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06/09/2016

La Cousine Bette, de Balzac

Roman kaléidoscope sur la puissance de la femme

La Cousine Bette

La Cousine Bette est l’œuvre foisonnante d’un auteur bouillonnant d’idées. Balzac a imaginé un écheveau d’intrigues et une multitude de personnages. Son roman met en scène des hommes qui multiplient les conquêtes sans s’apercevoir qu’ils sont des marionnettes aux mains des femmes.

            Stefan Zweig considérait que La Cousine Bette et Le Cousin Pons étaient les deux meilleurs romans de Balzac. Ils forment un diptyque intitulé Les Parents pauvres : la cousine Bette et le cousin Pons ont en commun d’être célibataires ; mais, alors que Pons est généreux et naïf, la cousine Bette, elle, est aigrie et jalouse, et s’ingénie à faire le mal.

 la cousine bette,balzac,la comédie humaine           La Cousine Bette débute dans l’hôtel particulier que possède à Paris la famille Hulot. Le baron Hulot d’Ervy, conseiller d’Etat, directeur au ministère de la Guerre, grand officier de la Légion d’honneur, est un ancien de la Grande Armée. Depuis la chute de l’Empire, « il s’était mis, nous dit Balzac, au service actif auprès des femmes ». En 1838, quand commence le roman, il est déjà âgé de soixante ans ; mais, voulant « rester beau à tout prix », il se teint les cheveux et les favoris pour continuer de plaire aux femmes.       Son épouse, Adeline, née Fischer, lui est entièrement dévouée et ferme les yeux sur ses coupables agissements, tellement elle le veut heureux. Malgré ses quarante-sept ans, elle reste belle aux yeux des « amateurs de coucher de soleil ». Le baron et la baronne Hulot ont une fille, Hortense, âgée d’une vingtaine d’années, qu’ils songent à marier.

            Adeline Hulot a une cousine, Elisabeth Fischer, surnommée la cousine Bette, ou tout simplement Lisbeth. Agée de quarante-trois ans, elle « était loin d’être belle comme sa cousine ; aussi était-elle prodigieusement jalouse d’Adeline. La jalousie formait la base de son caractère […]. » Un jour, dans la conversation, la vieille fille laisse entendre qu’elle a un amoureux, ce qui laisse les Hulot incrédules : « l’amoureux de la cousine Bette, vrai ou faux, devint alors un sujet de railleries. »

Le baron Hulot se prend

pour un seigneur libertin du dix-huitième siècle

sans comprendre qu’il vit au dix-neuvième siècle

            En réalité, Lisbeth Fischer s’est liée avec son voisin de palier, un garçon qui a quinze ans de moins qu’elle. Il s’appelle Wenceslas Steinbock, il est comte polonais et vit en exil à Paris, où il est dans le dénuement. Mais il possède un réel talent d’artiste et d’artisan, « c’est un prince de l’outil » qui fabrique des sculptures. Un jour, après l’avoir sauvé du suicide, Lisbeth l’a pris en main et est devenue pour lui une mère. Elle lui a déclaré : « Je vous prends pour mon enfant ». Prenant conscience du talent de Steinbock, elle veut rendre célèbre son nom et lui procurer gloire et fortune. Pour arriver à ce résultat, elle est décidée à le faire travailler dur, quitte à le transformer en esclave. Tout se complique le jour où Mlle Hortense Hulot fait la connaissance du jeune homme ; elle en tombe amoureux et le vole à Lisbeth. Privée de son « enfant », la vieille fille est furieuse, mais garde sa colère pour elle. Décidée à se venger d’Hortense et de sa mère Adeline, elle se dit intérieurement : « Adeline, ô Adeline, tu me le payeras, je te rendrai plus laide que moi ! […] Adeline ! Adeline ! je te verrai dans la boue et plus bas que moi !... Hortense, que j’aimais, m’a trompée… »

            A cette première intrigue viennent se greffer d’autres intrigues. De nombreux personnages entrent en scène au cours de ce roman, dont la fameuse Valérie Marneffe, mariée à un obscur fonctionnaire subordonné au baron Hulot au ministère de la Guerre. Elle multiplie les amants qui lui assurent son train de vie. Son mari étant souffreteux, elle planifie son veuvage, son remariage… puis à nouveau son veuvage, qui lui procureront rente et héritage.

