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07/11/2016

Là-bas, de Huysmans

Enquête sur les milieux sataniques

Là-bas

Là-bas est le premier roman mettant en scène Durtal, le double littéraire de Huysmans. Pour écrire son livre consacré au Démon, l’auteur avait au préalable enquêté sur les milieux sataniques et assisté à une messe noire. Le lecteur, qu’il soit croyant ou incroyant, s’identifie sans mal à Durtal, qui, au départ, se montre très sceptique qaund on lui parle du Diable.

               Lorsqu’il écrivit ce livre, Huysmans était « en recherche », il s’intéressait alors aux sciences occultes et au satanisme. Tout en commençant de fréquenter les églises, il rencontra un abbé déchu et assista à une messe noire. Il s’intéressa aussi de près à la figure de Gilles de Rais, dit Barbe-Bleue, et visita son château de Tiffauges.

             là-bas,huysmans   C’est toute cette matière qui a inspiré Huysmans dans l’écriture de Là-bas. Le personnage principal du roman s’appelle Durtal. C’est un écrivain qui est en réalité le double littéraire de Huysmans. Durtal, « resté célibataire et sans fortune » est un peu un marginal dans sa profession ; il a cessé de fréquenter le monde des lettres qui se prend pour le « diocèse de l’intelligence ». L’un de ses rares amis est un médecin du nom de des Hermies, avec qui il aime à discuter de choses et d’autres, notamment de littérature. Tous deux dînent régulièrement chez Carhaix, le sonneur de cloches de Saint-Sulpice. Durtal n’aime pas cette église et la qualifie d’« abominable construction ». Il concède cependant que son architecte a été visionnaire, puisque, à une époque où le chemin de fer n’existait pas encore, il a symbolisé « le future embarcadère des railways » ; pour Durtal, « Saint-Sulpice, ce n’est pas, en effet, une église, c’est une gare. »

            Le seul endroit que Durtal aime dans Saint-Sulpice, c’est l’appartement de Carhaix situé dans l’une des tours. Le sonneur et sa femme sont entièrement dévoués à l’Eglise et ne se permettent jamais de critiquer l’institution, alors que pourtant, à ce que Durtal peut remarquer, le clergé n’a guère d’égard pour eux : « Ils ploient sous le despotisme des prêtres, - et il y a des moments où ça ne doit pas être drôle,- et ils les révèrent et les adorent ! » Des Hermies ne pense guère différemment. Ainsi il déclare à son ami que « le dix-neuvième siècle regorge d’abbés immondes ».

Durtal n’a plus qu’une idée en tête,

assister à une messe noire célébrée par le chanoine Docre

            Quand ils sont à la table de Carhaix, Durtal et des Hermies font attention à mesurer leur propos afin de ne pas choquer leur hôte. Mais, un soir, Des Hermies parle de l’abbé Boudes, un ecclésiastique à la réputation sulfureuse, accusé de crimes. Il évoque aussi ceux qu’on nomme « les prêtres habitués ». Ce sont, explique des Hermies, « tous les ecclésiastiques qui ont failli en province » ; ils sont envoyés à Paris « où ils sont moins en vue, presque perdus dans la foule ». Dans les paroisses de la capitale, les curés et les vicaires se déchargent des besognes ingrates sur ces « prêtres habitués ». Ces propos irritent Carahaix, qui rétorque : « Voyons, des Hermies, vous allez trop loin ; car enfin, j’ai la prétention, moi aussi, de connaître les prêtres, et ce sont à Paris même de braves gens qui font leur devoir, en somme. […] Mais, il faudrait pourtant le dire à la fin, les abbés Boudes, les chanoines Docre sont, Dieu merci, des exceptions ; et, hors de Paris, à la campagne, par exemple, il y a dans le clergé de véritables saints ! »

