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08/01/2018

Les Mains du miracle, de Kessel

L’histoire incroyable du masseur d’Himmler

Les Mains du miracle

Kessel raconte l’histoire de Félix Kersten, un médecin finlandais qui fut le masseur attitré de Himmler. Parce qu’il soulageait le chef des SS de ses maux d’estomac, il réussit à nouer des liens d’amitié avec lui et les mit à profit pour sauver des vies. Les Mains du miracle sont un récit captivant.

            Dans le prologue de ce livre, Kessel parle d’une histoire « incroyable, insensée ». Lui-même demeura sceptique à l’écoute du récit que lui fit Félix Kersten, tant les faits énoncés ne pouvaient être vrais et paraissaient impossibles. Puis, à l’examen des documents que lui présenta son interlocuteur, Kessel finit par admettre l’authenticité des faits qui étaient soumis à son examen. C’est cette histoire, celle de Kersten et de Himmler, que Kessel raconte dans ce livre publié en 1959.

       Les Mains du miracle, kessel, kersten      Félix Kersten était un médecin finlandais d’origine allemande ; Kessel le décrit comme « un bon gros docteur, au bon visage, au bon sourire, aux bonnes mains. » Or ses mains étaient réputées faire des miracles depuis qu’un médecin chinois l’avait initié à la pratique du massage.

            Dans les années trente, Kersten est installé comme masseur à la fois à Berlin et à La Haye. Il s’est constitué une riche clientèle, composée notamment d’industriels et d’hommes d’affaires surmenés, qu’il arrive à soulager et à guérir. Un jour, l’un de ses patients allemands lui demande un grand service : il s’agit de prendre en consultation le Reichsführer Himmler, qui souffre de maux d’estomac que l’intéressé qualifie d’atroces.

            Kersten va-t-il accepter d’examiner le chef des SS ? Un cas de conscience se pose à lui.

            Attendu qu’un médecin ne choisit pas ses patients, mais qu’il doit soigner chacun sans distinction, Kersten en tire la conclusion qu’il ne peut se dérober. Une nouvelle fois, ses mains font des miracles : il parvient à soulager Himmler de ses douleurs et devient son masseur attitré.

            Himmler n’est en rien le prototype de l’aryen blond et athlétique. Kersten le qualifie de « pédant chétif et malingre, étriqué au moral comme au physique ». Il distingue deux personnalités chez lui : d’un côté il y a le « bureaucrate fanatique et souverain du supplice et de l’extermination » ; et de l’autre il y a le Himmler réduit à une « pauvre pâte humaine, malléable à volonté, le drogué prêt à tout pour sa drogue », que représentent pour lui les massages pratiqués par Kersten.

Pour lui arracher des vies,

Kersten a recours à la vanité de Himmler

            Dès que le mal devient trop violent, Himmler appelle son guérisseur à l’aide. Le bien-être que lui apportent les séances de massage le conduit à se laisser aller devant le docteur et à se livrer aux « confidences militaires et politiques, avec une indiscrétion difficile à croire ». L’intimité entre les deux hommes devient telle, que Himmler finit par faire de Kersten « son seul confident, son seul ami ». Il lui propose même de le faire inscrire dans la SS avec le grade de colonel ; Kersten use de toute la diplomatie possible pour décliner cette offre censée être un honneur.

            Au cours d’une séance de massage, Himmler révèle à Kersten que Hitler lui a ordonné de « liquider » tous les juifs qui sont en leur pouvoir. Quand le médecin lui demande ce qu’il veut dire par là, Himmler lui déclare : « Je veux dire que cette race doit être exterminée entièrement, définitivement. » En entendant ce propos, Kersten tremble d’horreur et d’impuissance. Comprenant qu’il ne peut rien contre l’assassinat collectif, il se fait un devoir de sauver des individus, juifs ou non juifs, chaque fois qu’il en aura l’occasion. C’est ainsi qu’il sauve d’un camp de concentration dix Témoins de Jéhovah, qui viennent travailler dans son domaine agricole, hors de toute surveillance policière.

