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04/06/2018

L'Ile des Pingouins, d'Anatole France

Conte corrosif à déconseiller aux esprits bien-pensants

L’Ile des Pingouins

Sous forme de chronique, Anatole France raconte l’histoire de la Pingouinie à travers les siècles. Il se montre plein d’ironie, ne respecte rien et se moque de tout, notamment des institutions et en particulier de l’Eglise. A mots couverts, il livre une version parodique de l’histoire de France.

            En ouverture de son livre, Anatole France, athée passionné de théologie, s’interroge sur les sacrements de l’Eglise et leur validité. Pour bien se faire comprendre, il propose sa propre version de la légende de saint Maël, lequel baptisa les pingouins. Venu de Bretagne, il échoua sur leur île, située quelque part dans l’ « océan de glace » ; il les évangélisa et leur donna le baptême. Le sacrement leur fut accordé précipitamment, ce qui causa, dit Anatole France, « une extrême surprise » au Paradis. En effet, le baptême donné à des animaux est-il valide ? Le Seigneur, lui-même embarrassé, réunit une assemblée pour en discuter. Au cours de la réunion, saint Patrick prit la parole et déclara : « Le sacrement du baptême est nul quand il est donné à des oiseaux, comme le sacrement du mariage est nul quand il est donné à un eunuque. » Saint Augustin soutint l’idée contraire : « C’est la forme qui opère », dit-il ; et saint Gal précisa : « La validité d’un sacrement dépend uniquement de la forme ». Saint Maël ayant respecté la forme, comment sortir de l’impasse ? Sainte Catherine, appelée à la rescousse, proposa une solution correcte au Seigneur ; elle lui dit : « Je vous supplie, Seigneur, de donner aux pingouins du vieillard Maël une tête et un buste humain, afin qu’ils puissent vous louer dignement, et leur accorder une âme immortelle, mais petite. » C’est ainsi que les pingouins opérèrent leur métamorphose et sortirent de la zoologie pour entrer dans l’histoire des hommes.

            Se fanatole france,l'ile des pingouinsaisant chroniqueur, Anatole France raconte (de manière un peu décousue, il est vrai) l’histoire de la Pingouinie. Il s’intéresse notamment à la mise en place de la fiscalité. Au cours d’une assemblée de notables présidée par Maël, l’institution d’un système de contribution est discutée. Mario, un riche laboureur, se fait le porte-parole des plus aisés ; et, devant saint Maël, il se dit prêt à donner tout ce qu’il possède. Mais, très habilement, il écarte tout projet d’impôt sur le revenu et plaide pour l’instauration de ce que nous appelons, de nos jours, la TVA. Sa déclaration est assez longue ; en voici l’essentiel, qu’il est bon de lire à voix haute : « O Maël, ô mon père, j’estime qu’il est juste que chacun contribue aux dépenses publiques et aux frais de l’Eglise. Pour ce qui est de moi, je suis prêt à me dépouiller de tout ce que je possède, dans l’intérêt de mes frères pingouins et, s’il le fallait, je donnerais de grand cœur jusqu’à ma chemise. Tous les Anciens du peuple sont disposés, comme moi, à faire le sacrifice de leurs biens ; et l’on ne saurait douter de leur dévouement absolu au pays et à la religion. Il faut donc considérer uniquement l’intérêt public et faire ce qu’il commande. Or, ce qu’il commande, ô mon père, ce qu’il exige, c’est de ne pas demander beaucoup à ceux qui possèdent beaucoup ; car alors les riches seraient moins riches et les pauvres plus pauvres. Les pauvres vivent du bien des riches ; c’est pourquoi ce bien est sacré. N’y touchez pas : ce serait méchanceté gratuite. A prendre aux riches, vous ne retireriez pas grand profit, car ils ne sont guère nombreux ; et vous vous priveriez, au contraire, de toutes ressources, en plongeant le pays dans la misère. Tandis que, si vous demandez un peu d’aide à chaque habitant, sans égard à son bien, vous recueillerez assez pour les besoins publics, et vous n’aurez pas à vous enquérir de ce que possèdent les citoyens, qui regarderaient toute recherche de cette nature comme une odieuse vexation. En chargeant tout le monde également et légèrement, vous épargnerez les pauvres, puisque vous leur laisserez le bien des riches. […] Imposez les gens d’après ce qu’ils consomment. Ce sera la sagesse et ce sera la justice. »

