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16/11/2015

Adieu, de Balzac

Le récit saisissant de la retraite de Russie

Adieu

Sous forme de fiction, Balzac nous raconte la retraite de Russie. Son récit est digne d’un spectacle de cinéma ; la neige est omniprésente, les soldats sont épuisés et succombent à l’apathie. Seuls survivront ceux qui auront la volonté et la force de passer la Bérésina avant l’arrivée des Russes.

            L’historien Jean Tulard, grand spécialiste de Napoléon, recommande la lecture d’Adieu pour mieux comprendre la réalité de ce que fut la retraite de Russie.

  adieu,balzac,la comédie humaine          La nouvelle de Balzac n’excède pas une centaine de pages et se décompose en trois parties distinctes. La première partie se passe à l’été 1819. Deux chasseurs, le colonel Philippe de Sucy et le marquis d’Albon, se promènent en forêt et se perdent en chemin. Ce jour-là il fait chaud ; le marquis d’Albon, qui a de l’embonpoint, transpire et se plaint d’être fatigué de marcher. Le colonel de Sucy sourit des gémissements de son compagnon et lui dit gentiment : « Ah ! mon pauvre Albon, si vous aviez été comme moi au fond de la Sibérie… » Ils aperçoivent une maison. Le marquis d’Albon est soulagé, lui qui n’en peut plus et qui ne rêve que de trouver « une omelette, du pain de ménage et une chaise. »

            Arrivés à la grille de la maison, les deux amis aperçoivent une femme qui visiblement a perdu la raison. Le colonel de Sucy a un choc, car il croit avoir reconnu Stéphanie, une jeune femme avec qui il a vécu la retraite de Russie, en 1812. De son côté, le marquis d’Albon, dont la curiosité a été piquée au vif, veut en savoir plus sur le passé de son ami. L’un des hôtes de la maison, qui est le médecin de Stéphanie, le renseigne sur les événements qui eurent lieu sept ans plus tôt. Sous forme de retour en arrière, il lui raconte la retraite de Russie.

            Le médecin fait le tableau d’une armée en déroute, au milieu de l’hiver russe. Napoléon et ses troupes ont précipitamment quitté Moscou. Il leur faut absolument franchir la Bérésina pour échapper à l’encerclement par les Russes. Mais, arrivés à hauteur du fleuve, Napoléon a une mauvaise surprise : les points de passage ont tous été détruits par l’ennemi. L’Empereur ne s’avoue pas vaincu pour autant. Les pontonniers du général Eblé s’enfoncent dans l’eau glacée du fleuve et entreprennent la construction d’un ouvrage de remplacement. Le pont achevé, la Grande Armée peut passer. Mais il faut faire vite, car les Russes approchent. Or, quelques heures plus tard, les derniers éléments de la Grande Armée n’ont pas encore franchi le fleuve. Des traînards continuent de converger vers le pont. Ils trouvent sur place du matériel abandonné et des chevaux qui pourraient servir de nourriture. Au lieu de profiter de la dernière chance qui leur reste de passer avant l’arrivée des Russes, ils préfèrent se laisser aller à se reposer, tant ils sont épuisés par les kilomètres parcourus dans l’hiver russe. Balzac rappelle l’omniprésence de la neige : « L’apathie de ces pauvres soldats ne peut être comprise que par ceux qui se souviennent d’avoir traversé ces vastes déserts de neige, sans autre boisson que la neige, sans autre horizon que la neige, sans autre perspective qu’un horizon de neige, sans autre élément que la neige ou quelques betteraves gelées, quelques poignées de farine ou de la chair de cheval. » Mêlés aux traînards, se trouvent des femmes et des enfants qui avaient accompagné la Grande Armée en Russie. Il y a là une jeune femme, Stéphanie, qui voyage avec son mari, un général, beaucoup plus âgé qu’elle ; eux non plus n’ont pas encore franchi le fleuve. Auront-ils le temps de passer, sachant qu’Eblé a reçu l’ordre d’incendier le pont avant l’arrivée des Russes.

