17/10/2019
Belle de Jour, de Bunuel
Catherine Deneuve prisonnière de ses rêves
Belle de Jour
Catherine Deneuve interprète une épouse modèle aux rêves inavouables. Comme à son habitude, Bunuel se plaît à s’emparer des conventions bourgeoises pour les inverser. Mais il n’y a aucune image ni aucun propos graveleux dans son film très librement adapté d’un roman de Kessel.
Séverine est une jeune femme qui habite un vaste appartement situé dans les beaux quartiers de Paris. Son mari, médecin des hôpitaux, est jeune et beau, et ils s’aiment profondément. Leur couple est si harmonieux qu’il fait l’admiration de leurs amis. Lui, il fait figure de boy-scout ; et elle, elle est l’incarnation même de la vertu. En vérité, il y existe deux Séverine : il y a la Séverine bourgeoise respectable et épouse modèle ; et il y a l’autre Séverine, aux rêves inavouables et aux fantasmes dont elle est prisonnière. Se trouvant froide vis-à-vis de son mari, elle imagine pendant son sommeil qu’elle est la proie d’actes sadomasochistes dont il est l’auteur.
Elle entend parler par hasard d’une certaine Madame Anaïs qui appartient au monde de la mode et qui emploie des jeunes femmes dans son appartement. Séverine, ressentant une mystérieuse attirance à laquelle elle ne sait résister, se présente à Mme Anaïs et se fait embaucher. De façon à ce que son mari ne se doute de rien, elle travaillera exclusivement de jour, de deux à cinq ; d’où son surnom de Belle de Jour.
Dans ce film, comme à son habitude, Bunuel se plaît à s’emparer des conventions bourgeoises pour les inverser. En travaillant pour le compte de Mme Anaïs, Séverine brave les interdits de son enfance et de son éducation. Elle est très appréciée de sa patronne qui a tout de suite remarqué qu’elle a bon genre. Elle est élégante dans sa tenue dessinée par Yves Saint Laurent, qui contraste avec les vêtements de confection portée par les autres filles. En tant qu’anciennes, celles-ci ne se privent pas de l’aider de leurs conseils : « Il faut, dit l’une d’eux, mettre une robe qui s’enlève en deux-trois mouvements ». Séverine tient compte de cette recommandation; si bien qu’une fois arrivée chez Mme Anaïs, elle prend l’habitude de se changer pour enfiler sa tenue de travail.
Mme Anaïs est une patronne exigeante, elle tient à la ponctualité et n’aime pas le travail d’amateur : « Il y a la rue pour ça », dit-elle gravement. Dans un premier temps, elle réserve Séverine à ses clients fidèles, sensibles à l’attrait de la nouveauté. Chacun d’entre eux a sa propre personnalité, et Séverine doit apprendre à les connaître pour satisfaire au mieux leurs désirs. Au soir du premier jour, après s’être efforcée de répondre à leurs fantasmes, elle éprouve le besoin de prendre une douche et de jeter ses sous-vêtements au feu, comme si elle voulait se purifier. Elle qui a été élevée dans la religion, est prise de remords quand elle pense à la double vie qu’elle mène. Un ami du couple, un jour qu’il rend visite à Mme Anaïs, est profondément choqué de découvrir Séverine parmi le personnel de la maison, alors qu’il voyait en elle la personnification de la vertu. Ce jour-là, il lui fait part de sa profonde déception. Pourtant son activité transforme Séverine et la guérit de sa froideur. Elle y trouve son épanouissement et se met à sourire, ce qui la rapproche encore un peu plus de son mari, qui est comblé de la voir rayonnante.
Dans le cinéma de Bunuel,
le spectateur n’a pas le temps de s’ennuyer
Dans ce film Bunuel fait défiler toutes les formes de perversités, y compris la nécrophilie, qui aurait dû donner lieu à une scène de messe qui fut enlevée au montage. Ce qui fait la force du film, c’est l’absence d’image ou de propos graveleux. L’appartement de Mme Anaïs est très bien tenu et l’on n’y croise que des gens bien élevés, à l’exception d’un jeune révolutionnaire espagnol qui se montre brutal et qui sera la mauvaise conscience de Séverine. Le film et ses nombreuses scènes de rêves permettent de saisir le décalage qu’il peut y avoir entre le sens de la morale qu’a une personne et le combat qu’elle mène (ou ne mène pas) pour se libérer des fantasmes qui ont pris possession de son cerveau.
