développement de la station thermale de Mont-Oriol. Et c’est ce second récit qui est le plus original et le plus passionnant. Maupassant nous fait vivre en direct la fondation d’une ville d’eaux, et nous fait visiter ses coulisses peu ragoûtantes.

     mont-oriol,maupassant       Au début du roman, le thermalisme n’est qu’à ses balbutiements. Christiane suit son traitement dans la toute petite station d’Enval. Tout de suite nous constatons que Maupassant n’aime pas les médecins. Dès le début du livre, il règle son compte au docteur Bonnefille, inspecteur de la station d’Enval, qui rédige ses ordonnances comme s’il s’agissait d’ordonnances de justice ; selon Maupassant, on croyait lire : « Attendu que M. X… est atteint d’une maladie chronique, incurable et mortelle ; il prendra : 1°) Du sulfate de quinine qui le rendra sourd et lui fera perdre la mémoire ; 2°) Du bromure de potassium qui lui détruira l’estomac […] et fera fétide son haleine […]. »

            Quand Andermatt vient rejoindre sa femme à Enval, il assiste à la découverte d’une source sur les terres du vieux paysan Oriol. Aussitôt, l’homme d’argent et entrepreneur qu’est Andermatt comprend le profit qu’il peut en tirer. Il va fonder, ou plutôt pour reprendre son expression, il va « lancer » une ville d’eaux, car le thermalisme, avant d’être une aventure médicale, est une aventure économique et financière. Andermatt expose son projet à sa belle-famille qui reste dubitative. Devant son beau-frère Gontran de Ravanel, qui décidément n’a pas le sens des affaires, Andermatt s’exclame plein d’enthousiasme : « Ah ! vous ne comprenez pas, vous autres, comme c’est amusant, les affaires, non pas les affaires des commerçants ou des marchands, mais les grandes affaires, les nôtres ! […] Nous sommes les puissants d’aujourd’hui, voilà, les vrais, les seuls puissants ! Tenez, regardez ce village, ce pauvre village ! J’en ferai une ville, moi, une ville blanche, pleine de grands hôtels qui seront pleins de monde, avec des ascenseurs, des domestiques, des voitures, une foule de riche servie par une foule de pauvres […]. »

Il s’agit de vendre l’eau comme n’importe quel produit

            Andermatt lance sa ville d’eau qu’il baptisera Mont-Oriol, et il déclare à son conseil d’administration que c’est grâce à la publicité faite par les médecins que son affaire prospèrera : « La grande question moderne, Messieurs, c’est la réclame ; elle est le dieu du commerce et de l’industrie contemporains. Hors la réclame, pas de salut. […] Nous autres, Messieurs, nous voulons vendre de l’eau. C’est par les médecins que nous devons conquérir le malades. » Et Andermatt se fait plus précis encore : certes non, il ne s’agit pas de corrompre les médecins, mais de se montrer habile pour gagner leurs faveurs.

            Un médecin parisien, le Dr Latonne, est nommé inspecteur des eaux de la toute nouvelle station de Mont-Oriol. Auparavant Latonne n’avait pas de mots assez durs pour critiquer les méthodes du thermalisme, mais maintenant qu’il a accédé à un poste d’importance, il en loue les vertus : « Le docteur Latonne, l’année précédente, médisait les lavages d’estomac préconisés et pratiqués par le docteur Bonnefille dans l’établissement dont il était l’inspecteur. Mais les temps avaient modifié son opinion et la sonde Baraduc était devenue le grand instrument de torture du nouvel inspecteur qui la plongeait dans tous les œsophages avec une joie enfantine. » Sa méthode frise l’imposture et, au fil des pages, en voyant la succes story qu’est le développement de Mont-Oriol, nous aurons l’impression d’assister à une véritable mascarade dont des médecins se font les complices.

            Comme souvent chez Maupassant, les personnages se montrent cyniques et égoïstes, préoccupés seulement par le devenir de leur petite personne. Certains lecteurs seront peut-être atterrés de son ardeur à démolir le thermalisme et l’honneur de la médecine. Peut-être Maupassant est-il injuste, mais il sait raconter une histoire et nous apprend à ne pas être crédules.

 

Mont-Oriol de Maupassant (1886), collection Folio.