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27/02/2017

L'Incompris, de Comencini

Film d’une infinie tristesse

L’Incompris

A l’annonce de la mort de sa mère, Andrea, un garçon d’une dizaine d’années, ne manifeste aucune émotion, ce qui déconcerte son père, qui le prend pour un être insensible, et qui désormais ne voit plus en lui que ses défauts. Après avoir été sous-estimé, L’Incompris valut à Comencini un succès international. Son film est un drame universel, qui bouleverse le spectateur.

           Tourné en 1966, L’Incompris fut présenté au festival de Cannes en 1967 et sortit à Paris au cœur de l’été 1968 ; la critique y vit un simple mélodrame et se montra sévère, si bien que le film ne marqua pas les esprits et fut vite oublié. En 1978, à l’occasion d’une rétrospective Comencini, l’ensemble de son œuvre ressortit en France. L’Incompris bouleversa alors les spectateurs, ce qui valut à Comencini un succès international. Il se produisit même un fait exceptionnel dans l’histoire de la critique : des journalistes se ravisèrent ; ainsi Jacques Siclier, critique à Télérama, fit amende honorable en reconnaissant avoir manqué de « clairvoyance » dix ans plus tôt et qualifia L’Incompris de « très beau film ».

      comencini,anthony quayle,stefano colagrande,simone giannozzi,john sharp,l’incompris      Le film de Comencini est l’adaptation très libre de Misunderstood, roman de Florence Montgomery, publié à Londres en 1869. Le réalisateur et ses scénaristes transférèrent l’histoire en Italie, la modernisèrent et la remanièrent profondément.

            Après la mort de sa femme, sir Edward Duncombe, consul de Grande-Bretagne à Florence, retrouve ses deux enfants qu’il avait laissés à des amis. A l’aîné, Andrea, âgé d’une dizaine d’années, qu’il juge suffisamment mûr, il annonce la nouvelle, tout en lui demandant de faire croire à son petit frère, Milo, que leur mère est partie en voyage. Quand son père lui parle, Andrea ne le regarde pas et ne manifeste aucune émotion, comme si son esprit était ailleurs. Déconcerté par son absence de réaction, le consul ne voit plus en lui que ses défauts, il se met à le rabrouer et réserve son affection au cadet dont la grâce et la fragilité lui rappellent sa chère disparue.

Une rivalité mimétique oppose

le cadet à l’aîné

            Dans ce film, seule la fin est mélodramatique, l’essentiel de l’intrigue étant bâti sur des petits faits de la vie quotidienne : un tournoi de judo perdu ; deux enfants à bicyclette qui s’accrochent à un autocar pour aller plus vite ; une bande de magnétophone qui disparaît ; un enfant trempé après avoir joué avec un tuyau d’arrosage…

            Andrea et Milo s’aiment et jouent beaucoup ensemble. Le cadet admire son aîné, mais une rivalité mimétique l’oppose à lui. Milo se montre jaloux, notamment quand il voit que leur père pense à faire entrer Andrea dans le monde des adultes. Or le cadet est un enfant malicieux qui parvient constamment à ses fins. Son frère aîné est le premier à céder à ses exigences.

            Le père donne systématiquement raison à Milo et a arrêté un jugement définitif sur la personnalité d’Andrea en le cataloguant en être insensible à la souffrance. Il est vrai que les circonstances se montrent particulièrement défavorables : dès que le consul tente de se rapprocher de son fils aîné, il se produit à chaque fois un incident qui le conforte dans son jugement initial, si bien qu’il finit par se désintéresser complètement de lui. S’il avait été moins centré sur ses propres problèmes, il aurait observé que les petits gestes de nervosité du garçon trahissent une agitation intérieure.

            Le spectateur lui-même ne se méprend-il pas sur la personnalité d’Andrea ? Il croit d’abord avoir affaire à un être plein de vitalité et résilient, avant de découvrir que, contrairement aux apparences, c’est un garçon secret et sensible.

            Andrea est renvoyé dans sa solitude. Les gouvernantes et les domestiques constituent un entourage artificiel. La villa familiale, maison du malheur, a des allures de prison dorée. Seule une escapade dans un cinéma de quartier permet à Andrea d’entrer en interaction avec le monde extérieur. Mais il souffre de n’avoir personne à qui se confier. Quand il est mortifié que son père ne le croit pas, il en est réduit à soliloquer devant le portrait de sa mère accroché au salon.