Celui qui succombe à la fatigue et au sommeil

risque de ne plus jamais se relever

            Dans cette armée en déroute règne le chacun pour soi. C’est le sauve-qui-peut général. La hiérarchie vole en éclats. La notion de civilisation disparaît. L’homme retourne à l’état sauvage, presqu’à l’état bestial. Le baron Philippe de Sucy est arrêté par des traînards qui, armes à la main, s’emparent de son cheval pour le manger. Le mari de Stéphanie, qui est tombé dans une espèce d’apathie, est réduit à l’état de loque. Dans ce désastre, malheur aux faibles. Celui qui succombe à la fatigue et à la tentation de dormir risque de ne plus jamais se relever.

            Dans ce contexte, il y a cependant des héros, tels les pontonniers du général Eblé, qui se sacrifient pour que leurs camarades puissent passer. Après le passage de la Bérésina, Eblé évoque « ces cinquante héros qui ont sauvé l’armée et qu’on oubliera ! » L’héroïsme côtoie la lâcheté, ainsi que l’apathie.

            Le récit de Balzac est saisissant. Un envoyé spécial n’aurait pas mieux fait. A la différence de Stendhal, Balzac n’a pas personnellement participé à la retraite de Russie, mais il a interrogé des survivants et s’est imprégné de leur témoignage. Presque minute par minute, le lecteur vit les terribles journées des 28 et 29 novembre 1812. Il n’a pas de mal ensuite à comprendre le traumatisme subi par les survivants.

            La troisième partie du récit ramène le lecteur en 1819, quand Philippe de Sucy retrouve Stéphanie, devenue folle suite au traumatisme subi en Russie. La fin est émouvante.

 

Adieu, de Balzac, 1830, collection Le Livre de Poche.

30/03/2015

Les Employés, de Balzac

La réforme de l’Etat vue par Balzac

Les Employés

Il était une fois un haut fonctionnaire nommé Rabourdin, qui rêvait de réformer l’Etat. Il envisageait une réduction du nombre d’employés des ministères. Ainsi la France ferait des économies et serait mieux gouvernée. Mais M. Rabourdin va être confronté à bien des obstacles dans sa tentative de réforme. Les Employés est un roman méconnu de Balzac, dans lequel il nous livre ses réflexions sur le fonctionnement de l’administration.

            Dans la France de la Restauration,Monsieur Rabourdin est haut fonctionnaire, il est chef de bureau dans un ministère, le ministère des Finances semble-t-il, bien que ce point ne soit pas précisé. Il aimerait monter en grade. Or son supérieur hiérarchique direct, M. de La Billardière, chef de division, est à l’article de la mort. M. Rabourdin est bien placé pour lui succéder. A cette occasion, deux divisions pourraient même être fusionnées en une seule entité dont il deviendrait le directeur.

          les employés,balzac,anne-marie meininger,bixiou,la comédie humaine  Mais M. Rabourdin est un homme d’honneur, c’est un être droit qui ne veut pas obtenir sa promotion à coups d’intrigues. Non, il veut faire valoir ses compétences et mériter son avancement. Pour cela, il veut convaincre le ministre qu’il est l’homme de la situation. Il prépare dans le plus grand secret une réforme de l’administration. M. Rabourdin en est persuadé, l’Etat peut faire de substantielles économies en mettant à plat sa fiscalité, en réduisant le nombre de ministres, et surtout en diminuant le nombre de fonctionnaires, couramment appelés employés. Mais, quand son projet va être révélé, M. Rabourdin va trouver beaucoup d’adversaires sur sa route, prêts à le faire trébucher, notamment tous ceux dont il a l’intention de supprimer le poste. Il va notamment se heurter au redoutable M. des Lupeaulx, puissant secrétaire général du ministère.