Par son élégance et sa froideur naturelle, Catherine Deneuve colle parfaitement au personnage de Séverine, Jean Sorel étant son mari. Parmi les clients de Mme Anaïs on reconnaît Francis Blanche et François Maistre, lequel a un comportement singulier. Quant à Michel Piccoli dans le rôle de l’ami du couple, il désire Séverine tant qu’il croit qu’elle est la personnification de la vertu. Comme dans le précédent film de Bunuel, le scénario a été écrit par Jean-Claude Carrière, qui a brillamment ordonné et mis en forme les idées du cinéaste, tout en faisant en sorte que le spectateur ne parvienne pas à clairement distinguer le rêve de la réalité. Au festival de Venise de 1967, Belle de jour reçut le Lion d’or du meilleur film.
A notre époque, une telle œuvre peut difficilement choquer le spectateur, qui depuis en a vu d’autres ; elle le distrait plutôt, car ici on n’a pas le temps de s’ennuyer. Bunuel disait : « On peut discuter le contenu d’un film, son esthétique (s’il en y en a une), son style, sa tendance morale. Il ne doit jamais être ennuyeux. » On ne saurait mieux dire.
Belle de Jour, de Luis Bunuel, 1967, avec Catherine Deneuve, Jean Sorel, Michel Piccoli, Geneviève Page, Francis Blanche, Georges Marchal, Francesco Rabal et François Maistre, DVD StudioCanal.
11:20 Publié dans Etude de moeurs, Film | Tags : bunuel, deneuve, jean sorel, piccoli, geneviève page, francis blanche, georges marchal, francesco rabal, françois maistre, belle de jour | Lien permanent | Commentaires (0)
13/03/2017
Le Prix du danger, d'Yves Boisset
Film d’anticipation sur la téléréalité
Le Prix du danger
Le Prix du danger est un jeu télévisé au cours duquel le candidat tente d’échapper à une équipe de chasseurs lancés à ses trousses. Sorti en 1983, ce film annonce les dérives de ce qui sera baptisé plus tard la « téléréalité ». Il n’a pas pris une ride.
Les règles du jeu télévisé Le Prix du danger sont simples. Un candidat est déposé par hélicoptère à un point A, situé quelque part en ville ; et il doit gagner un point B, connu de lui seul et de la production. Sur son parcours il est poursuivi par une équipe de chasseurs, qui essaient, en toute « sportivité », de le rattraper. Si, à l’issue du jeu, le candidat a réussi à leur échapper, alors il empoche une récompense d’un million de dollars ; dans le cas contraire, sa veuve reçoit un lot de consolation de dix mille dollars.
Yves Boisset eut l’idée de ce film dès la fin des années soixante, après avoir lu une nouvelle de quelques pages, The Prize of peril, écrite par un auteur de science-fiction, Robert Shekley. Il eut beaucoup de mal à monter son projet et dut patienter plus d’une dizaine d’années.
Le spectateur comprend que l’histoire se passe dans un futur proche. Bien qu’aucune date ne soit mentionnée, Boisset précisa par la suite qu’il avait en tête l’année 2005. Il voulait ainsi se projeter une vingtaine d’années plus tard, sachant que le film fut tourné en 1982. Le pays semble imaginaire, même si, dans le film, la devise utilisée est le dollar.
Le décor tient une place de première importance dans ce film à caractère urbain. A l’exception de quelques séquences dans le RER parisien, l’essentiel du film fut tourné à Belgrade. Boisset a su tirer parti de l’architecture stalinienne de la capitale yougoslave, avec ses vastes esplanades et ses barres d’immeubles écrasantes. Cet urbanisme sans âme est à l’image d’une société devenue déshumanisée.
Dans cette société rongée par le chômage de masse, le jeu Le Prix du danger offre l’espoir aux candidats d’échapper à la précarité et de gagner la tranquillité matérielle pour le restant de leurs jours. Les producteurs ont reçu l’approbation officielle du ministre du Chômage, qui est bien conscient de l’utilité sociale d’une telle émission.
