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26/06/2017

Mémoires d’outre-tombe, de Chateaubriand, Livres XIII à XXIV

Les années Napoléon

Mémoires d’outre-tombe

Livres XIII à XXIV

Dans ce volume, Chateaubriand évoque son œuvre littéraire, notamment le Génie du christianisme, qui fit beaucoup pour sa renommée. Il consacre de nombreuses pages à Napoléon dont il se fait quasiment le biographe. Tout en admettant son génie, il lui impute plusieurs crimes, parmi lesquels l’exécution du duc d’Enghien. Le lecteur vit quasiment en direct les Cent-Jours et les deux Restaurations, que Chateaubriand vécut auprès de Louis XVIII.

             A son retour en France sous le Consulat, Chateaubriand était encore inconnu du grand public. Après son exil provoqué par la Révolution, le jeune aristocrate avait obtenu de Bonaparte d’être rayé de la liste des émigrés et ainsi avait pu rentrer au pays. En 1802, il fit paraître le Génie du christianisme ; le retentissement de cet ouvrage fut tel, que le nom de Chateaubriand s’imposa chez les catholiques. Selon l’auteur, « on avait alors besoin de foi », si bien que le livre « est venu juste et à son moment ». Sous le Consulat, la France se remet de la Révolution, s’interroge sur les doctrines qui ont conduit à ses excès et remet en cause une partie de l’héritage philosophique issu du XVIIIe siècle. Chateaubriand se flatte d’avoir permis « une résurrection momentanée d’une religion qu’on prétendait au tombeau » et parle d’« une métamorphose » qui s’opéra dans les esprits. Croire en Dieu ne paraissait plus aussi absurde qu’au siècle précédent :

 L’athéisme et le matérialisme ne furent plus la base de la croyance ou de l’incroyance des jeunes esprits ; l’idée de Dieu et de l’immortalité de l’âme reprit son empire : dès lors, altération dans la chaîne des idées qui se lient les unes aux autres. On ne fut plus cloué dans sa place par un préjugé antireligieux ; on ne se crut plus obligé de rester momie du néant, entouré de bandelettes philosophiques ; on se permit d’examiner tout système, si absurde qu’on le trouvât, fût-il même chrétien.

    mémoires d'outre-tombe, chateaubriand,Napoléon        Quand, en 1815, pendant les Cent-Jours, Chateaubriand retourne en exil, il semble flatté, voire amusé, de la réputation que continue de lui procurer le Génie du christianisme, sorti treize ans plus tôt. Il réside alors en Belgique, au lieudit l’enclos du Béguinage, et voici l’accueil qu’il reçoit :

J’étais reçu gracieusement dans l’enclos comme l’auteur du Génie du christianisme ; partout où je vais, parmi les chrétiens, les curés m’arrivent ; ensuite les mères m’amènent leurs enfants ; ceux-ci me récitent mon chapitre sur la première communion. Puis se présentent des personnes malheureuses qui me disent le bien que j’ai eu le bonheur de leur faire. Mon passage dans une ville catholique est annoncé comme celui d’un missionnaire et d’un médecin. Je suis touché de cette double réputation ; c’est le seul souvenir agréable de moi que je conserve ; je me déplais dans tout le reste de ma personne et de ma renommée.

            Il arrive cependant que son livre soit une carte de visite sans effet. Ainsi, toujours pendant les Cent-Jours, il se présente chez un chanoine à Senlis pour lui demander l’hospitalité, et :

Sa servante nous reçut comme des chiens ; quant au chanoine, qui n’était pas saint Rieul, patron de la ville, il ne voulut pas nous regarder. Sa bonne avait ordre de nous rendre d’autre service que de nous acheter de quoi manger, pour notre argent : le Génie du christianisme me fut néant.

Chateaubriand se flatte d’avoir mis à la mode

l’architecture gothique

             Chateaubriand se flatte également d’avoir mis à la mode l’architecture gothique, car, dans le Génie du christianisme, il faisait part de son admiration pour les cathédrales. Il écrit que « c’est encore à cet ouvrage que se rattache le goût actuel pour les édifices du moyen âge ». Cependant il nuance aussitôt son propos en ajoutant que de nos jours (dans les années 1830-1840) on a tendance à exagérer la beauté de ces constructions. Il se défend d’être à l’origine de cette exagération et précise : « si à force d’entendre rabâcher du gothique on en meurt d’ennui, ce n’est pas ma faute. » Même si Chateaubriand ne cite aucun nom, cette dernière phrase peut être légitimement prise comme une pique visant Victor Hugo et son Notre-Dame de Paris.