            Les Employés est un roman méconnu de Balzac, mais plus que jamais d’actualité. L’auteur nous décrit la naissance de l’Etat moderne, le développement de l’administration et les tentatives, avortées, pour alléger la bureaucratie. Il y a de très nombreux personnages qui apparaissent dans ce roman, ce sont les employés du ministère, que Balzac décrit un par un. Le lecteur peut être perdu dans cette longue succession de portraits, mais ensuite il n’est pas déçu par l’intrigue qui multiplie les coups-fourrés dont il pourra se délecter. Assez curieusement, une bonne partie du roman est composée uniquement de dialogues, comme s’il s’agissait d’une pièce de théâtre. Peut-être Balzac veut-il ainsi nous montrer que le ministère ressemble à un théâtre vivant.

            Et puis, ce qui finit par rendre la lecture excitante, ce sont toutes les remarques faites par Balzac sur le fonctionnement de l’Etat et surtout sur ses dysfonctionnements. Le premier chapitre est presqu’exclusivement consacré à la description de la machine administrative. D’emblée, Balzac se déchaine en dénonçant un mal qui ronge la France depuis Louis XIV : le rapport. Face à la moindre difficulté, tout ministre commande un rapport : « Il ne se présenta rien d’important dans l’Administration, que le ministre, à la chose la plus urgente, ne répondît : “J’ai demandé un rapport.” Le rapport devint ainsi, pour l’affaire et le ministre, ce qu’est le rapport à la Chambre des députés pour les lois : une consultation où sont traitées les raisons contre et pour avec plus ou moins de partialité. Le ministre, de même que la Chambre, se trouve tout aussi avancé avant qu’après le rapport. [Sous la Restauration,] il se faisait alors en France un million de rapports écrits par année ! Ainsi la Bureaucratie régnait-elle ! »

Quand elle apprend que son mari

veut réduire le nombre d’employés des ministères,

Mme Rabourdin est catastrophée

            M. Rabourdin veut réformer l’administration, partant du principe que, selon lui, « Economiser, c’est simplifier. Simplifier, c’est supprimer un rouage inutile. » En conséquence, le nombre de ministères sera réduit de sept à trois, et le nombre d’employés de vingt mille à six mille. Les fonctionnaires seront moins nombreux, mais mieux payés, car « selon M. Rabourdin, cent employés à douze mille francs feraient mieux et plus promptement que mille employés à douze cent francs. »

            Quand M. Rabourdin veut exposer son plan de réforme à sa femme, elle est catastrophée et croit devenir folle, elle qui veut voir son mari promu afin de satisfaire sa propre ambition. Comprenant qu’il va se faire beaucoup d’ennemis parmi les employés, elle refuse d’en savoir plus sur son plan et lui coupe sèchement la parole : « Ai-je besoin de connaitre un plan dont l’esprit est d’administrer la France avec six mille employés au lieu de vingt mille ? Mais, mon ami, fût-ce un plan d’homme de génie, un roi de France se ferait détrôner en voulant l’exécuter. On soumet une aristocratie féodale en abattant quelques têtes, mais on ne soumet pas une hydre à mille pattes. » Plus loin dans le roman, lors d’une conversation avec M. Des Lupeaulx, Mme Rabourdin se fait plus cruelle, en commentant le plan de réforme de son mari : « Bah ! des bêtises d’honnête homme ! Il veut supprimer quinze mille employés et n’en garder que cinq ou six mille, vous n’avez pas idée d’une monstruosité pareille […]. Il est de bonne foi. […] Pauvre cher homme ! »

            Bixiou (prononcez Bisiou), un employé du ministère plein d’esprit, est convaincu de la justesse du plan de réforme quand il déclare : « Quel est l’Etat le mieux constitué, de celui qui fait beaucoup de choses avec peu d’employés, ou de celui qui fait peu de choses avec beaucoup d’employés ? » Pourtant, Bixiou se veut très lucide et parie sur l’échec de Rabourdin. Il s’en explique à ses collègues : « Il est juste que M. Rabourdin soit nommé ; car en lui, l’ancienneté, le talent et l’honneur sont reconnus, appréciés et récompensés. La nomination est même dans l’intérêt bien entendu de l’Administration. Eh bien, à cause de toutes ces convenances et de ces mérites, en reconnaissant combien la mesure est équitable et sage, je parie qu’elle n’aura pas lieu ! »