Ils sont cependant attaqués en justice par des idéalistes qui dénoncent le caractère meurtrier du jeu. Il est vrai qu’en règle générale le candidat est rattrapé par les chasseurs dans les dernières minutes de l’émission.
Face à leurs détracteurs, les producteurs ne manquent pas d’arguments ; le jeu, disent-ils, est un moyen pour les téléspectateurs d’exorciser la violence qui est en eux. De même que, précisent-ils, la criminalité chute en cas de guerre, les statistiques montrent une baisse très nette de la délinquance les jours de diffusion de l’émission. Et quand le caractère prétendument meurtrier du jeu leur est reproché, ils n’ont aucun mal à démontrer qu’ils agissent dans un cadre légal ; ils se contentent d’utiliser une faille de la loi sur le suicide librement consenti, qui autorise à demander l’aide d’autrui pour mourir.
Michel Piccoli se montre mielleux dans le rôle de l’animateur
qui envoie les candidats à la mort
Dans ce film qui se passe quasiment en temps réel, c’est Gérard Lanvin qui incarne le candidat. Son rôle est très physique : on le voit courir, grimper et sauter, comme le faisait Belmondo à la même époque. Michel Piccoli est l’animateur du jeu : affublé d’une perruque ridicule et d’un complet immaculé, il est le M. Loyal de ces jeux du cirque moderne ; il se montre mielleux avec les candidats qu’il envoie à la mort, et se prend très au sérieux devant son public. Il est vrai que son émission rassemble, nous dit-on, plus de cent millions de spectateurs. Le personnage qu’interprète Piccoli n’est pas sans rappeler Guy Lux et Léon Zitrone dans la présentation d’Interville.
En voyant ce film, il faut avoir en tête qu’à sa sortie, en 1983, la téléréalité n’existait pas encore. En France, il n’y avait pas de chaîne privée, les trois chaînes existantes (TF1, Antenne 2 et FR3) étant publiques. Les quelques jeux télévisés que regardaient les Français étaient Des Chiffres et des lettres, Les Jeux de 20 heures, Jeux sans frontière… Le plus sportif de ces jeux était La Chasse au trésor avec Philippe de Dieuleveult, le Tintin de la télévision, mais l’émission se voulait autant intellectuelle que sportive.
Autrement dit, Le Prix du danger est un film qui fut en avance sur son temps, en anticipant les dérives de ce qui allait être baptisé la téléréalité. Il se peut que le film d’Yves Boisset rappelle à certains cinéphiles Les Chasses du comte Zarof, qui, au début des années trente, mettait déjà en scène une chasse à l’homme. Le Prix du danger est un spectacle qui n’a pas vieilli et dans lequel le spectateur n’a pas le temps de souffler.
Le Prix du danger, d’Yves Boisset, 1982, avec Gérard Lanvin, Michel Piccoli, Marie-France Pisier, Bruno Cremer et Andréa Ferréol, DVD Tamasa Diffusion.
08:31 Publié dans Film, Policier, thriller, suspense, Société | Tags : le prix du danger, yves boisset, gérard lanvin, piccoli, marie-france pisier, bruno cremer, andréa ferréol | Lien permanent | Commentaires (0)
23/05/2016
Une étrange affaire, de Pierre Granier-Deferre
L’un des meilleurs rôles de Piccoli
Une étrange affaire
Un jeune cadre salarié d’un grand magasin est fasciné par son nouveau patron. Il se donne à lui corps et âme sans comprendre qu’il a affaire à un prédateur aux intentions troubles. Michel Piccoli, dans le rôle du directeur, est ambigu à souhait.
Louis Coline est le numéro deux du service marketing d’un grand magasin parisien. Il n’est pas débordé de travail, arrive tard au bureau et passe beaucoup de temps au bistrot. Pourtant c’est un jeune homme plein d’ambition qui aimerait tant donner le meilleur de lui-même. Un nouveau directeur arrive à la tête du magasin. C’est un bel homme, grand et large d’épaules, très élégant, âgé d’une cinquantaine d’années. Il s’appelle Bertrand Malair et débarque en compagnie de sa garde rapprochée, deux jeunes gens qui ne le quittent guère et qui l’assistent au quotidien dans sa fonction de directeur.