             Chateaubriand revient aussi sur René, roman qui, à l’origine, faisait partie intégrante du Génie, et qui préfigure les autofictions chères à la littérature française des XXe et XXIe siècles. Œuvre essentielle aux yeux des romantiques, René a contribué à la naissance du spleen, la maladie du siècle. Faussement contrit, Chateaubriand ironise :

 Si René n’existait pas, je ne l’écrirais plus ; s’il m’était possible de le détruire, je le détruirais. Une famille de René poètes et de René prosateurs a pullulé […]. Il n’y a pas de grimaud sortant du collège qui n’ait rêvé être le plus malheureux des hommes ; de bambin qui à seize ans n’ait épuisé la vie, qui ne se soit crut tourmenté par son génie ; qui, dans l’abîme de ses pensées, ne se soit livré au vague de ses passions ; qui n'ait frappé son front pâle et échevelé, et n’ait étonné les hommes stupéfaits d’un malheur dont il ne savait pas le nom, ni eux non plus.

***

            Les livres seizième à vingt-quatrième sont consacrées à Napoléon, dont Chateaubriand se fait pour ainsi dire le biographe. Pour commencer, il s’interroge sur son année de naissance et, après recoupement d’informations de différentes provenances, il en arrive à penser que Napoléon a triché sur ce point : il ne serait pas né en 1769, comme c’est indiqué sur certains actes officiels, mais en 1768, c’est-à-dire un an avant le rattachement de la Corse à la France. Napoléon aurait menti afin de prétendre être né français.

            A ce propos, Chateaubriand rappelle que la langue maternelle de Napoléon était l’italien et qu’il maîtrisait mal le français. Pour étayer ses dires, l’auteur reproduit le texte d’un écrit de Napoléon, fautes d’orthographe comprises ; et il a ce commentaire : « C’est visiblement pour cacher la négligence de son instruction que Napoléon a rendu son écriture indéchiffrable. »

Bonaparte envahissant l’Egypte, c’est comme si des Algériens

s’étaient emparés de Marseille et de la Provence

            Si Chateaubriand ne nie pas le génie militaire de Napoléon, il critique très sévèrement la plupart de ses campagnes, notamment l’expédition d’Egypte. Selon lui, la volonté d’exporter les droits de l’homme ne saurait justifier le déclenchement d’une guerre. « Comme Mahomet avec le glaive et le Koran, nous allions, écrit-il, l’épée dans une main, les droits de l’homme dans l’autre. » Chateaubriand n’hésite pas à faire la leçon à ses compatriotes en leur faisant remarquer que ladite expédition violait ce qu’on appellerait aujourd’hui le droit international :

Les Français s’extasient sur l’expédition d’Egypte, et ils ne remarquent pas qu’elle blessait autant la probité que le droit politique : en pleine paix avec la plus vieille alliée de la France [c’est-à-dire la Turquie], nous l’attaquons, nous lui ravissons la féconde province du Nil, sans déclaration de guerre, comme des Algériens qui, dans une de leurs algarades, se seraient emparés de Marseille et de la Provence.

            Chateaubriand est d’autant plus sévère pour la France qu’au cours de ses voyages il a découvert d’autres peuples, d’autres cultures et d’autres manières de penser. Ainsi, en 1805-1806, il s’est rendu en pèlerinage à Jérusalem et, dans sa traversée des contrées orientales, il a bénéficié de la protection des autorités ottomanes. Son passeport visé à Constantinople le qualifiait de « personnage noble de la cour de France » parti « pour accomplir le saint pèlerinage des (chrétiens) » et demandait à toutes les juridictions de l’Empire de s’acquitter de tous les égards qui lui étaient dus. Conscient des facilités que lui ont accordées les autorités ottomanes, Chateaubriand se demande quel comportement nous aurions dans une situation analogue : « Protégerions-nous de la sorte un voyageur inconnu près des maires et des gendarmes qui visitent son passeport ? »

« Pratiquons le bien pour être heureux »

            Dans un premier temps, Chateaubriand se mit au service du Premier Consul ; il le quitta définitivement quand il démissionna du corps diplomatique pour protester contre la mort du duc d’Enghien. En 1804, le duc d’Enghien, cadet des Bourbons, fut enlevé en territoire étranger, ramené en France, jugé et exécuté. Tel un enquêteur, Chateaubriand restitue la chronologie des faits ayant abouti à ce qu’il appelle « un odieux assassinat ». Il attribue à chaque protagoniste sa part de responsabilité dans la mort du jeune prince, fusillé dans un fossé du château de Vincennes, et conclut sans ambages : « Bonaparte a voulu la mort du duc d’Enghien. »

            Plus loin dans ses Mémoires, Chateaubriand fait un parallèle entre la mort du duc d’Enghien et la guerre d’Espagne, menée contre une autre branche des Bourbons. Selon lui, ces deux actions injustifiées ont précipité la chute de Napoléon. Chateaubriand se fait alors moraliste en appelant à la vertu en politique :

Une grave leçon est à tirer de la vie de Bonaparte. Deux actions, toutes deux mauvaises, ont commencé et amené sa chute : la mort du duc d’Enghien, la guerre d’Espagne. Il a beau passé dessus avec sa gloire, elles sont demeurées là pour le perdre. Il a péri par le côté même où il s’est cru fort, profond, invincible, lorsqu’il violait les lois de la morale en négligeant, en dédaignant sa vraie force, c’est-à-dire ses qualités supérieures dans l’ordre et l’équité. […] Tout crime porte en soi une incapacité radicale et un germe de malheur : Pratiquons donc le bien pour être heureux, et soyons justes pour être habiles.