            C’est la première fois que Durtal entend parler du chanoine Docre, qui, dit-on, célèbre des messes noires quelque part dans Paris. Sa curiosité étant piquée au vif, Durtal veut en savoir plus sur les pratiques observées au cours de telles célébrations. Des Hermies lui fait des descriptions précises sur ce qui ressemble à un culte de l’ordure humaine. Durtal, qui fait partie des sceptiques, ne peut s’empêcher de rire : « Décidément les êtres qui, pieusement, ignoblement, suivent ces offices sont un peu fous ? » Mais des Hermies ne voit pas là de la folie, il prend au sérieux le culte du Démon : « Le culte du Démon n’est pas plus insane que celui de Dieu ; l’un purule et l’autre resplendit, voilà tout ; à ce compte-là, tous les gens qui implorent une divinité quelconque seraient des déments ! » Il qualifie les « affiliés du Satanisme » de « mystique d’un ordre immonde ». Mais le médecin qu’il est, peine à trouver une explication médicale : « La médecine classe tant bien que mal cette faim de l’ordure dans les districts inconnus de la Névrose ; et elle le peut, car personne ne sait au juste ce qu’est cette maladie dont tout le monde souffre ; il est bien certain, en effet, que les nerfs vacillent dans ce siècle, plus aisément qu’autrefois, au moindre choc. » Durtal et des Hermies évoquent aussi largement l’« incube », démon masculin censé abuser la femme dans son sommeil, et le « succube », son équivalent féminin pour l’homme.

            Après ces conversations, Durtal le sceptique veut absolument voir de près à quoi ressemble une célébration satanique et n’a qu’une idée en tête : assister à une messe noire célébrée par le chanoine Docre.

Gilles de Rais se livrait à un manège diabolique

pour tromper ses petites victimes

            Entre toutes ces rencontres et toutes ces conversations, Durtal travaille à son prochain livre, qui doit porter sur Gilles de Rais. Et c’est au cours de ce travail qu’il s’interroge le plus profondément sur le Démon. Gilles de Rais, maréchal de France, fut le compagnon d’armes de Jeanne d’Arc, avec qui il libéra la France des Anglais. Après la mort de Jeanne, il se retira dans son château de Tiffauges et fut pris d’une exaltation mystique. Cette exaltation le conduisit, non vers Dieu, mais à rebours des enseignements du Christ. Il fit enlever des petits garçons, que leurs mères ne reverraient jamais, et se livra sur eux à des débauches. Après avoir mené ses œuvres criminelles dans une parfaite impunité pendant une dizaine d’années, il fut enfin arrêté. Au cours de son procès, il se convertit et fut condamné au bûcher.

            Gilles de Rais fut donc ce qu’on qu’appellerait de nos jours un monstre, pour lequel on ne trouverait aucune circonstance atténuante. Pourtant, contre toute attente, Durtal, donc Huysmans, en fait un portrait nuancé : « A contempler le panorama de sa vie, l’on découvre en face de chacun de ses vices une vertu qui le contredit ; mais aucune route visible ne les rejoint. » Gilles de Rais fut orgueilleux et superbe, mais humble dans la contrition ; il fut féroce, mais se montra charitable au cours de son existence ; il fut impétueux et néanmoins patient. Gilles de Rais ne fut donc pas un monstre à cent pour cent, sa personnalité était double. En lui se jouait un combat entre le mal et le bien. Gilles de Rais, c’est en quelque sorte Dr Jekill Mister Hyde.

            Cependant, ce qui fut particulièrement diabolique chez lui, c’est le manège qu’il mit au point pour tromper ses petites victimes. « Alors, écrit Huysmans, il dépassa, d’un coup, l’infamie de l’homme et entra de plain-pied dans la dernière ténèbre du Mal. » Dans sa chambre, ses sbires pendaient un enfant à un croc ; il faisait son entrée, apercevait le petit garçon ; et, selon Huysmans : « Gilles ordonnait de le descendre et de dénouer la corde. Il prenait alors avec précaution le petit sur les genoux, il le ranimait, le caressait, le dorlotait, essuyait ses larmes, lui disait en lui montrant ses complices : ces hommes-là sont méchants, mais tu vois, ils m’obéissent ; n’aies plus peur, je te sauve la vie et je vais te rendre à ta mère ; - et tandis que l’enfant éperdu de joie, l’embrassait, l’aimait, à ce moment, il lui incisait doucement le cou par derrière […]. » Et Huysmans de citer de nombreux détails sur les atrocités commises par Gilles de Rais.

