Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

30/03/2015

Les Employés, de Balzac

La réforme de l’Etat vue par Balzac

Les Employés

Il était une fois un haut fonctionnaire nommé Rabourdin, qui rêvait de réformer l’Etat. Il envisageait une réduction du nombre d’employés des ministères. Ainsi la France ferait des économies et serait mieux gouvernée. Mais M. Rabourdin va être confronté à bien des obstacles dans sa tentative de réforme. Les Employés est un roman méconnu de Balzac, dans lequel il nous livre ses réflexions sur le fonctionnement de l’administration.

            Dans la France de la Restauration,Monsieur Rabourdin est haut fonctionnaire, il est chef de bureau dans un ministère, le ministère des Finances semble-t-il, bien que ce point ne soit pas précisé. Il aimerait monter en grade. Or son supérieur hiérarchique direct, M. de La Billardière, chef de division, est à l’article de la mort. M. Rabourdin est bien placé pour lui succéder. A cette occasion, deux divisions pourraient même être fusionnées en une seule entité dont il deviendrait le directeur.

          les employés,balzac,anne-marie meininger,bixiou,la comédie humaine  Mais M. Rabourdin est un homme d’honneur, c’est un être droit qui ne veut pas obtenir sa promotion à coups d’intrigues. Non, il veut faire valoir ses compétences et mériter son avancement. Pour cela, il veut convaincre le ministre qu’il est l’homme de la situation. Il prépare dans le plus grand secret une réforme de l’administration. M. Rabourdin en est persuadé, l’Etat peut faire de substantielles économies en mettant à plat sa fiscalité, en réduisant le nombre de ministres, et surtout en diminuant le nombre de fonctionnaires, couramment appelés employés. Mais, quand son projet va être révélé, M. Rabourdin va trouver beaucoup d’adversaires sur sa route, prêts à le faire trébucher, notamment tous ceux dont il a l’intention de supprimer le poste. Il va notamment se heurter au redoutable M. des Lupeaulx, puissant secrétaire général du ministère.

            Les Employés est un roman méconnu de Balzac, mais plus que jamais d’actualité. L’auteur nous décrit la naissance de l’Etat moderne, le développement de l’administration et les tentatives, avortées, pour alléger la bureaucratie. Il y a de très nombreux personnages qui apparaissent dans ce roman, ce sont les employés du ministère, que Balzac décrit un par un. Le lecteur peut être perdu dans cette longue succession de portraits, mais ensuite il n’est pas déçu par l’intrigue qui multiplie les coups-fourrés dont il pourra se délecter. Assez curieusement, une bonne partie du roman est composée uniquement de dialogues, comme s’il s’agissait d’une pièce de théâtre. Peut-être Balzac veut-il ainsi nous montrer que le ministère ressemble à un théâtre vivant.

            Et puis, ce qui finit par rendre la lecture excitante, ce sont toutes les remarques faites par Balzac sur le fonctionnement de l’Etat et surtout sur ses dysfonctionnements. Le premier chapitre est presqu’exclusivement consacré à la description de la machine administrative. D’emblée, Balzac se déchaine en dénonçant un mal qui ronge la France depuis Louis XIV : le rapport. Face à la moindre difficulté, tout ministre commande un rapport : « Il ne se présenta rien d’important dans l’Administration, que le ministre, à la chose la plus urgente, ne répondît : “J’ai demandé un rapport.” Le rapport devint ainsi, pour l’affaire et le ministre, ce qu’est le rapport à la Chambre des députés pour les lois : une consultation où sont traitées les raisons contre et pour avec plus ou moins de partialité. Le ministre, de même que la Chambre, se trouve tout aussi avancé avant qu’après le rapport. [Sous la Restauration,] il se faisait alors en France un million de rapports écrits par année ! Ainsi la Bureaucratie régnait-elle ! »

Quand elle apprend que son mari

veut réduire le nombre d’employés des ministères,

Mme Rabourdin est catastrophée

            M. Rabourdin veut réformer l’administration, partant du principe que, selon lui, « Economiser, c’est simplifier. Simplifier, c’est supprimer un rouage inutile. » En conséquence, le nombre de ministères sera réduit de sept à trois, et le nombre d’employés de vingt mille à six mille. Les fonctionnaires seront moins nombreux, mais mieux payés, car « selon M. Rabourdin, cent employés à douze mille francs feraient mieux et plus promptement que mille employés à douze cent francs. »