            Cette exhortation à faire le bien est digne de Bossuet !

Napoléon eut le tort

de ne pas savoir s’arrêter

                      Pour Chateaubriand, Napoléon eut un grand tort, celui de ne pas savoir s’arrêter à temps. Pendant ses années de gloire, il « a la puissance d’arrêter le monde et n’a pas celle de s’arrêter », tant sa soif de conquêtes demeure insatiable ; ce qui le conduisit à la désastreuse campagne de Russie.

            Chateaubriand fait le récit de la retraite de la Grande Armée dans le froid et la neige et insiste sur le nombre de morts, y compris des femmes et des enfants noyés dans la Bérésina. Il reproduit le bulletin de la Grande Armée du 3 décembre 1812, lequel informait les Français du retour de l’Empereur sain et sauf. Le bulletin se termine par cette phrase : « La santé de Sa Majesté n’a jamais été meilleure. » Et Chateaubriand d’ironiser : « Familles, séchez vos larmes : Napoléon se porte bien. » Selon lui, l’Empereur, à l’époque, ne se souciait plus que de sa propre personne et se désintéressait du sort des Français. Chateaubriand décrit un Napoléon égocentrique et narcissique :

      « Sous l’Empire, nous disparûmes ; il ne fut plus question de nous, tout appartenait à Bonaparte : J’ai ordonné, j’ai vaincu, j’ai parlé ; mes aigles, ma couronne, mon sang, ma famille, mes sujets. »

« Vivant il a manqué le monde,

mort il le possède. »

            S’il est exhaustif dans l’énumération des crimes qu’il attribue à Napoléon, qualifié par lui de « fléau », Chateaubriand ne cache cependant pas une certaine admiration à son égard ; il le qualifie ainsi de « plus fier génie d’action qui ait jamais existé. » Selon lui, la campagne de 1814, menée par un Napoléon cerné de toutes parts, est l’une de ses « deux plus belles campagnes », au même titre que la campagne d’Italie menée alors qu’il était un jeune général. Le fait que Napoléon tint tête aux armées alliées jusqu’au bout conduit Chateaubriand à faire observer qu’en 1814 ce sont bien les Français qui ont obtenu son abdication : « Il a succombé, non parce qu’il a vaincu, mais parce que la France n’en voulait plus. »

            Dans les années 1830-1840, alors que Chateaubriand rédige cette partie de ses Mémoires, Napoléon appartient définitivement au passé. L’Empereur est mort en 1821, ses cendres ont été rapatriées en France en 1840 (ce qui a donné lieu à une grande cérémonie aux Invalides), et son souvenir est très populaire auprès de la jeunesse, laquelle n’était pas née sous l’Empire. Tout se passe comme si les milliers de morts étaient passés par pertes et profit, ce qui amène Chateaubriand à considérer que « la postérité n’est pas aussi équitable dans ses arrêts qu’on le dit ». Il déplore que l’on magnifie les victoires de Bonaparte, du fait que l’on n’entend plus « les cris de douleur et de détresse des victimes » de ses guerres de conquête.

            Conscient que ces rappels sont vains et inutiles face à la jeune génération qui s’extasie devant le génie du grand homme, Chateaubriand conclut : « Le monde appartient à Bonaparte ; ce que le ravageur n’avait pu achever de conquérir, sa renommée l’usurpe ; vivant il a manqué le monde, mort il le possède. »

***

            Chateaubriand n’a jamais fait mystère de son attachement à la royauté. En avril 1814, à la chute de Napoléon, il publie une brochure intitulée De Buonaparte et des Bourbons, qui est un appel à se rallier à ceux qu’il appelle « nos princes légitimes » ; et pendant les Cent-Jours il suit Louis XVIII dans son exil à Gand. Sa fidélité à la dynastie des Bourbons est sincère, mais ne l’empêche pas d’être lucide et de revendiquer son attachement au principe de liberté.