« La plus grande force du Diable, c’est d’être nié. »

            Le lecteur, qu’il soit croyant ou incroyant, s’identifie sans mal à Durtal, qui se veut un observateur neutre. C’est un incrédule. Il ne croit ni en Dieu ni au Diable, ne porte pas le clergé dans son cœur et n’est pas tenté par la foi du charbonnier. Mais, l’écriture de son livre sur Gilles de Rais et son intérêt croisant pour le satanisme, le conduisent à un certain nombre d’interrogations et de réflexions. Et il peut toujours compter sur des Hermies pour lui donner le point de vue d’un médecin, tandis que Carhaix est toujours prompt à défendre l’Eglise.

            Le chapitre le plus attendu par bien des lecteurs est celui consacré à la messe noire célébrée par le chanoine Docre. En voyant le comportement de l’assistance, qui perd tout contrôle d’elle-même et qui se déchaîne dans tous les sens, Durtal ne sait s’il doit rire ou pleurer. Et quand des Hermies parle d’« un véritable sérail d’hystéro-épileptiques et éthéromanes », Carhaix croit bon de rappeler que « la plus grande force du Diable, c’est d’être nié. »

            Là-bas fut publié en 1891. L’année suivante, Huysmans se convertissait au catholicisme. Il réutilisa le personnage de Durtal et le fit revenir dans son roman suivant, En route, qui est le récit de son cheminement vers la foi.

 

Là-bas, de Huysmans, 1891, collections Folio et Garnier Flammarion.

 

PS : Là-bas a inspiré à Jacques Martin et Jean Pleyers la série de bandes dessinées Jhen, aux éditions Casterman, certains passages du roman étant repris dans l’album Barbe-bleue.

11/10/2016

C'était les Daudet, de Stéphane Giocanti

Une histoire littéraire de la IIIème République

C’était les Daudet

L’histoire de la famille Daudet, telle que la raconte Stéphane Giocanti, se confond avec celle de la IIIème République. Alphonse Daudet devint un écrivain à succès suite à la défaite de 1870. Son fils aîné, Léon, fut d’abord le « fils privilégié de la République », avant d’en être son adversaire en tant que rédacteur en chef de L’Action française. Cependant le réactionnaire Léon Daudet surprit par ses choix esthétiques d’avant-garde.

            Le jeudi 12 février 1891, MM. Jules Ferry, Georges Clemenceau, Victor Schœlcher, Emile Zola, Edmond de Goncourt et bien d’autres hautes personnalités, se retrouvent dans la salle des fêtes de la mairie du XVIème arrondissement de Paris. Ils sont invités à la célébration du mariage de M. Léon Daudet et Mlle Jeanne Hugo. Le fils aîné de l’écrivain Alphonse Daudet épouse la petite fille de Victor Hugo, immortalisée par le poème « Jeanne était au pain sec dans le cabinet noir ». L’ombre du grand homme, mort six ans auparavant, plane sur la cérémonie. Conformément aux vœux laissés par le défunt, seul un mariage laïc est célébré. Cette journée offre, selon Stéphane Giocanti, « un grand moment de communion officielle en plein âge d’or de la IIIème République, à l’heure où le régime tout entier semble célébrer une stabilité durement acquise. »

                   c'était les daudet,stéphane giocanti     Le livre de Stéphane Giocanti montre l’importance prise par la famille Daudet dans la IIIème République naissante. Au départ, il y eut Alphonse, né en 1840, dans cette Provence à laquelle il resta attaché toute sa vie et qui inspira une bonne partie de son œuvre. En 1857, il monta à Paris rejoindre son frère aîné et devint le secrétaire du duc de Morny, demi-frère de Napoléon III. Il publia Les Lettres de mon moulin, qui furent saluées par la critique, mais qui, dans un premier temps, ne rencontrèrent pas leur public.

