08/12/2014
Passion française, les voix des cités, de Gilles Kepel
Nouveaux visages de la France
Passion française,
les voix des cités
Gilles Kepel, orientaliste reconnu, se rend à Marseille et à Roubaix-Tourcoing pour y rencontrer des candidats aux élections, issus de l’immigration. C’est l’occasion d’un coup de projecteur sur les quartiers populaires des deux métropoles. A Marseille, Kepel est frappé de l’importance prise par le trafic des stupéfiants. Il note aussi la présence ostensible du salafisme, qu’il retrouve à Roubaix.
Gilles Kepel est l’un des plus grands spécialistes français du monde musulman. C’est un spécialiste reconnu qui analyse froidement son objet d’étude. On peut dire de lui qu’il parle des passions sans passion et sans emportement. A l’occasion des élections législatives de 2012, il a constaté que, pour la première fois, un nombre non négligeable de candidats étaient issus de l’immigration. Au total, il en a dénombré quatre-cents à travers le territoire français. Kepel est allé à leur rencontre après les élections, pour savoir qui ils sont, ce qu’ils pensent et ce qui motive leur action politique.
Passion française, les Voix des cités compile les interviews des candidats aux élections, à Marseille et à Roubaix-Tourcoing. Kepel a choisi de rapprocher les deux métropoles, parce qu’elles ont le point commun de posséder un électorat populaire important et parce qu’elles sont situées aux extrémités d’une méridienne qui sépare la France de part et d’autre.
Kepel ne se borne pas à livrer des interviews brutes, il y ajoute ses commentaires et une mise en perspective, qui constituent la véritable valeur ajoutée de l’ouvrage.
En traversant les quartiers populaires de Marseille, Kepel est frappé des bouleversements qui se sont produits en l’espace d’une génération. Dès les années 80, les drogues dures faisaient leur apparition, mais, trente ans plus tard, elles sont devenues omniprésentes, au point que l’auteur s’interroge sur l’existence d’un prétendu modèle marseillais qui avait pourtant été vanté par les pouvoirs publics, notamment lors des émeutes urbaines de 2005. Pendant les événements, la ville était étrangement restée calme ; mais, se demande Kepel, n’est-ce pas parce que Marseille est sous la coupe des caïds qui étaient décidés à faire régner l’ordre, afin de ne pas gêner leurs affaires ? En 2012, Samia Ghali, du Parti socialiste, sénateur des Bouches-du-Rhône, a déclenché une polémique en déclarant souhaiter l’intervention de l’armée pour mettre fin aux trafics. Elle explique à Kepel qu’elle a déjà entendu, au sein des familles dont un enfant se drogue, une mère dire « Quand j’achète du poulet, j’en prends pour dix et un autre pour celui qui se drogue », parce que, poursuit Samia Ghali, un drogué, ça paraît bête, mais ça mange beaucoup. » Kepel décrit le supplice du barbecue que les trafiquants infligent aux individus qu’ils veulent punir. Ils criblent la victime de balles, l’enferment dans le coffre d’une voiture et y mettent le feu.
A Marseille, Kepel est également frappé par la présence ostensible du salafisme, qu’il qualifie de « symptôme nouveau et fulgurant ». Le salafisme est une branche de l’islam sunnite issue du wahabbisme, religion en vigueur en Arabie Séoudite. Ses adeptes sont d’autant plus identifiables que les hommes portent une longue barbe, avec moustache rasée, et une calotte, tandis que les femmes sont vêtues du niqab, voile intégrale, qui contrevient à la loi de 2010 interdisant de « porter une tenue destinée à dissimuler son visage ».