Chateaubriand appelle le Roi

à rendre la presse entièrement libre

            En Belgique, Chateaubriand publie un Rapport sur l’état de la France dans lequel il appelle le Roi à adopter une loi qui rendrait la presse « entièrement libre ». Mais il est sans illusion sur le résultat de sa demande ; car, comme il le rappelle dans ses Mémoires, les pages de son rapport étaient écrites, non en France, mais en terre étrangères, « dans les Etats des souverains alliés, parmi des rois et des émigrés qui détestaient la liberté de la presse, au milieu des armées marchant à la conquête, et dont nous étions, pour ainsi dire, les prisonniers. »

            Avec le recul des années, Chateaubriand considère, dans des pages écrites après la Révolution de Juillet (c’est-à-dire après 1830), que « tous les présages de la seconde Restauration furent menaçants », notamment du fait que « Louis XVIII revenaient derrière quatre cent milles étrangers » des armées russes, autrichiennes, prussiennes, britanniques. Bref, comme cela le lui a été reproché, le Roi revenait dans les fourgons de l’étranger.

« Tout à coup une porte s’ouvre :

entre silencieusement le vice appuyé sur le bras du crime »

            Chateaubriand décrit le rôle trouble joué par Talleyrand et Fouché dans le second retour de Louis XVIII. Il dit tout le mal qu’il pense de Talleyrand, ancien évêque d’Autun, « un homme sans foi », qui, selon lui, « vivait dans une atmosphère de corruption ». Il cite le célèbre mot de l’ambassadeur anglais sur Talleyrand : « C’est de la boue dans un bas de soie. » Chateaubriand note qu’il affaiblit l’expression utilisée, qui, dans sa version originale, était plus crue.

            Chateaubriand dépeint une scène qui en dit long sur Talleyrand et son caractère de séducteur. Cela se passe à Gand en 1814. Au nom du Roi, Chateaubriand se rend chez Talleyrand, dont il faut rappeler qu’il avait un pied-bot :

Je l’allai voir ; il me fit toutes ces cajoleries avec lesquelles il séduisait les petits ambitieux et les niais importants. Il me prit par le bras, s’appuya sur moi en me parlant : familiarités de haute faveur, calculées pour me tourner la tête, et qui étaient, avec moi, tout à fait perdues ; je ne comprenais même pas.

            Chateaubriand fait état des relations entre l’ancien évêque d’Autun et l’ancien prêtre oratorien qu’était Fouché : « M. de Talleyrand n’aimait pas M. Fouché ; M. Fouché détestait et, ce qu’il y a de plus étrange, méprisait M. de Talleyrand. » A la veille de la Seconde Restauration, en juin 1815, à Saint-Denis, alors que les deux hommes s’apprêtaient à être reçu par le Roi, Chateaubriand eut ce qu’il appelle une vision infernale : « Tout à coup une porte s’ouvre : entre silencieusement le vice appuyé sur le bras du crime, M. de Talleyrand soutenu par M. Fouché. »

« La Charte avait l’inconvénient

d’être octroyée »

            D’une manière générale, Chateaubriand est plus respectueux envers Louis XVIII et Monsieur, futur Charles X. Cependant il n’hésite pas à égratigner le Roi qui, après avoir prétendu « mourir au milieu de la France », ne tint pas parole et quitta précipitamment Paris pour échapper à Napoléon de retour de l’île d’Elbe.

            Surtout, Chateaubriand est conscient du fait que la société a énormément évolué depuis 1789 et qu’un retour à l’Ancien Régime ne serait pas accepté par la nation. De fait, il constate que la dynastie des Bourbons, qu’il appelle la race légitime, est en complet décalage avec les aspirations des Français :

La race légitime, étrangère à la nation pendant vingt-trois années, était restée au jour et à la place où la Révolution l’avait prise, tandis que la nation avait marché dans le temps et l’espace. De là impossibilité de s’entendre et de se rejoindre ; religion, idées, intérêts, langage, terre et ciel, tout était différent pour le peuple et pour le Roi, parce qu’ils n’étaient plus au même point de la route, parce qu’ils étaient séparés par un quart de siècle équivalent à des siècles.

            Certes, la promulgation de la Charte fait qu’une esquisse de monarchie constitutionnelle a pu être instaurée. Mais cela n’a été possible que parce que le Roi le voulait bien. Comme le fait observer Chateaubriand, « la Charte avait, pour la plus grande partie de la nation, l’inconvénient d’être octroyée. » Autrement dit, elle venait d’en-haut et le Roi pouvait la suspendre à tout moment.