Très tôt naît chez Andrea la volonté de mourir

            Suite à la mort de leur mère, les deux frères ont des attitudes très différentes. Le petit, Milo, vit dans l’instant présent, il manifeste une forte capacité d’oubli et n’a déjà plus qu’un souvenir ténu de leur mère qu’il n’a guère connue, si bien qu’il s’adapte facilement à la situation nouvelle. Andrea, lui, a presque déjà une réaction d’adulte, il prend conscience de l’irréversibilité de la perte de leur mère et ne s’en accommode pas. Mis à part son portrait, ne reste d’elle qu’une bande audio dans laquelle elle dit un poème. Cette bande sera malencontreusement effacée, faisant disparaître à jamais la voix de la jeune femme. Ce qui était n’est plus.

            Très tôt naît chez Andrea la volonté de mourir. La pensée persistante que sa mère est morte, a annihilé en lui la peur de la mort. La seule perspective qu’il entrevoit est d’aller rejoindre sa mère là où elle est. Dès lors, il s’adonne à un jeu dangereux par lequel il cherche la mort.

            L’Incompris est remarquablement interprété. Anthony Quayle, acteur shakespearien souvent condamné aux seconds rôles au cinéma, trouva dans ce film un personnage à sa mesure. Il a de la prestance dans le rôle du consul, qu’il interprète avec finesse. Pour jouer l’incompris, Comencini trouva un garçon doté d’une forte personnalité. Dans son livre Enfance, vocation, expériences d’un cinéaste, il évoque leur première rencontre :

Pour le rôle d’Andrea, je voulais un enfant d’une dizaine d’années, beau, sensible, avec un caractère ombrageux qui pouvait faire de lui un être introverti et, selon le titre du film, facilement « incompris ». Nous avions passé toute la ville [de Florence] au peigne fin sans le trouver, quand nous décidâmes de revenir frapper à la porte d’un appartement où personne ne nous avait ouvert. Cette fois encore notre coup de sonnette resta sans réponse, mais un voisin nous dit que l’enfant de la maison était en train de jouer au ballon sur une place du voisinage. Nous l’aperçûmes de loin et nous nous dîmes en nous approchant : « C’est lui ! »

Le dialogue fut sans équivoques : « Tu veux faire du cinéma ?

- Non. »

En fait il joua le rôle, probablement parce que sa mère y tenait.

            Assez étrangement, dans la version française, les prénoms sont transformés - Andrea devenant Jonathan -, et les enfants sont doublés par des adultes, ce qui ne sert pas le film. Pour cette raison, il est préférable de le voir en version italienne, même si Anthony Quayle, ayant joué en anglais, est doublé dans les deux versions.

            La musique de Mozart, extraite du concerto pour piano n° 23 - K 488, ajoute une note supplémentaire d’infinie tristesse à ce drame universel.

 

L’Incompris, de Luigi Comencini, 1966, avec Anthony Quayle, Stefano Colagrande, Simone Giannozzi et John Sharp, DVD Carlotta Films.

 

20/02/2017

Les Forêts de Ravel, de Michel Bernard

Dans la peau du soldat Ravel

Les Forêts de Ravel

Se fondant sur des faits biographiques attestés, Michel Bernard se glisse dans la peau de Ravel qui fut soldat pendant la Grande Guerre. Le compositeur avait été réformé et n’avait guère de goût pour la vie militaire, mais il désira tant faire son devoir qu’il fit jouer ses relations pour être incorporé et servir au plus près du front.

            Le compositeur Maurice Ravel était de constitution fragile. « La nature, écrit Michel Bernard, l’avait fait petit et costaud. » Il mesurait seulement un mètre soixante-et-un et avait les épaules étroites. En 1895, il avait été réformé par le conseil de révision et n’en avait pas été chagriné, n’étant guère attiré par la vie militaire. En août 1914, à la déclaration de guerre, Ravel était âgé de trente-neuf ans. Alors que ses proches, ses amis, son frère furent mobilisés et partirent pour le front, lui demeura à Paris sans que rien ne changeât dans sa vie. Mais il se sentit mal à l’aise et éprouva comme une honte, un déshonneur : « Cette vie sûre et confortable, qu’il avait tant désirée autrefois, qu’il avait patiemment aménagée, lui pesait. »

  Les Forêts de Ravel, Michel Bernard, Ravel          Alors il se présenta aux autorités militaires pour s’engager, mais il fut ajourné. Afin de servir malgré tout, il se porta volontaire pour assurer des veilles de nuit à l’hôpital de Saint-Jean-de-Luz. Ce service ne lui parut pas suffisant. Opiniâtre, il fit jouer ses relations pour obtenir son incorporation. User du piston dans ce sens est plutôt rare. Comme l’écrit Michel Bernard, « désirer à ce point [faire son devoir], cela excédait la morale commune. »