            Pour sauver des vies, Kersten met à profit les moments d’apaisement que connaît Himmler à l’issue des séances de massage, en s’adressant à ses sentiments de gratitude et d’amitié. Quand cela s’avère insuffisant, il a recours à la vanité du chef SS : il lui présente la figure de l’empereur Henri l’Oiseleur comme un modèle de justice et de générosité dont il devrait s’inspirer, s’il veut entrer dans l’Histoire comme le « plus grand chef de la race allemande ». A force de donner régulièrement satisfaction à son masseur, Himmler finira par dire : « Le Dr Kersten m’arrache une vie à chacun de ses massages. »

Himmler, « maître des supplices »,

ne supportait pas la vue des souffrances,

ni la vue d’une goutte de sang

            Au début de 1945, en lien avec les autorités suédoises, Kersten soumit à Himmler un document qui paraît invraisemblable, intitulé Contrat au nom de l’humanité. Il stipule que les camps de concentration ne seront pas dynamités à l’approche des armées alliées et qu’aucun prisonnier juif ne sera plus exécuté. Himmler consent à apposer sa signature. Il est vrai que celui-ci a pris conscience que la guerre est définitivement perdue. Kersten obtient aussi la libération de milliers de détenus juifs, qui sont envoyés en Suisse.

            Les faits datant de 1945 et racontés dans ce livre sont aujourd’hui incontestés. Cependant des historiens ont exprimé des réserves sur certains points du témoignage de Kersten, notamment quand il prétend avoir sauvé le peuple néerlandais de la déportation. D’autres historiens n’ont pas ces préventions, tel le professeur François Kersaudy, spécialiste de la Seconde Guerre mondiale, qui a lu Les Mains du miracle dans sa jeunesse et en a fait l’un de ses livres de chevet.

             On ne peut s’empêcher de rapprocher cet ouvrage de Hitler m’a dit, de Hermann Rauschning. Les deux livres se rejoignent dans leur description des mœurs des maîtres du Reich. Rauschning voyait dans le IIIe Reich un régime de gangsters pratiquant l’assassinat pour parvenir à leurs fins. On retrouve un tel esprit et de telles pratiques dans Les Mains du miracle. Ainsi, bien que médecin de Himmler, Kersten dit avoir échappé à une tentative d’assassinat préparée par le n°2 de la SS, Kaltenbrunner, qui avait prévu de le faire abattre au cours d’un banal contrôle routier ; mais un autre chef SS, le général Schellenberg, l’informa à temps du guet-apens qui était préparé contre lui.

            Les Mains du miracle font aussi penser à La Mort est mon métier, de Robert Merle. Le Himmler de Kersten n’est pas un être sadique, mais un bureaucrate du crime qui fait preuve d’un « zèle meurtrier » dans le but de se montrer à la hauteur de la tâche que lui a confiée son Führer. Très différent d’un Gœring ou d’un Ribbentrop, Himmler, d’après Kersten, n’était habitué qu’à obéir et, à la différence des deux précités, ne songeait même pas à s’enrichir. Qui plus est, celui que Kessel appelle le « maître des supplices » ne supportait pas la vue des souffrances ni d’une goutte de sang. A la lecture de ce livre, comme à la celle de La Mort est mon métier, on a vraiment l’impression d‘être confronté à la banalité du mal théorisée par Hannah Arendt

          Il n’y a pas besoin de s’intéresser particulièrement à la Seconde Guerre mondiale pour lire et aimer Les Mains du miracle ; car Kessel a privilégié la dimension humaine dans son récit. Ce livre est captivant, facile à lire, tout en étant profond. Il peut être recommandé à un adolescent.

 

Les Mains du miracle, de Joseph Kessel, 1959, collections L’Air du Temps (épuisé) et Folio.

04/12/2017

Salammbô, de Flaubert

Péplum littéraire

Salammbô

Dans ce roman d’aventure et d’évasion, Flaubert ressuscite la Carthage de l’Antiquité. La cité punique est assiégée par des mercenaires dont le chef convoite Salammbô, fille d’Hamilcar, l’un des principaux magistrats carthaginois. Même si les descriptions sont nombreuses, le lecteur passe un bon moment en compagnie des personnages et se passionne pour ce récit rempli de scènes d’atrocités.