Chateaubriand croit la monarchie finie

            Sans illusion sur l’avenir de la royauté, Chateaubriand rapporte ce mot qu’il tint à Louis XVIII : « Sire ; pardonnez à ma fidélité : je crois la monarchie finie. » Et le Roi de répondre : « Eh bien, monsieur de Chateaubriand, je suis de votre avis. »

            Chateaubriand fait le deuil de la dynastie des Capets en écrivant : « Notre ancien pouvoir royal était l’ancienne royauté du monde : du bannissement des Capets datera l’ère de l’expulsion des rois. »

            L’auteur se targue de ses « lubies » qui, selon lui, l’ont fait mal voir des deux côtés : « pour les royalistes, j’aimais trop la liberté ; pour les révolutionnaires, je méprisais trop les crimes ». Et, se montrant indifférent aux modes, il réaffirme son attachement à la liberté qu’il place au-dessus de tout :

Je ne suis point à la mode, je pense que sans la liberté il n’y a rien dans le monde ; elle seule donne le prix à la vie ; dussé-je rester le dernier à la défendre, je ne cesserai de proclamer ses droits.

 

Mémoires d’outre-tombe, de Chateaubriand, 1848, Livres XIII à XXIV, collection Le Livre de poche.

20/03/2017

La Traversée, de Philippe Labro

Récit de deux NDE

La Traversée

Philippe Labro vécut deux expériences de mort approchée à l’occasion de son hospitalisation au service de réanimation de l’hôpital Cochin. Son récit, notamment la vision d’un tunnel de lumière, frappe le lecteur, même s’il est difficile de distinguer ce qui est vrai de ce qui est dû aux hallucinations produites par les médicaments.

            En 1994, Philippe Labro frôla la mort. Il vécut alors ce que les Anglo-Saxons appellent une NDE : Near Death Experience, c’est-à-dire une expérience de mort approchée. Il en fait le récit dans son livre et précise qu’ici il ne fait pas œuvre de romancier. Cependant, ainsi qu’il le concède lui-même, il lui est difficile, dans cette affaire, de démêler le vrai de l’imaginaire. Alors, au début du livre, comme pour avertir le lecteur, il s’interpelle lui-même : « Tu vas raconter ce qui est vrai. Tu l’as vécu. Et même si tu dois raconter ce qui n’a pas eu lieu, toi, tu l’as vécu. Donc, ça a eu lieu. »

   La Traversée, Labro         Dans les semaines précédant les faits, la santé de Labro s’était détériorée : il ne respirait plus normalement et tousser était devenu pour lui une habitude. Son larynx étant obstrué, il se résigna à être hospitalisé. Il passa six semaines à Cochin, dont dix au service de réanimation au cours desquels il vécut ce qu’il appelle la « grande traversée ». Immobilisé sur son lit, il était attaché dans un environnement fait de tubes, de machines et de perfusions. Pour communiquer avec le personnel médical, il utilisait une ardoise et un crayon feutre. Alors que sa douleur était intense, il prit conscience de l’existence d’un trou : « C’est un trou sans fond et sans repère. Sans comparaison. Ni verbale ni temporelle. Aucune des douleurs que vous avez connues dans votre vie ne peut se mesurer à celle-là. »

            Labro eut alors une première expérience de mort approchée, faite de souffrance. Il vit des gens debout, alignés le long du mur. Ce n’était pas les infirmières, mais « les morts de sa vie ». Parmi eux il reconnaît Jean-Pierre Melville, mort dans ses bras d’une rupture d’anévrisme. Labro revoit sa vie passée, mais pas sous une forme chronologique ; il aperçoit plutôt « des morceaux, des lambeaux, un chaos de vie ». C’est ainsi qu’il revoit son défunt père à la maison, dans sa veste d’intérieur. Ces morts lui apparaissent souriants et l’invitent à les suivre. Il voit aussi des « des hommes-toupies en casquette » qui sont hilares. Il glisse alors dans un tunnel « béant et charbonneux ». Mais il résiste et survit.

Labro a la sensation de flotter au-dessus de son corps

et de devenir une caméra

qui se promène autour de lui-même

            Cette expérience de mort approchée fut suivie d’une seconde, qui se révéla, selon lui, « radicalement contraire ». Ici, le témoignage qu’il nous offre est celui de Labro écrivain, mais aussi cinéaste, qui a mis en scène sept films. Or, bien qu’immobilisé sur son lit il eut, comme au cinéma, la sensation de flotter au-dessus de la pièce et de son corps, et d’avoir une vue en plongée de la scène : « Je flotte au-dessus des médecins, de mon lit, des infirmières, de la pièce, et surtout au-dessus de moi-même. Je suis devenu une caméra qui se promène autour de moi-même. » Puis il voit à nouveau un tunnel, mais cette fois-ci c’est un tunnel de lumière : « Ici, maintenant, il n’y a aucune souffrance. […] Je n’éprouve qu’une consolante et surprenante sensation de paix et encore plus d’amour que je n’en ai ressenti récemment, à l’intention des miens et des autres. Cet amour est indéfinissable. […] J’aurais même la tentation de m’installer dans cette nébuleuse de lumière, de pousser plus loin mon voyage tant il est bienfaisant. Mais cela ne dure pas. »

            Même si le récit des deux NDE fait par Labro frappe le lecteur, son livre ne se limite pas à cela, c’est aussi un témoignage sur sa vie quotidienne de malade. Très honnête, Labro reconnaît qu’il a pleuré à la perspective d’être hospitalisé. Jusque là, il ne s’était rendu à l’hôpital que comme visiteur d’amis ou de parents, mais jamais en tant que malade lui-même. « J’avais pleuré comme un enfant », écrit-il en se rappelant le moment auquel il a accepté de se faire soigner.