            Le jeune Alphonse était un homme à femmes qui menait une vie de bohème. Sa rencontre avec Mlle Julie Allard allait le corriger. Ils se marièrent en 1867, et, dès lors, Mme Alphonse Daudet décida de faire de son mari un grand écrivain. Leur fils cadet, Lucien, reconnut, bien des années après, l’influence exercée par sa mère sur son père : « Jeune fille aussi belle que cultivée, elle avait décidé que ce bohème fantaisiste […] deviendrait, par sa volonté à elle, un homme rangé, un bon mari, un excellent père et le grand écrivain qu’il allait être. » L’importance prise par Madame dans le couple fut telle, que de mauvaises langues firent circuler la rumeur selon laquelle c’était elle qui écrivait les livres de Monsieur.

            La défaite de 1870 donna aux œuvres d’Alphonse Daudet une résonnance particulière. Tout d’un coup il se trouva en phase avec les préoccupations de la société, et ses livres rencontrèrent de nombreux lecteurs. Dans Les Contes du lundi, Alphonse Daudet annonce, selon Stéphane Giocanti, « le patriotisme qui prévaudra tout au long des années 1880, lorsque l’Etat républicain sera consolidé, mais avec des touches merveilleusement poétiques, ici tendres, ailleurs acérées. » Sur le plan politique, Alphonse Daudet n’était ni royaliste, ni bonapartiste, ni même particulièrement républicain, mais c’était un ardent patriote qui pleurait les provinces perdues. Son conte La Dernière Classe est d’autant plus émouvant qu’il avait lui-même parcouru l’Alsace, sac au dos, avant la guerre.

Léon Daudet imposa Proust, se battit pour Céline,

défendit Gide et s’enthousiasma pour Debussy, puis Picasso

              Dans ce contexte, le fils aîné des Daudet, Léon, devint, selon Stéphane Giocanti, « le fils privilégié de la République ». Il entama des études de médecine, mais les abandonna au bout de quelques années, après avoir échoué au concours d’internat. Il en tira un roman intitulé Les Morticoles, qui se révéla dévastateur pour l’académie de médecine et les mandarins. Comme son père, le jeune Léon n’avait pas d’idées politiques arrêtées. Son mariage avec Jeanne Hugo fut un échec. Ils divorcèrent, puis Léon épousa sa cousine Marthe Allard. N’ayant pas été marié religieusement à Jeanne Hugo, il put épouser sa cousine à l’église. C’est dans les années qui suivirent et sous l’influence de sa nouvelle femme, que Léon revint au catholicisme de sa jeunesse et épousa les idées royalistes. Il rencontra Maurras et devint rédacteur en chef de L’Action française.

          A la tête du journal, Léon Daudet acquit une réputation de royaliste de choc et de pamphlétaire sans merci. Malgré tout, il garda une grande indépendance d’esprit et une liberté totale dans ses choix littéraires, qui purent heurter sa famille politique.

            Son père avait été l’exécuteur testamentaire d’Edmond de Goncourt, mais était mort peu après. En conséquence, c’est Léon qui mit en place l’académie dont les frères Goncourt avaient rêvé. Il en devint le président à la suite d’Huysmans et voulut imposer ses choix. En 1919, il fit campagne pour que le prix Goncourt fût décerné à A la recherche du temps perdu : A l’ombre des jeunes filles en fleur. L’ardent patriote qu’il était, préféra, au lendemain de la Grande Guerre, récompenser l’œuvre de Proust, plutôt que Les Croix de bois, de Dorgelès. Il faut dire que Lucien son frère cadet lui avait fait découvrir Proust, dont il était plus que le confident.