            Il est vrai que, pour le ministre, M. Rabourdin est dans l’erreur quand il entend faire la chasse aux gaspillages, car, selon Son Excellence, il n’y pas de gaspillage du moment que l’argent circule et irrigue les canaux de l’économie. Le ministre précise : « Ordonner toute espèce de dépenses, même inutiles, ne constitue pas une mauvaise gestion. N’est-ce pas toujours animer le mouvement de l’argent dont l’immobilité devient, en France surtout, funeste […]. »

Employé zélé, Sébastien ne perçoit pas

que plus il en fera, plus on lui en demandera

            Outre qu’il nous livre des réflexions sur le fonctionnement de l’Etat, Balzac nous fait partager la vie quotidienne des employés. Le matin, ils arrivent au ministère à partir de huit heures ; à la mi-journée, ils ont une coupure d’une heure pour déjeuner ; et l’après-midi, ils terminent leur journée à quatre heures ; mais dès trois heures et demie, ils rangent leurs affaires et sortent leur chapeau, si bien qu’ « à quatre heures, il ne reste plus que les véritables employés, ceux qui prennent leur état au sérieux. » Un nouvel employé, le jeune Sébastien, est plein de zèle : il arrive le premier le matin et repart le dernier le soir. Le vieil Antoine, un ancien du ministère, qui tient à calmer ses ardeurs, le met en garde : « Plus vous en ferez, plus on vous en demandera et l’on vous laissera sans avancement ! »

            A l’époque de Balzac, il n’y a bien sûr pas de machine à café autour de laquelle se retrouver, mais il y a un poêle auprès duquel les employés se réchauffent, et c’est à cet endroit que les personnages du roman nouent la conversation. On peut presque dire que le destin de M. Rabourdin sera scellé devant le poêle.

            Même si Les Employés n’est pas un roman majeur de Balzac, sa lecture est à recommander d’urgence à tout candidat aux élections en train de bâtir un plan de réforme de l’Etat et de l’administration.

 

Les Employés, de Balzac, 1844, édition d’Anne-Marie Meininger, 1985, collection Folio.

20/10/2014

Le Père Goriot, de Balzac

Derrière toute grande fortune se cache un crime

Le Père Goriot

Le jeune Eugène de Rastignac monte à Paris et prend une chambre dans une pension de famille. Il y rencontre le père Goriot, un homme très riche qui vit pourtant misérablement. Après enquête, Rastignac découvrira le secret du vieillard. Dans ce roman, Balzac nous démontre, preuve à l’appui, que le travail ne paie pas, la plupart des gens fortunés étant des héritiers. Le livre prend une dimension supplémentaire de nos jours, alors que la société actuelle s’interroge sur la fin de vie. A travers l’exemple de l’agonie de Goriot, Balzac nous renseigne sur la frontière entre la vie et la mort.

            Le Père Goriot suscite actuellement un regain d’intérêt depuis que l’économiste Thomas Piketty y fait référence dans son livre Le Capital au XXIème siècle, best-seller en France et aux Etats-Unis.

            Ce n’est pas le roman de Balzac le plus difficile d’accès, mais ce n’est pas pour autant le plus facile. Le livre est d’une longueur raisonnable, mais le texte n’est pas aéré, il ne bénéficie pas de divisions en chapitres et certains paragraphes font plus d’une page. Le lecteur se doit d’être attentif aux trente premières pages environ, qui sont des pages d’exposition au cours desquelles Balzac présente les personnages un à un. Si le lecteur sait être patient, alors il sera largement récompensé en entrant peu à peu dans une histoire dont il voudra savoir le dénouement.