            Labro jeune et en bonne santé était habitué à mener une vie trépidante faite d’action et remplie de voyages. A l’hôpital, lui revient en mémoire ce que Romain Gary lui avait dit un jour : « Tu sais pourquoi tu multiplies autant les travaux, les défis et les performances ? Tu sais pourquoi ? Parce que tu refuses de vieillir et de réfléchir à la mort. »

Quelques préceptes

pour faire un bon usage de l’hôpital

            Labro délivre quelques préceptes pour faire un « bon usage de l’hôpital ». Il faut, selon lui, accepter les choses, se montrer discipliné, et puis « sourire et être aimable, c’est-à-dire digne d’être aimé. […] La vie à l’hôpital ne serait pas possible autrement. Il faut toujours conserver en tête que l’on a en face de soi des gens à qui il est beaucoup demandé et peu donné. Et qui méritent considération. Le malade est un égoïste, un enfant gâté qui attend tout, un "assisté" à 100% ». Labro qualifie les infirmières d’ « anonymes sous-payés » que la nation « méprise ».

             Si d’un côté il faut accepter l’hôpital, d’un autre côté il faut aussi, pour reprendre l’expression de l’auteur, se « déshospitaliser » ; car, à force d’être infantilisé et dorloté, le malade court le risque de devenir prisonnier d’un certain confort dans sa vie à l’hôpital.

Labro a eu l’impression d’être revenu du cap Horn

            Une fois qu’il a pris conscience de ce qu’il avait vécu, Labro a eu l’impression d’être revenu du cap Horn, dont le passage avec ses rugissants et ses vagues ressemble, pour un marin, à l’enfer. Un ami navigateur prénommé Olivier, vraisemblablement Olivier de Kersauson, lui fait partager son expérience du cap Horn : « Tu sais lorsque tu pars, tu n’es pas sûr de revenir. Tu es tout seul. Personne ne peut venir t’aider. Tu es seul au monde. Tu es le premier homme. »

            Après lecture de son récit de mort imminente, on peut adresser bien des objections à Philippe Labro : il n’y a pas besoin de vivre une NDE pour voir les morts de sa vie, on peut les voir en simple rêve ; jusqu’à la fin de la vie certains neurones continuent de fonctionner et permettent au cerveau de produire des images ; les visions qu’il a eues peuvent être de simples hallucinations provoquées par les médicaments que le personnel médical lui a administrés… Labro ne nie pas certains de ces arguments et concède : « Sous l’effet des calmants, je sais que j’ai été sujet à des séquences d’hallucinations. » Mais il ajoute aussitôt à l’adresse de lui-même : « Ne recherchez pas l’explication de votre rencontre avec la mort dans le simple énoncé des produits, médicaments, hypnotiques ou morphiniques. Ce serait trop facile, trop "raisonnable". » Par ailleurs, en dépit de l’expérience qu’il a vécue et alors qu’il se réfère à Balzac, Labro ne semble pas faire de distinction entre le cerveau et l’esprit, ce qui est assez étonnant.

            Sorti vivant de cette grande traversée, Labro prend du recul et en tire la leçon qu’une nouvelle vie commence pour lui : « Tu viens de recevoir une seconde chance d’être un peu mieux que ce que tu as été. »

 

La Traversée, de Philippe Labro, 1996, collection Folio.

23/01/2017

Hitler m'a dit, d'Hermann Rauschning

Hitler tel qu’il est

Hitler m’a dit

En 1939, Hermann Rauschning, un ancien dignitaire nazi, publiait Hitler m’a dit pour alerter le monde sur les véritables desseins du chancelier allemand. L'auteur fait le portrait d’un Hitler chef de gang, prêt à sacrifier des millions de vies pour parvenir à ses fins.

            Hermann Rauschning naquit en 1887 en Prusse Orientale. Fils d’un propriétaire terrien, il était appelé à hériter du domaine familial ; mais la défaite de l’Allemagne, en 1918, bouleversa son destin. Ses terres étant situées dans la partie de la Prusse annexée par la Pologne, il se trouva dépossédé.

 hitler m'a dit,hitler,hermann rauschning           Humilié et blessé, il adhéra au parti nazi et fut élu au Sénat de la Ville libre de Dantzig. Au lendemain de la Grande Guerre, Dantzig ne faisait plus partie du Reich et avait reçu un statut spécial sous protection de la SDN (Société des nations).