            Il y eut au XIXe siècle une vague de romans historiques ayant pour cadre l’Antiquité, parmi lesquels Le Roman de la momie, de Théophile Gautier. C’est ce livre-ci qui aurait donné à Flaubert l’idée de se plonger à son tour dans l’Antiquité. Il choisit pour théâtre de son histoire la Carthage du IIIe siècle avant Jésus-Christ, c’est-à-dire l’orgueilleuse cité des Guerres puniques qui tint tête à Rome. Fidèle à sa méthode, il lut de nombreux livres sur le sujet, et, en 1858, il fit un voyage en Tunisie. Il se rendit sur les ruines de Carthage afin de mieux s’imprégner de son sujet. La gestation fut encore longue et difficile, et occupa Flaubert pendant plusieurs années. Le livre fut achevé en 1862. A sa sortie, il fut vivement critiqué par les spécialistes, mais rencontra le succès.

   salammbô,flaubert         La description que Flaubert fait de Carthage est particulièrement réussie. Pour plus de clarté, un plan de la ville est placé en tête du livre. Le lecteur n’a aucun mal à imaginer la cité au bord de la mer et à visualiser les différentes ceintures de murailles, les temples, les jardins d’Hamilcar et l’aqueduc, copié sur les Romains, lequel joue un rôle capital dans l’histoire. La Carthage de Flaubert ne se résume cependant pas à ses monuments, elle est pleine de vie et grouille d’animation.

            « C’était à Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d’Hamilcar. » Telle est la phrase d’ouverture de roman de Flaubert. Donc, ce jour-là, dans les jardins d’Hamilcar, un grand banquet est donné pour célébrer le jour anniversaire de la victoire en Sicile. Des milliers de mercenaires y participent. Ils sont allongés sur des coussins, accroupis ou debout contre des arbres. Des viandes leur sont servies et le vin coule à flot. Ils attendent le versement de leur solde. Or, la République, épuisée par la guerre, rechigne à payer. Pour tromper leur attente, elle a organisé ce festin et a expressément choisi le palais d’Hamilcar pour les recevoir. C’est une manière pour le Conseil de se venger d’Hamilcar, chef du Parti de la guerre ; car les Mercenaires entendent bien être payés. « Hamilcar, précise Flaubert, leur avait fait des promesses exorbitantes, vagues il est vrai, mais solennelles et réitérées. »

            Les Mercenaires ont des sentiments ambigus à l’égard de Carthage : « Ils l’admiraient, ils l’exécraient, ils auraient voulu tout à la fois l’anéantir et l’habiter. » Leur chef se nomme Mâtho ; ce Lybien est obsédé par le visage de Salammbô depuis qu’il l’a aperçue dans les jardins d’Hamilcar son père. Dès lors il veut conquérir Carthage afin de posséder Salammbô, tous deux finissant par se confondre dans son esprit. Mâtho, écrit Flaubert, « était jaloux de cette Carthage enfermant Salammbô, comme quelqu’un qui l’aurait possédée. » Guidé par Spendius le Grec, il quitte le campement des Mercenaires et pénètre de nuit dans la cité en s’introduisant par l’aqueduc. Les deux hommes entrent dans le temple de Tanit et y volent le zaïmph, le voile sacré des Carthaginois. Or le zaïmph est censé donner la victoire à celui qui le possède.

            On peut quasiment dire que le zaïmph est à Flaubert ce que le McGuffin est à Hitchcock : un objet que les protagonistes se disputent et qui sert de prétexte au déroulement de l’intrigue. Une fois le zaïmph dérobé, les Carthaginois mettront tout en œuvre pour le récupérer.

Le chapitre le plus atroce

est celui consacré aux sacrifices de petits garçons

            Les scènes de bataille son nombreuses et haletantes. Elles sont presqu’en cinémascope, avec leurs cavaliers, leurs fantassins, leurs catapultes et surtout leurs éléphants qui, sur leur passage, écrasent les combattants adverses. Flaubert ne nous épargne aucune cruauté : les têtes tombent ; les cervelles sautent ; on marche dans le sang des cadavres ; pour survivre on pratique le cannibalisme ; et après la bataille les Carthaginois prennent plaisir à mutiler méthodiquement les prisonniers.

