07/03/2016
Richie, de Richard Descoings
Le roman d’un être hors-norme
Richie
Directeur de Sciences-po Paris de 1996 à sa mort survenue en 2012, Richard Descoings, dit Richie, transforma la vénérable institution en business school à la française. Débordant d’initiatives, il fut adulé de certains de ses étudiants. Mais sa gestion fut très contestée, il ne vit plus de limite à son pouvoir et se lança dans une fuite en avant. Le livre de Raphaëlle Bacqué se lit comme un roman.
Qu’on le veuille ou non, Richard Descoings aura transformé Sciences-po en profondeur et en fut le refondateur. Il aura donné une nouvelle jeunesse à l’Institut d’études politiques de Paris, en le métamorphosant en business school à la française et en y introduisant la discrimination positive. A ce titre, il aura créé le débat et aura servi de modèle, ou de contre-modèle, aux spécialistes de l’éducation. Qui plus est, il aura été adulé par certains de ses élèves. Le soir de son décès, en 2012, les journaux télévisés montrèrent des scènes de chagrin collectif : des étudiants rassemblés dans le hall de l’école pleuraient celui qu’ils appelaient Richie. C’est l’image d’un gourou qui apparaissait ce jour-là.
Pourtant rien n’était écrit, si l’on en croit Raphaëlle Bacqué. La journaliste a recueilli des témoignages de condisciples de l’Ena qui firent partie de la même promotion que Richard Descoings, et la plupart ne se souviennent guère de lui. L’un d’eux évoque un garçon transparent qui ne prenait jamais la parole. Cependant, en dépit de sa discrétion, Richard Descoing sortit brillamment dixième de sa promotion et choisit le Conseil d’Etat. Le jeune haut fonctionnaire qu’il est, mène déjà une double vie, selon Raphaëlle Bacqué : « Côté pile, c’est un bûcheur contraint par les règles de l’ambition. Côté face, un oiseau de nuit, amateur de fêtes, d’ombres secrètes et de garçons. Il a partagé sa vie entre la carrière et le plaisir. Enarque le jour, il est homo de minuit à l’aurore. »
Au début des années 80, il découvre le Sida, dont on commence peu à peu à parler. Il rejoint Aides, qui vient d’être fondée, s’investit au sein de l’association et se rend dans les hôpitaux, visiter les malades ; il « se dit qu’il a plus appris auprès d’eux que dans cette école du pouvoir qu’il s’est acharné à intégrer. »
Au Conseil d’Etat, il rencontre Guillaume Pépy. Tous d’eux, écrit Raphaëlle Bacqué, « se font naturellement la courte échelle pour grimper les échelons du pouvoir. » Alors que Guillaume Pépy rejoint la SNCF, Richard Descoings, lui, n’est guère intéressé par le monde de l’entreprise, « qui le laisse froid ». Ayant gardé une certaine nostalgie de ses années d’études à Sciences-po, il y retourne pour épauler son directeur, le bouillant Alain Lancelot. En 1996, Lancelot quitte l’école et, après avoir fait de Descoings son dauphin, l’impose comme successeur. Richard Descoings a trente-huit ans et déborde de projets. Bientôt il déclare au sujet de Sciences-po : « Je veux en faire un Harvard à la française. » Dès lors, les réformes se succèdent à un rythme échevelé. Quand, en 2000, Claude Allègre, ministre de l’Education nationale, fait adopter la réforme « LMD » (« Licence, Master, Doctorat »), qui aligne l’enseignement supérieur français sur le modèle anglo-saxon, Richard Descoings est enthousiaste. Il s’empresse d’appliquer la réforme et décide, dans son école, de faire passer la scolarité de trois à cinq ans. « Mais comment occuper les étudiants durant ces deux années supplémentaires ? » se demande-t-on alors. Richard Descoings et son équipe ont l’idée de leur faire passer un an à l’étranger. Et lui, qui parle mal l’anglais et n’aime pas voyager, prend des cours d’anglais et voyage en avion pour aller vendre à l’étranger son école si hexagonale et si parisienne.