A chaque fois que l’extrême-droite veut renverser la république,

elle ne réussit qu’à la renforcer un peu plus

            Anatole France enjambe les siècles. Les chapitres les plus féroces de l’histoire de la Pingouinie concernent ce qu’il appelle les Temps modernes. Il y fait le récit de la crise boulangiste et de l’affaire Dreyfus. Bien que les identités aient été modifiées par l’auteur, le général et la capitaine sont aisément reconnaissables. Il faut avoir en tête que les deux affaires sont encore très récentes à l’époque, L’Ile des pingouins ayant été écrite en 1907. Dans l’un et l’autre cas, on y voit un réactionnaire, le révérend père Agaric, qui s’agite dans tous les sens pour renverser la république et rendre à l’Eglise ses privilèges perdus. Il fait part de son projet de complot à un autre ecclésiastique, le père Cornemuse ; mais celui-ci, beaucoup plus modéré, essaie de le rendre à la raison et lui déclare : « Prenez garde, mon ami. La république est peut-être plus forte qu’il ne semble. Il se peut aussi que nous raffermissions ses forces en la tirant de la molle quiétude où elle repose à cette heure. » Le père Cornemuse fait également valoir au père Agaric que la république, même si elle manque de respect et de soumission à l’égard de l’Eglise, la laisse cependant vivre. Mais, peine perdue, le père Agaric se lance dans l’action, et, ainsi que l’avait prévu le père Cornemuse, il parvient au résultat inverse de celui escompté. Dans ce livre, à chaque fois que l’extrême-droite veut renverser la république, elle ne réussit qu’à la renforcer un peu plus.

            Anatole France est plein d’ironie quand il retrace en détail l’affaire Pyrot (comprenez Dreyfus), du nom de ce capitaine accusé d’avoir détourné quatre-vingt mille bottes de foin destinées à l’armée. Quand, devant la justice, l’écrivain Colomban (comprenez Zola) plaide que l’armée a condamné le capitaine sans avoir la moindre preuve, le général Panther, chef d’état-major (comprenez le général de Boisdeffre), contre-attaque et insiste sur la quantité de preuves accumulées par les autorités militaires. Il dépose en ces termes : « L’infâme Colomban prétend que nous n’avons pas de preuves contre Pyrot. Il en a menti : nous en avons ; j’en garde dans mes archives sept cent trente-deux mètres carrés, qui, à cinq cents kilos chaque, font trois-cent soixante-six-mille kilos. »

            Ces preuves sont bien sûr des faux fabriqués pour la circonstance. Le ministre de la Guerre, tout en se félicitant de la production de ces pièces ayant permis la condamnation du capitaine, ne peut cacher son inquiétude et en fait part au général Panther : « Je crains qu’on ôte à l’affaire Pyrot sa belle simplicité. […] Pour tout vous dire, je crains qu’en voulant trop bien faire, vous n’ayez fait moins bien. Des preuves ! sans doute il est bon d’avoir des preuves, mais il est peut-être meilleur de n’en avoir pas. » Face aux preuves « appropriées » apportées par le général, le ministre admet cependant : « Il y en a d’appropriées, tant mieux ! Ce sont les bonnes. Comme preuves, les pièces fausses valent mieux que les vraies, d’abord parce qu’elles ont été faites exprès, pour les besoins de la cause, sur commande et sur mesure, et qu’elles sont enfin exactes et justes. »

            Dans ce conte publié sept ans avant la Première Guerre mondiale, Anatole France se fait sans illusion quand il conclut son histoire par la multiplication des bruits de guerre, l’escalade entre la Pingouinie et son ennemie la Marsouinie, la mobilisation générale et la guerre : « La guerre devint universelle et le monde entier fut noyé dans le sang. »

            L’Ile des Pingouins est l’œuvre d’un érudit féru de théologie et d’histoire de France. C’est aussi une œuvre qui peut apparaître vieillie à certains égards, d’autant plus que plusieurs allusions à l’actualité de l’époque peuvent échapper au lecteur d’aujourd’hui. Par ailleurs, l’auteur n’hésite pas à enjamber les siècles, ce qui donne, nous l’avons souligné, un caractère décousu à son histoire.

            Ce conte corrosif est à déconseiller aux esprits bien-pensants qui ne veulent pas voir remis en cause les institutions ; car Anatole France ne respecte rien, il se moque de tout, notamment de l’Eglise, mais aussi de l’armée, des capitalistes et même des socialistes. En revanche, celui qui accepte l’ironie de l’auteur prend du plaisir à la lecture de L’Ile des Pingouins.

 

L’Ile des Pingouins, d’Anatole France, 1907, collections CreateSpace Independent Publishing Platform et Tredition classics.

 

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