Craignant de faire partie de la prochaine charrette, Louis est décidé à faire preuve de dynamisme afin d’échapper au couperet. Il s’adresse directement à Bertrand Malair et lui fait part de ses suggestions pour développer le marketing. Malair l’écoute avec intérêt. Il retient ses idées, l’associe à sa garde rapprochée et lui accorde une promotion en le nommant chef du service marketing. Louis est comblé, il a enfin le sentiment de donner du sens à son travail et d’avoir trouvé sa voie. Peu à peu il est fasciné par la personnalité de Malair et tombe sous son charme, sans s’apercevoir qu’il a affaire à un prédateur qui va s’immiscer dans sa vie privée pour le dévorer.
Il ne faut pas confondre Une étrange affaire avec Une ténébreuse affaire, le roman de Balzac ; les deux œuvres n’ont aucun rapport, sauf cette ressemblance de nom. Le film de Granier-Deferre, tourné en 1981, montre le monde du travail tel que l’on pouvait se le représenter à l’époque. Dans le secteur de la distribution, malgré le développement récent des grandes surfaces, les grands magasins parisiens semblent assis sur des bases solides. Les bureaux ont un aspect XIXème siècle et sont séparés par des cloisons, les open spaces n’ayant pas encore fait leur apparition. Il n’y a pour ainsi dire pas d’ordinateur ; la musique que l’on entend le plus est celle de la frappe des machines à écrire manipulées par des armées de secrétaires. Le vouvoiement est d’usage dans ce grand magasin et une certaine distance est gardée entre un subordonné et son supérieur hiérarchique.
La France est alors dans les premières années de la crise économique qui a éclaté suite aux chocs pétroliers de 1973 et 1979 ; il y a déjà des craintes pour l’emploi, et le mot « charrette » est entré dans le langage courant. Il faut dire que le directeur ne fait pas dans le sentiment quand il décide de licencier un salarié qu’il estime surnuméraire.
En contrepartie de sa promotion
le directeur attend de Louis une disponibilité totale
Bertrand Malair favorise Louis et le promeut. Mais, en contrepartie de son avancement, il attend de lui une disponibilité totale. Il lui fait comprendre qu’il doit de lui-même renoncer à la semaine de sports d’hiver qu’il avait prévu de passer avec sa femme, Nina. Il lui demande de l’accompagner au magasin le dimanche et dans des dîners en ville tard le soir.
Louis se laisse faire. Malair est devenu son gourou, il finit par lui obéir sans réfléchir et le fait passer avant sa femme. Nina trouve malsains les nouveaux amis de son mari. Invitée à se rendre dans le bureau de Malair, elle trouve le cadre sinistre : Malair s’est fait aménager un bureau design aux murs tout blancs et froids et au mobilier contemporain, qui contraste avec l’aspect dix-neuvième siècle du magasin. Nina voit son ménage se fissurer, elle sent que son mari lui échappe et ne sait plus que faire pour lui ouvrir les yeux.
Michel Piccoli est remarquable dans la peau de Bertrand Malair. Pour l’historien Jean Tulard, il s’agit là de son meilleur rôle. Il est troublant et ambigu à souhait. Par contraste, Gérard Lanvin apparaît assez candide et manipulable dans son interprétation de Louis Coline. Nathalie Baye, dans le rôle de Nina, se montre plus lucide que lui. Jean-Pierre Kalfon se montre trouble lui aussi, dans le rôle du second de Mahler.
L’atmosphère de ce film est effectivement étrange, voire malsaine. Qui aime l’ambiguïté au cinéma sera comblé en voyant ce film.
Une étrange affaire, de Pierre Granier-Deferre, 1981, avec Michel Piccoli, Gérard Lanvin, Nathalie Baye, Jean-Pierre Kalfon et Jean-François Balmer, DVD StudioCanal.
07:30 Publié dans Etude de moeurs, Film, Société | Tags : une étrange affaire, pierre granier-deferre, piccoli, gérard lanvin, nathalie baye, jean-pierre kalfon, jean-françois balmer | Lien permanent | Commentaires (0)