            Quand M. Rabourdin veut exposer son plan de réforme à sa femme, elle est catastrophée et croit devenir folle, elle qui veut voir son mari promu afin de satisfaire sa propre ambition. Comprenant qu’il va se faire beaucoup d’ennemis parmi les employés, elle refuse d’en savoir plus sur son plan et lui coupe sèchement la parole : « Ai-je besoin de connaitre un plan dont l’esprit est d’administrer la France avec six mille employés au lieu de vingt mille ? Mais, mon ami, fût-ce un plan d’homme de génie, un roi de France se ferait détrôner en voulant l’exécuter. On soumet une aristocratie féodale en abattant quelques têtes, mais on ne soumet pas une hydre à mille pattes. » Plus loin dans le roman, lors d’une conversation avec M. Des Lupeaulx, Mme Rabourdin se fait plus cruelle, en commentant le plan de réforme de son mari : « Bah ! des bêtises d’honnête homme ! Il veut supprimer quinze mille employés et n’en garder que cinq ou six mille, vous n’avez pas idée d’une monstruosité pareille […]. Il est de bonne foi. […] Pauvre cher homme ! »

            Bixiou (prononcez Bisiou), un employé du ministère plein d’esprit, est convaincu de la justesse du plan de réforme quand il déclare : « Quel est l’Etat le mieux constitué, de celui qui fait beaucoup de choses avec peu d’employés, ou de celui qui fait peu de choses avec beaucoup d’employés ? » Pourtant, Bixiou se veut très lucide et parie sur l’échec de Rabourdin. Il s’en explique à ses collègues : « Il est juste que M. Rabourdin soit nommé ; car en lui, l’ancienneté, le talent et l’honneur sont reconnus, appréciés et récompensés. La nomination est même dans l’intérêt bien entendu de l’Administration. Eh bien, à cause de toutes ces convenances et de ces mérites, en reconnaissant combien la mesure est équitable et sage, je parie qu’elle n’aura pas lieu ! »

            Il est vrai que, pour le ministre, M. Rabourdin est dans l’erreur quand il entend faire la chasse aux gaspillages, car, selon Son Excellence, il n’y pas de gaspillage du moment que l’argent circule et irrigue les canaux de l’économie. Le ministre précise : « Ordonner toute espèce de dépenses, même inutiles, ne constitue pas une mauvaise gestion. N’est-ce pas toujours animer le mouvement de l’argent dont l’immobilité devient, en France surtout, funeste […]. »

Employé zélé, Sébastien ne perçoit pas

que plus il en fera, plus on lui en demandera

            Outre qu’il nous livre des réflexions sur le fonctionnement de l’Etat, Balzac nous fait partager la vie quotidienne des employés. Le matin, ils arrivent au ministère à partir de huit heures ; à la mi-journée, ils ont une coupure d’une heure pour déjeuner ; et l’après-midi, ils terminent leur journée à quatre heures ; mais dès trois heures et demie, ils rangent leurs affaires et sortent leur chapeau, si bien qu’ « à quatre heures, il ne reste plus que les véritables employés, ceux qui prennent leur état au sérieux. » Un nouvel employé, le jeune Sébastien, est plein de zèle : il arrive le premier le matin et repart le dernier le soir. Le vieil Antoine, un ancien du ministère, qui tient à calmer ses ardeurs, le met en garde : « Plus vous en ferez, plus on vous en demandera et l’on vous laissera sans avancement ! »

            A l’époque de Balzac, il n’y a bien sûr pas de machine à café autour de laquelle se retrouver, mais il y a un poêle auprès duquel les employés se réchauffent, et c’est à cet endroit que les personnages du roman nouent la conversation. On peut presque dire que le destin de M. Rabourdin sera scellé devant le poêle.

            Même si Les Employés n’est pas un roman majeur de Balzac, sa lecture est à recommander d’urgence à tout candidat aux élections en train de bâtir un plan de réforme de l’Etat et de l’administration.

 

Les Employés, de Balzac, 1844, édition d’Anne-Marie Meininger, 1985, collection Folio.