10/04/2017
Europe 51, de Rossellini
La vie édifiante de sainte Ingrid-des-Pauvres
Europe 51
Une jeune femme superficielle et mondaine, interprétée par Ingrid Bergman, perd brutalement son fils. Elle éprouve alors un sentiment de culpabilité et change radicalement de vie. Elle va vers les pauvres pour les décharger d’une part de leur fardeau, espérant ainsi trouver le chemin de la rédemption. Dans Europe 51, Rossellini imagine ce qui se passerait si saint François d’Assise revenait parmi nous. Selon le cinéaste, il serait déclaré fou et envoyé à l’asile.
Irene Girard est l’épouse du directeur de la filiale italienne d’une multinationale. Elle vit dans un immeuble luxueux de Rome, avec son mari et leur fils Michel, un garçon d’une dizaine d’années. Elle est une jeune femme futile, une mondaine pour laquelle seuls comptent les relations et les dîners en ville. Elle n’a guère de temps de s’occuper de son fils ; or c’est un enfant sensible qui ne s’est jamais complètement remis de ses années passées à Londres sous les bombardements. Il ne s’intéresse à rien et, quand des invités arrivent avec un cadeau à son intention, il ne prend même pas la peine de l’ouvrir.
Un jour c’est le drame : Michel est retrouvé agonisant au bas de la cage d’escalier de leur immeuble. Il meurt quelques heures plus tard. Quand Irene apprend la vérité sur les circonstances de l’« accident » de son fils, elle se sent aussitôt coupable de sa mort. Dans les semaines qui suivent, elle reste dans un état prostration et se montre incapable de refaire surface, malgré l’insistance de son mari qui la supplie de se montrer forte et de reprendre goût à la vie.
C’est alors qu’un journaliste ami de la famille la persuade que sa vie n’est pas finie, car elle peut se rendre utile aux autres. Il lui ouvre les yeux sur l’humanité qui l’entoure et les misères à soulager. Il l’emmène visiter un couple d’ouvriers qui n’a pas suffisamment d’argent pour acheter les médicaments nécessaires à l’un de ses enfants qui est gravement malade.
Irene n’a pas besoin de courir la terre pour découvrir un monde inconnu. Il lui suffit de prendre l’autobus et d’aller à l’autre bout de Rome. Une fois arrivée dans un faubourg de la ville, elle se trouve confrontée à une réalité sociale qui la laissait indifférente auparavant. Irene la superficielle change alors de vie ; elle se met au service des pauvres et les aide à porter leur fardeau, espérant ainsi trouver le chemin de la rédemption. Sous nos yeux, Irene se métamorphose et acquiert une conscience sociale.
Les scènes en usine sont directement inspirées
du témoignage de la philosophe Simone Weyl
Rossellini eut l’idée de son film en se demandant ce qui se passerait si saint François d’Assise revenait aujourd’hui. Selon le cinéaste, on le déclarerait fou et on l’enverrait à l’asile. Dans le film, saint François d’Assise, c’est Irene incarnée par Ingrid Bergman. Sa volonté de secourir les pauvres est incomprise de son entourage, lequel est stupéfait d’apprendre qu’elle est allée travailler quelques jours en usine pour remplacer une ouvrière. Son mari, dans un premier temps, la soutient avant de se convaincre qu’elle a perdu la raison. Pour lui et son entourage, elle est folle, non parce qu’elle soulage les pauvres, mais parce qu’elle ne respecte plus les conventions sociales. Peu importe qu’elle fasse le bien autour d’elle, peu importe que son attitude soit hautement morale ; ses proches, eux, constatent que son comportement est anormal, dans le sens qu’il n’est pas conforme à la norme. Irene compromet l’équilibre de l’édifice social.
Les scènes d’Irene en usine sont directement inspirées du témoignage de Simone Weyl. Intellectuelle agrégée de philosophie, elle avait rompu avec son milieu pour aller travailler comme manœuvre au milieu des ouvriers. On retrouve certaines de ses idées dans le film, notamment quand Irene découvre que le travail à la chaîne aliène l’homme. C’est à ce moment-là que la jeune femme a un premier point de désaccord avec son ami journaliste. En tant que communiste, celui-ci voit le travail comme un moyen de libération, tandis qu’Irene, se rappelant la phrase « Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front », y voit une damnation. Elle s’écarte définitivement de lui quand il l’invite à construire le paradis sur terre ; cette proposition ne la satisfait pas, car ce paradis sur terre exclurait Michel qui est mort. Irene, elle, ne veut pas que le paradis soit réservé aux vivants, elle veut travailler pour Michel, c’est-à-dire pour l’éternité.
Pour Rossellini, ce n’est pas la jeunesse,
mais les morts qui dominent le monde
C’est là l’une des idées maîtresses de Rossellini, selon qui ce n’est pas la jeunesse, mais les morts qui dominent le monde. Ce sont ceux qui nous ont précédés qui décident de nos actes, nous sommes dépendants de l’héritage qu’ils nous ont laissé. C’est ainsi que le souvenir de Michel guide quotidiennement les gestes d’Irene.
Convaincue que la mort de son fils est la conséquence de son manque d’amour pour lui, elle en tire la conclusion que le mal en ce monde naît du manque d’amour et tente dorénavant d’y remédier.
Commentant son film deux ans après sa sortie, Rossellini déclara : « J’ai eu l’impression de m’exprimer avec un maximum de sincérité. Mon message est un message de foi, d’espoir et d’amour… un appel à l’humanité. Dans mes films il y a un anxieux désir de foi, d’espoir et d’amour… Il y a toujours le problème de la spiritualité, du déclin des valeurs humaines. » D’où le titre Europe 51 voulu par le cinéaste, le film étant censé mettre l’accent sur le vide spirituel de l’Europe d’après-guerre.
Europe 51 n’est pas le meilleur film de Rossellini, il n’est pas aussi abouti qu’Allemagne année zéro. La construction souffre de discontinuité et d’un manque d’unité. De fait, il y a deux parties distinctes dans ce film : la première partie, celle qui montre Irene la superficielle se désintéressant de son fils, est la plus réussie ; la seconde partie, qui la montre sur le chemin de la rédemption, peut paraître surchargée en considérations philosophiques. Et pourtant, elle est passionnante à suivre, car elle met en scène des personnages qui ne sont pas d’un bloc. Rossellini dépeint des caractères riches et complexes : Irene elle-même ne sait pas très bien où elle va ; son mari se persuade, à tort, qu’elle le trompe avec leur ami journaliste ; sa mère croit qu’elle est devenue communiste ; et l’un des spécialistes qui l’examine est gagné par le doute, il ne sait plus très bien s’il a affaire à une exaltée ou à une missionnaire, et il se rappelle que, par le passé, beaucoup de personnes ont été condamnées au bûcher pour avoir eu raison contre tout le monde.
L’interprétation d’Ingrid Bergman fait oublier tous les défauts que le film peut contenir. Elle est émouvante dans le rôle d’Irene, dont certains disent qu’elle est folle, tandis que d’autres la prennent pour une sainte. Le plan montrant Ingrid Bergman derrière les barreaux frappe l’imaginaire du spectateur.
Europe 51, de Roberto Rossellini, 1952, avec Ingrid Bergman, Alexander Knox, Ettore Giannini, Giuletta Massina et Sandro Franchina, DVD Tamasa Diffusion.
08:56 Publié dans Etude de moeurs, Film, Religion, Société | Tags : europe 51, rossellini, ingrid bergman, alexander knox, ettore giannini, giuletta massina, sandro franchina | Lien permanent | Commentaires (0)