            « Les lettre ne sont point un divertissement de jeunes filles,

et la vraie bibliothèque n’est pas rose. »

            Dans les années 1930, Léon Daudet se battit pour Céline ; mais, cette fois-ci, il échoua ; et le Goncourt alla aux Loups, de Mazeline. Il défendit également Gide, malgré les idées très différentes des siennes que ce dernier professait.

            Conscient que ses choix esthétiques pouvaient déconcerter ses lecteurs, Léon Daudet se justifia en écrivant : « La question morale, en littérature et en art, m’importe peu, alors qu’en pédagogie, je la crois essentielle. » Plus tard, il ajouta : « Les lettre ne sont point un divertissement de jeunes filles ni de frères de lais, et la vraie bibliothèque n’est pas rose. » Stéphane Giocanti salue « la lucidité de son jugement littéraire » et rappelle que Léon Daudet s’intéressait à toutes les formes d’art. Jeune homme, il avait défendu Pelléas et Mélisande, pourtant sifflé à leur création, et avait qualifié Debussy de « musicien de génie ». Parvenu à l’âge mûr, il s’enthousiasma de la même manière pour Picasso.

             C’était les Daudet est un livre touffu, mais riche en enseignements. A travers une grande famille d’écrivains, c’est l’histoire de la IIIème République que Stéphane Giocanti retrace. Léon Daudet mourut en 1942, deux ans après le sabordage de cette république dont il avait été le « fils privilégié ».

 

C’était les Daudet, de Stéphane Giocanti, 2013, éditions Flammarion.

27/09/2016

Le Monde est clos et le désir infini, de Daniel Cohen

Révolution numérique : une révolution sans croissance ?

Le Monde est clos et le désir infini

Daniel Cohen, titulaire de la chaire d’économie à l’Ecole normale supérieure, analyse l’histoire de la croissance économique, et montre en quoi la Révolution industrielle a su organiser la complémentarité entre l’homme et la machine. Tout s'est ensuite gâté avec la révolution numérique, qui supprime beaucoup d’emplois existants et en crée peu par ailleurs.

            « La croissance économique est la religion du monde moderne », c’est ce que constate l’économiste Daniel Cohen. Les dix-neuvième et vingtième siècles se sont habitués à avoir des taux de croissance élevés, qui ont disparu aujourd’hui. Le monde actuel, notamment l’occident, est arrivé à un niveau de richesse jamais égalé auparavant, dont il pourrait se satisfaire ; mais, selon Cohen, ce serait oublier que la richesse est une notion relative ; quelle que soit sa situation, chacun de nous vit dans l’espérance sans cesse renouvelée d’une augmentation de son revenu :

On n’est pas riche ou pauvre dans l’absolu, mais par rapport à une attente. […] La hausse du revenu fait toujours rêver, même si, une fois réalisée, cette hausse n’est jamais suffisante. […] Ainsi s’explique pourquoi la croissance, davantage que la richesse, est importante pour le fonctionnement de nos sociétés ; elle donne à chacun l’espoir éphémère, mais toujours renouvelé, de se hisser au-dessus de sa condition psychique et sociale.

   le monde est clos et le désir est infini,daniel cohen         En occident, la croissance fut presque nulle pendant des siècles, en l’absence de progrès technique notable. Tout change avec l’avènement de la Révolution industrielle. Elle débuta en Angleterre, non parce que les salaires y étaient plus faibles, mais, au contraire, parce qu’ils y étaient plus élevés. Les industriels du textile comprirent qu’il était rentable d’investir dans des machines qui se substitueraient aux ouvriers. En France, les salaires étant plus faibles, la Révolution industrielle fut plus tardive.

            Cela dit, le point fort de la Révolution industrielle fut, malgré tout, d’organiser la complémentarité entre l’homme et la machine, le modèle accompli en étant le fordisme. Les usines automobiles avaient besoin d’une main d’œuvre pléthorique pour assurer le fonctionnement des chaînes de montage. Par ailleurs Ford eut l’idée géniale d’augmenter les salaires de ses ouvriers pour qu’ils pussent s’offrir des voitures sorties d’usine.