 le père goriot,balzac,la comédie humaine,rastignac,vautrin           « All is true » nous dit, en anglais dans le texte, Balzac dans son ouverture du Père Goriot. Il précise que son livre n’est ni un roman ni une fiction. Le héros en est Eugène de Rastignac. C’est un garçon de vingt-et-un ans qui a quitté son Angoulême natale pour monter à Paris y suivre des études de droit. C’est encore un cœur pur plein d’illusions sur la vie. Il trouve pension à la Maison-Vauquer, tenue par madame Vauquer (prononcez Vauquère). Les pensionnaires sont des gens de condition modeste qui ne font pas de folie et se révèlent, dans l’ensemble, assez médiocres. Par exemple, ils pratiquent un humour à deux sous. Ainsi, en 1819, date à laquelle se déroule l’histoire, le diorama est une invention toute récente qui fait parler d’elle, si bien, que, pour plaisanter, les pensionnaires de la maison ont pris l’habitude de décliner les mots qu’ils utilisent dans la conversation, en leur ajoutant la terminaison rama. Ainsi, au cours du dînerama l’un des convives évoque sa santérama. Cet usage donne lieu à une discussion très savante pour savoir s’il faut dire froidorama, le mot froid se terminant par la lettre d, ou plutôt froitorama, suivant la règle qui veut que l’on dise : « J’ai froit aux pieds. »

            Pendant les repas pris en commun, les pensionnaires font de l’un des leurs leur souffre-douleur : monsieur Goriot, le doyen de la maison, est l’objet de leurs moqueries. Goriot, que l’on appelle sans égard le père Goriot, est un être bien mystérieux. Rastignac apprend que c’est un ancien négociant qui a fait fortune dans la farine. Dans ce cas, comment expliquer qu’un homme qui a gagné beaucoup d’argent mène une vie aussi modeste dans un tel endroit ? La vérité est simple à comprendre, Goriot n’a qu’une seule passion dans la vie, ses deux filles. Il a réussi à conclure pour elles des mariages « heureux » : l’aînée est devenue comtesse de Restaud et la cadette, baronne de Nucingen. Mais, peu de temps après leurs mariages, ses filles et ses gendres eurent honte de lui. Comprenant la situation nouvelle et refusant de constituer une gêne pour ses enfants, le vieux Goriot accepta de se sacrifier et de se retirer en toute discrétion dans la modeste pension qu’est la Maison-Vauquer.

Goriot aime ses filles

comme un amant aime

passionnément sa maîtresse

            Rastignac se prend de curiosité pour la personne de Goriot. Il se lie avec lui. Goriot le pousse à devenir l’amant de la baronne de Nucingen, espérant ainsi, par son intermédiaire, se rapprocher de sa fille cadette. Peu à peu, Rastignac découvre la personnalité de Goriot : le vieil homme aime ses filles au point de s’oublier lui-même, il les aime comme un amant peut passionnément aimer sa maîtresse, au-delà de toute raison. Goriot a gâté ses filles et a abîmé leur caractère. Aux yeux des deux sœurs, leur père n’a d’existence que par rapport à elles. Toutes deux se montrent bien ingrates avec lui.