            En 1915, Ravel obtint enfin que son aptitude à servir fût reconnue. Il fut certes incorporé, mais seulement dans un service auxiliaire, celui du train. Il accomplit des missions de conducteur de camion et ne fut pas pour autant satisfait de sa situation. Il se considérait comme trop éloigné du front et voulait s’en rapprocher au plus près. En conséquence, il se porta volontaire pour effectuer des transports à Verdun, dans la zone des combats. En tant que conducteur d’ambulance chirurgicale, il ne manquait pas d’activité. Il accumula tellement de fatigue, que la nuit il dormait comme une masse. Lui qui avant-guerre souffrait d’insomnie, il devait maintenant lutter contre le sommeil : « Il goûtait l’ironie de la chose et annonçait dans ses lettres à sa mère et à ses amis que la guerre l’avait guéri de ses nuits blanches. »

A son grand étonnement,

Ravel fit preuve de calme et de détachement

au milieu des cadavres

            Ravel se trouvait à l’aise dans son uniforme. Bien que simple soldat et petit de taille, il avait de l’allure et restait attentif à son port de tête quand il revêtait sa tenue bien coupée, qu’un tailleur parisien lui avait confectionnée. Beaucoup de soldats qu’il croisait, croyant reconnaître un officier, le saluaient au passage.

            A Verdun, Ravel pataugea dans la boue et la gadoue au milieu des cadavres et du sang, mais il n’en fut pas écœuré : « Cette patience, ce calme et ce détachement, il ne s’en serait pas cru capable et personne n’aurait pu croire cela de lui. » En revanche, il fut très affecté par la mort de sa mère, qui le plongea dans un état de prostration. Cette mort marque une rupture dans sa vie.

            Dans son livre, Michel Bernard évoque l’œuvre musicale de Ravel, notamment Le Tombeau de Couperin, commencé en 1914, alors que la paix régnait encore ; le compositeur ne pouvait prévoir que la guerre donnerait à cette pièce « un sens aussi littéral ». Michel Bernard parle également de l’écriture du Concerto pour la main gauche commandé par un pianiste autrichien ancien combattant, que la guerre avait rendu manchot. La création de l’œuvre eut lieu à Vienne en présence de Ravel. L’exécution toute personnelle qu’en fit son commanditaire et interprète déplut fortement à Ravel, qui se leva et quitta sa place en plein récital.

            Au lendemain de la guerre, Ravel acheta une villa en région parisienne et gagna le surnom d’« ermite de Montfort-l’Amaury ». Celui qui avait été « soldat avec les plus humbles », était souvent désigné, dans les années vingt, comme le « plus grand compositeur vivant ».

            Le livre de Michel Bernard est bien un roman, l’auteur se glissant dans la peau du musicien, mais son roman est fondé sur des éléments biographiques attestés. Il n’y a pas de dialogue, ce qui pourrait décourager certains lecteurs, pourtant ce livre n’est pas ardu à lire. Il est cependant préférable de l’ouvrir à des moments où le cerveau est pleinement disponible pour se fondre dans le personnage de Ravel et être, par l’imagination, à l’écoute de sa musique.

 

Les Forêts de Ravel, de Michel Bernard, 2015, éditions de La Table Ronde.

13/02/2017

M. Klein, de Losey

Film kafkaïen sur l’indifférence

M. Klein

Alain Delon interprète Robert Klein, un être oisif qui, sous l’Occupation, enrichit sa collection de tableaux sur le dos des juifs. Il est indifférent au monde qui l’entoure, jusqu’au jour où il est confondu avec un homonyme juif. Sa vie bascule alors dans l’absurde. M. Klein est le meilleur film dans lequel a tourné Alain Delon à quarante ans passés.

            Paris, sous l’Occupation. Robert Klein est un homme d’une quarantaine d’années, séduisant et élégant, qui aime les femmes et les tableaux. Quand une œuvre d’art lui plaît, il l’acquiert. Ces temps-ci des vendeurs se présentent régulièrement à son domicile. Certains d’entre eux ont hâte de conclure la transaction, tant ils ont besoin de liquidités. Dès qu’il détecte une certaine fébrilité chez son interlocuteur, Robert Klein fait ce que ferait n’importe quel autre acheteur à sa place : il en profite pour tirer le prix à la baisse ; lui, il n’est pas pressé d’acheter.

     m. klein,losey,delon,suzanne flon,jeanne moreau,michael lonsdale,jean bouise,louis seigner       M. Klein achète des tableaux à des juifs qui ont besoin d’argent pour quitter la France. Il est bien conscient de la précarité de leur situation, mais il n’est en rien responsable des persécutions dont ils sont victimes. Il n’est pas antisémite ; il est bon citoyen et fait confiance aux institutions de son pays. D’ailleurs il tient à respecter les formes et rédige un acte de vente qu’il fait signer par l’autre partie. Il considère ne spolier personne, puisque son interlocuteur reste libre de renoncer à la transaction, tant qu’il n’a pas apposé sa signature.