            Le chapitre le plus atroce est celui consacré aux sacrifices de petits garçons, que pratiquent les Carthaginois pour apaiser la colère de Moloch-le-Dévorateur, alors que la ville assiégée souffre de la sécheresse. Sur décret des Anciens, des petits garçons sont enlevés à leurs parents pour être donnés en sacrifice. Le jour de la cérémonie, la statue de Baal est ôtée de son temple et installée sur la place, face à la population rassemblée. Les enfants, enveloppés de voiles noirs, sont placés en cercle autour de la statue, laquelle est une espèce de machine infernale. Une fois que le grand-prêtre de Moloch a dit les paroles rituelles, un homme paraît et offre un enfant à la divinité. Il le pousse dans l’ouverture et les bras articulés de la statue se referment. Un panache noir de fumée s’élève alors. Et la cérémonie continue. A la fin de la journée, plusieurs dizaines d’enfants auront été jetés en sacrifice dans la fournaise.

A la sortie du livre, Sainte-Beuve

fut très dur dans sa critique

            Flaubert ne délivre aucun message moral ou religieux. La société antique telle qu’il la voit n’a rien de civilisé, du moins au sens où nous l’entendons nous-mêmes. Les Carthaginois ne sont guidés que par leurs propres intérêts. Son avarice aura conduit la cité punique à ne pas respecter la parole donnée aux Mercenaires pour le règlement de leurs soldes. Carthage n’épargne pas non plus les villes voisines : « Elle exténuait ces peuples, écrit Flaubert. Elle en tirait des impôts exorbitants. » Au moindre revers dans la fortune de Carthage, ses voisins, dont Tunis, n’hésiteront pas à la lâcher.

            Les Carthaginois sont tellement méfiants qu’ils suspectent les réussites individuelles. Selon Flaubert, « Le génie politique manquait à Carthage. » Pour éviter la tentation du pouvoir personnel, il n’y a pas un seul chef à la tête de la cité, mais deux magistrats appelés sulfètes, dont Hamilcar, chef du Parti de la guerre, qui est sulfète-de-la-mer.

             A la sortie du livre, Sainte-Beuve fut très dur dans sa critique. Il fit la leçon à Flaubert en écrivant : « On la restitue, l’Antiquité, on ne le ressuscite pas. » Précisément, Flaubert a su éviter l’écueil d’une restitution archéologique qui eût été froide et déshumanisée. Il a voulu rendre son récit probable, mais, chez lui, l’harmonie prime l’archéologie. Contrairement à ce que lui reprocha Sainte-Beuve, le génie de Flaubert est d’avoir voulu ressusciter l’Antiquité et d’avoir fait de ses personnages des êtres de chair. Peut-être peut-on lui reprocher un abus de descriptions dans ce roman. Mais si le lecteur les accepte, alors il passe un bon moment et finit par se passionner pour Salammbô, Hamilcar, Mâtho et Spendius. Il est admirable que le même auteur ait su autant varier les genres au cours de sa carrière d’écrivain. Flaubert est passé du roman dit réaliste, avec Madame Bovary, au roman d’aventure et d’évasion, avec Salammbô. Dans ce livre il fait preuve d’une grande capacité d’innovation. Salammbô n’a rien à envier aux plus grands péplums tournés dans les années cinquante et soixante.

   

PS : Salammbô a grandement inspiré Les Aventures d’Alix, de Jacques Martin, aux éditions Casterman, certains passages du roman étant repris dans les albums Le Tombeau étrusque et Le Sceptre de Carthage.

 

Salammbô, de Flaubert, 1862, collection Folio.

 

 

20/11/2017

Balzac, le roman de sa vie

L’homme qui voulut concurrencer Dieu

Balzac

Le roman de sa vie

Stefan Zweig consacra à Balzac une biographie dans laquelle il montra l’étendue et la puissance de son œuvre. Il raconta sa vie, qui fut un véritable roman, et toutes ses mésaventures, qui nourrirent nombre de ses livres. La Comédie humaine était une œuvre titanesque dont l’accomplissement finit par épuiser ses forces, si bien que Balzac est mort d’avoir voulu concurrencer Dieu.