            Rastignac, qui cherche encore sa voie, comprend que le comportement de Goriot, qui s’est donné à ses filles, conduit à une impasse. Un autre pensionnaire lui montre un tout autre exemple. Cet autre pensionnaire, c’est monsieur Vautrin. Vautrin est le négatif de Goriot. Autant Goriot est un être effacé, morose, qui dégage une impression de tristesse, autant Vautrin est une forte personnalité, c’est un être truculent, jouisseur, qui respire la joie de vivre. Il est souvent de bonne humeur, trouve le mot pour rire, et sait parler aux dames (en dépit de ses inclinations.) Il connaît la réalité de la vie et, en face de Rastignac, il met les points sur les i. Pour avoir un train de vie conforme à son goût, Rastignac a besoin d’une fortune d’un million par an, or jamais l’étudiant en droit n’arrivera à accumuler une telle somme par le produit de son travail, même après une brillante carrière dans la magistrature. Vautrin, qui entend se transformer en grand marionnettiste, dit crûment à Rastignac à quoi pourrait ressembler son parcours professionnel : « Il faudra […] commencer […] par devenir le substitut de quelque drôle, dans un trou de ville où le gouvernement vous jettera quelques milles francs d’appointements, comme on jette une soupe à un dogue de boucher. […] Si vous n’avez pas de protection, vous pourrirez dans votre tribunal de province. Vers trente ans, vous serez juge à douze cents francs par an, si vous n’avez pas encore jeté la robe aux orties. Quand vous aurez atteint la quarantaine, vous épouserez quelque fille de meunier, riche d’environ six mille livres de rente. Ayez des protections, vous serez procureur du roi à trente ans, avec mille écus d’appointements, et vous épouserez la fille du maire. Si vous faites quelques-unes de ces petites bassesses politiques, […] vous serez à quarante ans procureur général, et vous pourrez devenir député. […] J’ai l’honneur de vous faire observer de plus qu’il n’y a que vingt procureurs généraux en France, et que vous êtes mille aspirants à ce grade, parmi lesquels il se trouve des farceurs qui vendraient leur famille pour monter d’un cran. […] Une rapide fortune est le problème que se proposent de résoudre en ce moment cinquante mille jeunes gens qui se trouvent dans votre position. » Bref, explique Vautrin, le travail ne paie pas. Après tout, si les filles Goriot sont si riches, elles, c’est parce qu’elles sont des héritières.

            Vautrin, dont le lecteur ne tardera pas à connaître la véritable identité, connaît le moyen de faire rapidement fortune et veut l’enseigner à Rastignac. Il se transforme en mauvais génie en lui proposant un chemin bien singulier. Vautrin conclue son propos ainsi : « Le secret des grandes fortunes sans cause apparente est un crime oublié, parce qu’il a été proprement fait. »

            Par la bouche de Vautrin, c’est bien sûr Balzac qui parle. Et pour achever de convaincre le lecteur, Balzac raconte comment Goriot, un homme apparemment honnête et désintéressé, a pu gagner autant d’argent au cours de sa vie. Même la fortune de ce brave Goriot a été bâtie sur la base d’une malhonnêteté.

Le rôle primordial

du cerveau

            Comme l’ensemble de l’œuvre de Balzac, Le Père Goriot est un livre très riche qui aborde de nombreux sujets. De nos jours, il prend encore une dimension nouvelle à l’heure où notre société s’interroge sur la fin de vie et les limites entre la vie et la mort. Un être humain est-il encore vivant en l’absence de toute activité cérébrale ? Balzac fournit des éléments de réponse à travers l’exemple de l’agonie de Goriot. Lorsque le vieillard est à l’article de la mort, allongé sur son lit de douleur, Rastignac le veille et obtient d'un ami étudiant en médecine, Bianchon, qu'il lui donne un coup de main. Bianchon, très curieux d’approfondir ses connaissances médicales, demande à Rastignac de surveiller l’agonie du malade et de bien noter ses déclarations : « s’il s’occupe de matérialités ou de sentiment ; s’il calcule, s’il revient sur le passé », car, poursuit Bianchon, il arrive que « le cerveau recouvre quelques unes de ses facultés, et la mort est plus lente à se déclarer ».

            Tout au long de l’agonie de Goriot, Balzac se montre très attentif au rôle primordial tenu par le cerveau et parle du « combat qui se livrait entre la mort et la vie dans une machine qui n’avait plus cette espèce de conscience cérébrale d’où résulte le sentiment du plaisir et de la douleur pour l’être humain. » Un peu plus loin, quand Goriot rouvre les yeux, l’une de ses filles, présente à ses côtés, reprend espoir, mais il s’agit d’un simple geste convulsif. Le cerveau a cessé de fonctionner.

            Le Père Goriot nécessiterait, à différents moments de la vie, une relecture régulière, qui seule permettrait d’en saisir toute la portée. A chaque fois, le lecteur y trouverait des éléments d’observation et de réflexion qui lui avaient échappé précédemment.

 

Le Père Goriot, de Balzac, 1835, collections Folio, Garnier et Le Livre de Poche.