            De 1933 à 1934, pendant un peu plus d’un an, Hermann Rauschning fut président du Sénat de Dantzig, et, à ce titre, il fut le chef du gouvernement de la Ville. En tant que haut responsable nazi, il fut amené à approcher Hitler à plusieurs reprises, avant et après l’accession de celui-ci à la chancellerie du Reich.

            A l’occasion de ces rencontres, Rauschning fut défavorablement impressionné par Hitler. De plus en plus inquiet, il fuit l’Allemagne en 1935 et se réfugia en Suisse, puis aux Etats-Unis. En 1939, il publia Hitler m’a dit dans le but d’alerter ses contemporains sur les desseins d’Hitler et sa personnalité.

            A la question « Quelle impression Hitler produit-il ? », Rauschning répond qu’il éveilla en lui des impressions contradictoires. En août 1932, il fut reçu à l’Oberzsalzberg, le chalet d’Hitler dans les Alpes bavaroises, et pénétra son intimité. Or, le portrait qu’il fait du Führer n’est pas celui d’un être charismatique. « Dans ce cadre, écrit Rauschning, le grand tribun disparaissait, s’effaçait jusqu’à n’être plus qu’un bourgeois insignifiant. […] Hitler n’a vraiment rien qui puisse attirer. » Rauschning parle de son regard fixe et éteint, et déplore sa « voix criarde, gutturale, menaçante et frénétique ». Il évoque aussi sa manie de se curer les dents d’un « geste affreusement vulgaire ».

Hitler aurait pu être inventé par Dostoïevski

            Pourtant Hitler a déclenché l’enthousiasme de certains. Rauschning s’interroge donc pour savoir comment cet homme « gauche et embarrassé » peut subjuguer les masses, et comment même des hommes cultivés et intelligents tombent en extase dès qu’ils le rencontrent. « On est obligé de penser aux médiums », écrit Rauschning. Selon lui, les médiums sont des hommes ordinaires et insignifiants, qui subitement se trouvent dotés de pouvoirs qui les élèvent au-dessus du commun. Rauschning confesse lui-même qu’en présence d’Hitler il fut victime d’une « sorte d’emprise hypnotique ».

            Rauschning évoque à plusieurs reprises l’instabilité du caractère d’Hitler : «  A la moindre contradiction, il entrait dans de violentes colères » ; mais ses accès de fureur étaient « soigneusement prémédités ». Suite à un incident mineur, Rauschning le vit vociférer : « Il criait à perdre voix, il trépignait et frappait du poing sur la table et contre les murs. Sa bouche écumait ; il haletait comme une femme hystérique et éructait des exclamations entrecoupées : "Je ne veux pas !... F…ez le camp ! traitres !" Ses cheveux étaient en désordre, son visage contracté, ses yeux hagards et sa face cramoisie. Sur le moment, j’eus peur qu’il ne tombât victime d’une attaque. » Par certains aspects, Hitler fait penser aux Possédés de Dostoïevski. Rauschning écrit lui-même à propos du dictateur : « Cet être aurait pu être inventé par Dostoïevski. »

            L’auteur ne se borne pas à livrer les clés de la psychologie d’Hitler, il raconte aussi les coulisses de son accession au pouvoir. A plusieurs reprises, Hitler donna l’impression d’hésiter sur la voie à suivre : la voie de la brutalité ou la voie de la légalité. Finalement il opta pour la seconde solution, quitte à donner l’impression d’être velléitaire et quitte à être critiqué par certains de ses camarades du Parti.

Pour Rauschning, les Nazis sont des gangsters

qui pratiquent le pillage et l’assassinat

            En ce qui concerne les principaux chefs nazis, Rauschning déclare qu’ils ont des « méthodes de gangsters ». Leur objectif principal est de s’enrichir au maximum dans le minimum de temps. Leur slogan pourrait être, selon Rauschning, « Enrichissez-vous » ; et il poursuit : « Les nazis s’emplissaient les poches à une allure si scandaleuse qu’on n’arrivait plus à suivre la cadence du pillage. […] Pendant ce temps, le Führer renonçait à son traitement de chancelier. Il donnait, lui, le bon exemple. Il n’avait besoin de rien. En une nuit, il était devenu l’éditeur le plus riche du monde, cousu de millions, l’auteur le plus lu, le plus obligatoirement lu. » Ici Rauschning fait allusion à l’obligation qu’avait chaque foyer allemand de posséder dans sa bibliothèque un exemplaire de Mein Kampf, ce qui assura à Hitler la vente de plusieurs millions d’exemplaires de son livre.