            Stefan Zweig avait fait de Balzac l’un de ses principaux maîtres. Non sans déférence, il l’appelait le « Grand Balzac ». Il était fasciné par sa personnalité hors du commun, sa puissance créatrice, sa force, sa volonté, qui lui paraissaient surhumaines. Il voyait en lui un concurrent de Dieu qui avait créé « à côté du monde réel un autre cosmos », celui de la Comédie humaine.

 Balzac le roman de sa vie, balzac, zweig           Le Balzac de Zweig est un homme qui entend soumettre le réel à sa volonté. C’est ainsi que, pour commencer, il modifia son patronyme. Né Honoré Balzac, sans particule, il décida, à trente ans, de se l’attribuer et de devenir Honoré de Balzac aux yeux de ses contemporains et pour la postérité. Très en avance sur son temps à cet égard, il transforma son nom en une marque destinée à rencontrer le succès littéraire et commercial.

            Ce sont les femmes qui contribuèrent à forger le destin de Balzac. La première d’entre elles fut Mme de Berny, une aristocrate ayant quinze ans d’âge de plus que lui et dont il fit la connaissance dans ses années d’apprentissage. Dans un écrit, Balzac reconnut la dette qu’il lui devait : « elle a été une mère, une amie, une famille, un ami, un conseil. Elle a fait l’écrivain, elle a consolé le jeune homme […]… sans elle, je serais mort. » C’est Mme de Berny qui lui inspira La Femme de trente ans, l’un de ses premiers succès ; à travers l’Europe, des milliers de lectrices qui étaient malheureuses dans leur mariage se reconnurent dans le personnage principal et eurent l’impression qu’il se trouvait enfin un écrivain pour comprendre leur désarroi.

            De toutes les femmes de Balzac, Zulma Carraud fut, selon Zweig la plus pure. Bourgeoise de province, elle était cultivée et surtout très lucide, notamment quand elle poussa Balzac à nettoyer son style de ses lourdeurs. Plein de reconnaissance à son égard, il la remercia de l’aider à « arracher les mauvaises herbes de son champ ». Avant tout le monde, elle avait compris la puissance de l’œuvre de Balzac et lui déclara avec beaucoup de pertinence : « Vous êtes le premier prosateur de l’époque et, pour moi, le premier écrivain. Vous seul vous êtes semblable et tout paraît fade après vous. »

Si elle admirait l’écrivain,

Mme de Hanska n’avait que mépris pour l’homme

            Il y eut beaucoup d’autres conquêtes dans la vie de Balzac, lequel, selon les mots de Zweig, « change de femme plus souvent que de chemise. » Néanmoins Balzac eut l’intention de se marier ; il voulait, disait-il, « une femme et la fortune » pour assurer sa sécurité matérielle. Or, un jour de 1831, Balzac, qui était habitué à recevoir des lettres d’admiratrices, en reçut une provenant d’Ukraine, mystérieusement signée « l’Etrangère ». Son auteur se révèle être Mme de Hanska, épouse d’un aristocrate russe ; il entama avec elle une correspondance régulière, et ils se rencontrèrent, pour la première fois, à Genève en présence de M. de Hanski, lequel voyait en Balzac un ami de la famille, sans percevoir qu’il entretenait une liaison avec sa femme. Les deux amants s’engagèrent et attendirent patiemment la mort du mari, beaucoup plus âgé que sa femme.

            Mais ensuite, au lieu d’épouser aussitôt Balzac, Mme de Hanska, devenue libre, le fit lanterner ; car, si elle admirait l’écrivain, elle n’avait que mépris pour l’homme Balzac, individu d’un rang social largement inférieur au sien. Zweig se montre sévère pour Mme de Hanska, en qui il voit une femme gâtée par la fortune et ne pensant qu’à son propre plaisir. Elle traita Balzac comme s’il était un serf lui appartenant ; et lui-même accepta son statut d’inférieur : il se présentait, dans ses lettres, comme étant « son fidèle et obéissant moujik ». Elle consentit à l’épouser, mais seulement après avoir acquis la certitude que leur union serait brève, Balzac étant gravement malade.