            Ce système fonctionna pleinement au XXe siècle. Ensuite la machine s’est grippée. La révolution numérique a fait son apparition, mais la croissance a disparu. « Nous vivons, écrit Cohen, ce qui apparaît une contradiction dans les termes : une révolution industrielle sans croissance. »

Google, Facebook ou Twitter embauchent moins

que l’industrie automobile aujourd’hui encore

            Selon l’auteur, il faut relativiser l’importance de la révolution numérique en la comparant à la précédente révolution industrielle. C’est entre 1880 et 1940 que le monde a vraiment changé de visage, il a été transformé par une série d’inventions : le téléphone, l’ampoule électrique, le moteur à explosion, le cinéma, la TSF, l’ascenseur, les appareils électroménagers, l’air conditionné… Or la révolution numérique n’offre qu’une seule innovation marquante qui se résume au smartphone. L’économiste Robert Gordon fait remarquer que nous ne nous déplaçons pas en aéronefs, il n’existe pas de télétransport et nous n’occupons pas Mars, comme le prévoyait la science-fiction des années cinquante et soixante.

            Et pourtant, la révolution numérique balaie tout sur son passage, en supprimant de nombreux emplois. Daniel Cohen invite chacun de nous à s’interroger sur son activité professionnelle. Si elle présente un caractère répétitif, cela signifie que, d’ici quelques années, un ordinateur pourra probablement se substituer à nous. Daniel Cohen poursuit son raisonnement en évoquant la gratuité d’Internet :

Internet offre des services qui ne coûtent rien, ce qui est bien pour le pouvoir d’achat. La mauvaise nouvelle est qu’il ne génère pas d’emplois : Google, Facebook ou Twitter embauchent à elles trois fois moins que n’importent quelle firme automobile aujourd’hui encore !

            La numérisation de l’économie s’est accompagnée de sa financiarisation. Jadis les revenus des patrons progressaient en même temps que ceux des salariés. Aujourd’hui, tout au moins dans les grandes entreprises, les rémunérations des dirigeants sont indexées sur la performance boursière : « Pour que le revenu des dirigeants augmente, il faut que la bourse soit haussière et donc que les coûts salariaux soient aussi faibles que possibles. »

            La numérisation et la financiarisation ont été concomitantes de la mondialisation, qui a poussé à la baisse les salaires des employés et des ouvriers : « Les firmes apprennent à sous-traiter aux quatre coins du monde des fonctions aussi diverses que la comptabilité en Inde ou la fabrication des Iphones en Chine. »

Cohen pointe du doigt le management par le stress

et la pratique de l'injonction contradictoire

            Daniel Cohen pointe aussi les nouvelles formes de management qui se sont mises en place dans le monde du travail. Il évoque le stress grandissant des salariés, qui serait en partie dû à la pratique de ce qu’on appelle l’injonction contradictoire :

Suite à la désintégration du modèle fordiste, les entreprises ont inventé un nouveau régime de motivation, le management par le stress. Le burn out est la nouvelle maladie du siècle. Dans le monde d’aujourd’hui, ce ne sont plus les machines qui tombent en panne, mais les hommes. […] On dit aux salariés : « Sois autonome, prend des initiatives », tout en multipliant les procédures, par logiciels interposés, qui leur interdisent toute autonomie.

            Face aux maux de la société actuelle, Daniel Cohen propose des remèdes. Sa préférence se porte sur la « flexisécurité danoise ». Ce modèle, explique-t-il, repose sur trois piliers : une faible protection de l’emploi, compensée par une très généreuse indemnisation du chômage (jusqu’à quatre ans), combinées à une politique active de réinsertion. Daniel Cohen appelle aussi à un changement des mentalités : « la pacification des relations sociales doit prendre le pas sur la culture de la concurrence et de l’envie. »

 

Le Monde est clos et le désir infini, de Daniel Cohen, 2015, éditions Albin Michel.