Son projet de discrimination positive
place Descoings au cœur de la polémique
Peut-être parce qu’il a en tête son demi-frère, qui n’a pas bénéficié des mêmes chances à son début dans la vie, Richard Descoings, l’enfant des beaux quartiers de Paris, veut faire entrer à Sciences-Po des jeunes issus de milieux défavorisés. S’inspirant de l’affirmative action (discrimination positive) à l’américaine, il décide d’ouvrir son école à des élèves issus de lycées de Zep (Zone d’éducation prioritaire). Annonçant la mesure, le journal Le Monde titre « Sciences-po s’ouvre aux élèves défavorisés en les dispensant de concours ». Cette formule crée une onde de choc rue Saint-Guillaume et place Descoings au cœur de la polémique. Mais il n’en a cure et défend son projet contre vents et marées. Jack Lang, ministre de l’Education nationale, lui apporte son soutien, et, au final, le projet de discrimination positive voit le jour. Descoings a gagné la partie.
L’homme ne s’arrête pas là. Parallèlement à la mise en place de la discrimination positive, il alourdit considérablement le montant des frais de scolarité et multiplie les écoles au sein de l’IEP : école de communication, école de droit, école d’affaires internationales… A chaque fois les entreprises sont sollicitées et apportent volontiers leur obole. Il multiplie aussi les antennes de province payées par les collectivités locales : Nancy, Dijon, Poitiers, Menton, Le Havre et Reims. L’Ecole étant financée par l’Etat, Descoings se montre fin politique en associant à sa gestion les grands corps : Conseil d’Etat, Cour des comptes, Inspection des finances… Des représentants de ces hautes institutions siègent au conseil d’administration de Sciens-po. « Et tous ont des heures d’enseignement ! » se félicite Descoings.
Etourdi par son succès, Descoing s’exclame :
« Je m’assieds sur les règlements ! »
Raphaëlle Bacqué montre bien comment, étourdi par son succès, Richard Descoings n’a plus vu de limites à son pouvoir au sein de l’Ecole. Il vit entouré de sa cour et distribue les prébendes à ses favoris. Il a développé un système opaque de compléments de rémunération et d’allègement de charges d’enseignement. Quand l’un de ses collaborateurs s’inquiète du manque de transparence du mode de recrutement et de rémunération, Descoings s’exclame : « Je m’assieds sur les règlements ! »
Pendant toutes ces années-là, Richard Descoings ne laisse personne indifférent, que ce soit parmi les professeurs ou les étudiants. Avec le développement d’Internet, il prend l’habitude des réseaux sociaux. « Sur Facebook, écrit Raphaëlle Bacqué, l’intraitable patron "tchatche" comme ses étudiants, abréviations et fautes d’orthographe comprises. » Il ne manque jamais les fêtes étudiantes et entretient une proximité particulière avec certains élèves. Un jour un sociologue déclare : « La nouvelle génération a besoin de rock stars, elle en a trouvé une en Richard Descoings. »
Le livre de Raphaëlle Bacqué se lit comme un roman. Elle montre en quoi Richard Descoings fut une personnalité hors-norme, qui ne faisait rien comme les autres. Ainsi, en 2004, il se maria religieusement en l’église Saint-Sulpice et eut pour témoin de mariage son compagnon ! Raphaëlle Bacqué ne fait pas l’impasse sur sa dépendance à l’alcool et ses problèmes de santé. Au-delà, il est fascinant de constater à quel point Richard Descoings aura été suivi aveuglément par une bonne partie des élites, qui s’empressaient de répondre à ses désirs, sans prendre conscience de la fuite en avant dans laquelle il avait fini par s’engager.
Richie, de Raphaëlle Bacqué, 2015, éditions Grasset.
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