            Un jour, Robert Klein reçoit dans son courrier le dernier numéro des Nouvelles juives. Le bandeau du journal porte son nom et son adresse. Aussitôt Robert croit à une mauvaise plaisanterie faite par l’un de ses amis, qui l’aurait à son insu abonné au journal.

            Préférant par prudence rectifier la situation, il se rend à la rédaction des Nouvelles juives pour demander à ce que son nom soit enlevé de la liste des abonnés. Sur place, il apprend avec stupéfaction que le fichier a été saisi par la préfecture de police. Il se présente à l’administration, qui lui confirme que son nom figure sur la liste, mais avec une adresse qui n’est pas la sienne. Il existe à Paris un autre Robert Klein, qui lui est juif et qui joue de son homonymie pour brouiller les pistes.

            Dès lors, Robert n’a plus qu’une idée en tête : retrouver l’autre pour tirer l’affaire au clair. Mais l’autre se révèle insaisissable. A chaque fois que Robert est sur le point de mettre la main sur lui, il lui échappe.

            Parallèlement, la préfecture de police soupçonne Robert de ne pas être « français-français ». S’il veut échapper à toute persécution, il doit absolument authentifier ses origines non juives.

Klein ne manifeste aucune compassion à l’égard d’autrui,

il est égoïste, mais n’a pas mauvaise conscience

            « Le thème de M. Klein, déclara Losey, c’est l’indifférence. » Robert Klein est effectivement indifférent au monde qui l’entoure. C’est un oisif qui vit au milieu de ses tableaux, dans son vaste appartement parisien. La guerre n’affecte guère sa vie quotidienne. Il continue de mener à bien son activité de collectionneur comme s’il était en temps de paix. C’est un être froid, incapable d’éprouver la moindre émotion. Il ne manifeste aucune compassion à l’égard d’autrui, il est égoïste, mais n’a pas mauvaise conscience. Après tout, il ne cause du tort à personne et n’est pas un être qu’on peut qualifier de mauvais.

            Le film de Losey porte aussi sur le thème de la curiosité. Robert Klein veut absolument savoir qui est cet homonyme juif avec qui il est confondu. Il veut d’autant plus satisfaire sa curiosité que les connaissances de l’autre Robert Klein ne cessent de lui dire qu’il lui ressemble physiquement. L’autre est à ses yeux devenu son double, il est comme une ombre qui se dérobe à chaque fois qu’il croit le saisir.

            « SAVOIR laisse notre faible organisation dans un perpétuel état de calme », disait le vieil antiquaire de La Peau de chagrin de Balzac. Or Robert Klein ne sera apaisé que quand il saura, c’est-à-dire dès qu’il aura son double en face de lui, et qu’il aura pu le dévisager en le regardant droit dans les yeux. Sa curiosité devient tellement forte qu’elle aura raison de lui et finira par le faire entrer, lui l’individualiste, dans la tragédie collective.

Il ne faut pas chercher la vraisemblance dans ce film kafkaïen

            Ce film a un côté kafkaïen. Robert Klein est victime d’une situation absurde : il est soupçonné d’être juif alors que c’est lui-même qui a signalé son cas à la préfecture de police. Mais, comme le lui fait observer le commissaire chargé de l’enquête, « ce ne serait pas la première fois que quelqu’un se montre pour mieux se cacher. »

            Les scènes avec Robert sont entrecoupées, à intervalles réguliers, de séquences montrant l’administration préparer la rafle du Vel-d’Hiv. Dans ces séquences entièrement muettes, la bureaucratie est comme un monstre froid qui fait preuve de minutie dans la mise au point de l’opération.

            Il ne faut pas chercher la vraisemblance dans ce film kafkaïen. Il contient de nombreuses coïncidences qui sont volontaires, et l’histoire se passe en hiver alors que la rafle du Vel-d’Hiv eut lieu en été. Il y a même une dimension onirique dans ce film qui peut s’apparenter à un conte, notamment quand Robert, sur les traces de son double, se rend la nuit dans un mystérieux château.

            M. Klein fut mal accueilli par certains critiques, et Losey en fut affecté. Il se vit néanmoins décerner les Césars du meilleur film et de la meilleure réalisation, en 1977.

            Le traitement de l’image par Losey est ici particulièrement fluide. Alain Delon, le visage impassible, est envoûtant dans le rôle de Robert Klein. Il s’agit là du meilleur film dans lequel il a tourné à quarante ans passés.

            M. Klein apparaît comme un film contenant bien des mystères et des étrangetés. Le spectateur a besoin de le voir et de le revoir sans fin, pour en percer les secrets.

 

M. Klein, de Joseph Losey, 1976, avec Alain Delon, Suzanne Flon, Jeanne Moreau, Michael Lonsdale, Jean Bouise et Louis Seigner, DVD StudioCanal.