            Chez les gangsters, la vie ne tient qu’à un fil. Depuis la nuit des Longs-Couteaux et la liquidation de Rœhm, chef des SA, chacun sait que l’assassinat est une solution qui, à tout instant, permet de résoudre les problèmes. En conséquence, chaque chef nazi constitue des dossiers sur ses camarades, qu’il dépose chez un notaire, afin de disposer d’une police d’assurance.

            En février 1933, le Reichstag fut incendié. Les communistes furent accusés. Sur le moment, Rauschning fut persuadé que le Komintern avait commandité l’incendie. Mais, quelques jours plus tard, alors qu’il patiente dans une antichambre de la chancellerie du Reich, il surprit une conversation entre Gœring et Himmler. Goering racontait avec force détails comment ses « garçons » avaient utilisé un passage souterrain pour pénétrer dans le Reichstag et l’incendier. « Eclats de rire de satisfaction, plaisanteries, fanfaronnades, telles étaient les réactions de ces "conjurés". »

« Hitler n’a jamais pu terminer une conversation

sans éclater au moins une fois en imprécations contre les juifs »

            Dans le livre, il est question de l’antisémitisme du régime. Selon Rauschning, la plupart des chefs nazis, très pragmatiques, voient dans l’élimination des juifs l’occasion de s’enrichir à bon compte en les expropriant. Quelques uns d’entre eux cherchent aussi à satisfaire leurs « rêves sadiques ». Quant à Hitler, il croit profondément que « le juif est tout simplement le Mal ». Rauschning poursuit : « Hitler ne manquait pas de raisons pour exprimer sa haine. Il en était comme possédé au point qu’il n’a jamais pu terminer une conversation sans éclater au moins une fois en imprécations contre les juifs. »

            Selon Rauschning, Hitler parlait de ses projets devant tel ou tel collaborateur, seulement dans la mesure où celui-ci était concerné; mais il se gardait bien de lui donner une vision d’ensemble de ses intentions. Devant Rauschning cependant, Hitler alla assez loin en lui dévoilant une bonne partie de ses plans. Un jour, il lui déclara : « Il nous faut l’Europe et ses colonies. […] Notre espace complet, à nous, c’est l’Europe. Celui qui la conquerra imprimera son empreinte au siècle à venir. Nous sommes désignés pour cette tâche. Si nous ne réussissons point, nous succomberons, et tous les peuples européens périront avec nous. » Hitler précisa qu’il était prêt à « sacrifier toute une génération de la jeunesse allemande », et ajouta : « Même si tel doit être le prix, je n’hésiterai pas une seconde à me charger la conscience de la mort de deux ou trois millions d’Allemands. » Et concernant les peuples dont il s’apprêtait à saisir les territoires, il conclut : « Nous aurons le devoir d’éliminer ces peuples. »

            Cependant, pour arriver à ses fins, Hitler n’écartait de passer un pacte avec l’Union Soviétique : « Peut-être ne pourrai-je pas éviter l’alliance avec la Russie. Mais je garde cette possibilité comme mon dernier atout. […] Et si jamais je me décide à miser sur la Russie, rien ne m’empêchera de faire encore volte-face et de l’attaquer lorsque mes buts à l’Occident seront atteints. » Rappelons qu’Hitler m’a dit fut publié en 1939 et que la rupture du pacte germano-soviétique eut lieu en 1941.

            Sur un plan philosophique et religieux, Hitler déclara à Rauschning : « Le national-socialisme est plus qu’une religion : c’est la volonté de créer un nouvel Homme. » Et il fit part de son intention d’ « extirper le christianisme d’Allemagne ». Rauschning, appartenant à une vieille famille protestante de Prusse, dit que c’est suite à ces propos en particulier qu’il commença de se détacher d’Hitler et du nazisme.

            Installé aux Etats-Unis, Rauschning y mourut en 1982, à l’âge de quatre-vingts quatorze ans.

            Après la guerre et encore ces dernières années, certains historiens ont contesté l’authenticité des entretiens rapportés par Rauschning. Pourtant, avec le recul, son livre apparaît à bien des égards prophétiques. Et, en tout cas, personne ne conteste le fait que Rauschning l'a publié en 1939, à l’apogée d’Hitler et du nazisme, à l’aube de la Seconde Guerre mondiale et avant l’écrasement du Troisième Reich. Il ne s’agit en rien d’un texte apocryphe.

            Le mieux est de lire Hitler m’a dit comme un témoignage écrit et publié sur le vif. Le plus important, ce ne sont pas les erreurs que l’ouvrage peut contenir, mais le fait que bien souvent il approche la vérité. Quiconque aurait lu ce livre à sa parution, en 1939, aurait su à quoi s’en tenir sur Hitler et n’aurait pas été complètement surpris par le cours des événements.

 

Hitler m’a dit, d’Hermann Rauschning, 1939, collection Pluriel.