Roubaix, « la Mecque du socialisme »,
est devenue le laboratoire
de l’islam de France
L’emprise du salafisme n’est pas une spécificité marseillaise, Kepel la retrouve dans l’agglomération lilloise. A Roubaix, un candidat lui a donné rendez-vous à la Grande Brasserie de l’impératrice Eugénie. Pendant l’entretien, Kepel jette un coup d’œil à travers la verrière qui donne sur la place de la Liberté, où se trouve une bouche de métro. A ce moment-là, il remarque le nombre de femmes circulant vêtues du niqab noir, et il se dit qu’il serait illusoire de croire qu’un contrôle de police pourrait empêcher ce fait accompli. D’ailleurs Kepel reconnaît lui-même qu’au bout de quelques jours il a fini par s’habituer au phénomène et ne plus remarquer les femmes voilées.
On peut se rappeler avec ironie que Roubaix fut jadis surnommée la Mecque du socialisme avant de devenir le laboratoire de l’islam de France. Le tournant date de 1983. Cette année-là, la Marche des beurs s’était terminée à Roubaix, ville dans laquelle le Front national avait fait une percée au printemps précédent en totalisant 15% des voix aux élections municipales. C’est à l’occasion de ce scrutin qu’André Diligent, catholique et centriste, avait conquis la mairie. Imprégné de catholicisme social, il voulait utiliser ce modèle, et, raisonnant par analogie, pensait que l’islam allait permettre d’encadrer la jeunesse issue de l’immigration. Ainsi qu’il l’avait promis pendant la campagne, il autorisa la construction d’une mosquée. La délivrance d’un permis de construire pour un tel édifice constitua une première à une époque où, à travers la France, les mairies, notamment celles détenues par la gauche, refusaient de telles autorisations.
C’est aussi à Roubaix qu’a éclaté, en 2010, la polémique sur le Quick halal, le restaurant ayant décidé de servir exclusivement de la viande certifiée halal. René Vandierendock, dauphin et successeur d’André Diligent à la mairie, annonça son intention de porter l’affaire en justice, puis, sous la pression, y renonça.
Roubaix, comme d’une manière générale la région Nord-Pas-de-Calais, est devenue une « terre d’élection » pour le Front national. Salima Saa, candidate malheureuse de l’UMP, analyse le vote FN et déclare qu’il n’est pas guidé par des réflexes xénophobes ; ce serait la résultante d’une misère sociale, dans une ville où le taux de chômage est très élevé. Elle ajoute aussi que l’électorat musulman a été préoccupé par la question du mariage pour tous, mais « a quand même voté PS. »
L’une des plus fortes personnalités est représentée par Gérald Darmanin, de l’UMP, élu député du Nord en 2012, à l’âge de vingt-neuf ans. Ajoutons que depuis la publication du livre, il a aussi été élu maire de Tourcoing, en mars 2014. Gérald Darmanin est fils d’une femme de ménage et petit-fils d’un Musulman d’Algérie harki. Il est le seul de sa famille à être bachelier, et il est diplômé de Sciences-po. Il déclare à Kepel que l’électorat du Nord ne décide pas de son vote en fonction de la question de l’immigration. Lui-même se détache de certains discours tenus à l’UMP et fait l’apologie du vote musulman : « Il y a même des musulmans qui me demandent d’installer des caméras vidéos dans leur rue. Contre la drogue, ils sont très durs, les musulmans pratiquants. On situe directement les musulmans à gauche, alors qu’il n’y a aucune raison pour qu’ils votent naturellement pour la gauche. Ils ont un discours volontiers « réactionnaire » en fait [rire], bien plus en tout cas que les catholiques. » Gérald Darmanin précise que « la question du halal, à Tourcoing, est très douloureuse », mais il tient à faire savoir que cela lui pose moins de problème qu’à son concurrent socialiste, « probablement très laïque. »
Dans Passion française, Kepel décrit une réalité très complexe. Il nous fait rencontrer des candidats aux convictions et aux positionnements divers. Certains revendiquent leur identification à la société française et ont le mot « laïcité » à la bouche, tandis que d’autres jouent volontiers la carte musulmane. Kepel conclut que la majorité des électeurs qui se considèrent musulmans se déterminent, dans les urnes, non sur des critères communautaires, mais en fonction de leur appartenance sociale.
Passion française, les voix des cités, de Gille Kepel, 2014, éditions Gallimard.
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