Zweig perce le grand secret de Balzac

            Balzac vécut mille aventures et mésaventures au cours de son existence. Il se lança dans de nombreuses entreprises commerciales (imprimerie, édition, spéculation foncière, exploitation de mines d’or…), et à chaque fois il échoua, non qu’il eût tort sur le fond, mais parce qu’il était d’un caractère trop impatient : après avoir semé, il ne parvenait pas à attendre le temps de la récolte. Sur le long terme, toutes ses intuitions se révélèrent justes. Mais ce furent d’autres que lui qui en tirèrent profit. Lui-même passa sa vie criblé de dettes et harcelé par ses créanciers. Pour leur échapper, il inventa mille stratagèmes, possédant par exemple plusieurs demeures à Paris, dans lesquelles un visiteur ne pouvait pénétrer sans avoir donné le mot de passe au domestique.

            Le lecteur doit se féliciter des multiples échecs qu’essuya Balzac, car ils servirent de matériaux à nombre de ses romans, dont César Birotteau ou Illusions perdues. Zweig note : « Pour avoir travaillé avec les ouvriers, lutté contre les usuriers, marchandé sans répit avec les fournisseurs, il a acquis une connaissance infiniment plus précise des rapports et des conflits sociaux que ses grands contemporains : Victor Hugo, Lamartine et Alfred de Musset. » Plus loin, Zweig perce le grand secret de Balzac : « tout est sujet » ; « La réalité est une mine inépuisable quand on s’entend à la fouiller. Il n’est besoin que d’observer comme il faut et chaque homme devient un acteur de La Comédie humaine. Il n’y a pas de haut ni de bas : on peut tout choisir et – c’est là pour Balzac le point capital – on doit tout choisir. Qui veut peindre le monde ne peut laisser de côté aucun de ses aspects, tous les échelons de l’échelle sociale doivent être représentés, le peintre tout comme l’avocat et le médecin, le vigneron, la concierge, le général et le fantassin, la comtesse, la petite prostituée des rues, le porteur d’eau, le notaire et le banquier. »

« Plus Balzac devient amer sous les coups de l’expérience,

plus il devient vrai »

            La Comédie humaine, telle que la concevait Balzac, était une œuvre titanesque, dont l’accomplissement finit par épuiser ses forces : « C’est le seul homme peut-être dont on peut dire sans exagération qu’il s’est tué au travail. » Sa monomanie conduisit Balzac à un rythme quotidien hors du commun : il se couchait tous les soirs à six heures, se levait à minuit et écrivait de minuit à huit heures quand Paris dormait. Le jour levé, il ne ralentissait pas son rythme de travail et relisait les épreuves apportées de l’imprimerie. Ses corrections étaient si nombreuses qu’il indisposait les typographes, lesquels refusaient de « faire plus d’une heure de Balzac par jour ».

            Zweig n’hésite pas à critiquer certaines imperfections dans nombre de romans de Balzac. Ainsi il déplore que Louis Lambert fut écrit trop vite, mais il reste admiratif devant Le Père Goriot et César Birotteau, écrits dans les années 1830 ; et il fait observer que ses dernières œuvres sont les plus percutantes : « Plus Balzac devient amer sous les coups de l’expérience, plus il devient vrai. » Pour Zweig, Une ténébreuse affaire et La Rabouilleuse, écrits dans les années 1840, sont des « œuvres grandioses ». Balzac eut le temps de finir Le Cousin Pons et La Cousine Bette, qui sont, aux yeux de Zweig, ses « deux plus grands romans ».

            Vers 1847, son cerveau soumis à trop de tensions refusa d’obéir à sa volonté créatrice. Balzac, qui perdait peu à peu la vue, cessa définitivement d’écrire et mourut, riche et marié. Sur sa tombe, Victor Hugo prononça une oraison funèbre que Zweig reproduit et dans laquelle le poète qualifia Balzac d’ «homme de génie », ce que nombre de contemporains ne mesuraient pas.

            Notre époque a trop tendance à réduire Balzac à l’état d’écrivain un peu ennuyeux,  réservé aux programmes scolaires. Le livre de Zweig permet de découvrir l’étendue et la richesse de son œuvre. Qui doute encore du génie de Balzac n’a qu’à lire La Messe de l’athée, qui fait une trentaine de pages et qui n’exige pas plus d’une heure de lecture ; Zweig qualifie cette nouvelle de « chef-d’œuvre en miniature ».

 

Balzac, le roman de sa vie, de Stefan Zweig, 1942, collection Le Livre de poche.