            Sauf exception, les hommes apparaissent comme des marionnettes manipulées par les femmes. De nombreux personnages sont dépravés et les cas d’adultère se multiplient au cours du roman. Il ne faut pas s’étonner de rencontrer la baron Hulot, alors âgé de quatre-vingts ans, s’éprendre d’une fillette de quinze ans. Il ne sait pas résister aux femmes, quitte à mettre en jeu sa fortune et l’honneur de sa famille. Le baron Hulot se prend pour un seigneur libertin du dix-huitième siècle sans comprendre qu’il vit au dix-neuvième siècle, dont les mœurs sont toutes autres.

Mme Marneffe commande un bronze de Samson et Dalila,

pour exprimer la puissance de la femme

            La puissance de la femme et la faiblesse de l’homme éclatent au grand jour quand Valérie Marneffe soumet à sa volonté le baron Hulot, puis Wenceslas Steinbock. Elle commande au sculpteur un groupe de bronze représentant Samson et Dalila, en lui précisant : « Faites Dalila coupant les cheveux à l’Hercule juif ! […] Il s’agit d’exprimer la puissance de la femme. Samson n’est rien là. C’est le cadavre de la force. Dalila, c’est la passion qui ruine tout. »

            Les personnages ne sont ni en noir et blanc, ni stéréotypés. Leur caractère est souvent complexe. Les bonnes actions sont difficiles à démêler des mauvaises ; car, si au premier abord certains actes apparaissent désintéressés, ils recèlent en réalité leur part de calcul. Cela devient vite évident dans le cas de Lisbeth, qui s’est fait la protectrice de Wenceslas Steinbock. Il y a même quelque chose de diabolique chez elle. C’est la reine de la dissimulation ; elle fait du mal aux Hulot en ne cessant de les convaincre qu’elle agit pour leur bien. Quand elle est reçue à dîner chez eux, elle est, nous dit Balzac, « une araignée au centre de sa toile ».

Le baron Hulot veut obtenir une nomination de complaisance

pour le mari de sa maîtresse

            Balzac n’est pas tendre pour la monarchie de Juillet qu’il n’aime pas, mais il n’épargne pas non plus le régime de la Restauration. Pour s’attirer les faveurs de Mme Marneffe, le baron Hulot veut accélérer la promotion de son mari ; il s’adresse directement à son vieux camarade directeur du personnel au ministère de la Guerre. Ce dernier met en garde Hulot contre une nomination de complaisance qui serait accordée à M. Marneffe : « Ce serait un scandale dans les bureaux où l’on s’occupe déjà beaucoup de vous et de Mme Marneffe. » Mais, complètement désabusé, le directeur, comme pour relativiser, ajoute aussitôt : « Mon cher, on nous reproche tant de choses qu’une de plus ou une de moins ! nous n’en sommes pas à notre virginité en fait de critiques. Sous la Restauration, on a nommé des gens pour leur donner des appointements et sans s’embarrasser du service… »

            Il y a malgré tout quelques personnages admirables, tel le maréchal Forzenheim, frère aîné du baron Hulot, qui, en « vrai républicain », éprouve l’ « amour du pays, de la famille et du pauvre ».

            La passion, le vice, la jalousie, l’adultère, la concussion, la puissance de la femme et la faiblesse de l’homme sont au cœur de ce roman qui se lit d’autant plus facilement que l’histoire commence immédiatement. Certes il y a des descriptions et des digressions, mais les chapitres sont courts, ce qui permet à Balzac de montrer ses qualités de feuilletoniste en tenant en haleine le lecteur.

            La Cousine Bette est l’un des derniers romans achevés par Balzac, Son cerveau est alors au paroxysme de la stimulation et de la création. Cette suractivité cérébrale lui fait imaginer une multitude de personnages et de situations, dont on ne retrouve l’équivalent que dans Splendeurs et misères des courtisanes, rédigés simultanément avec Les Deux Cousins.

            Peu de temps après l’achèvement de La Cousine Bette, le cerveau de Balzac, soumis à trop de tensions, cessa de lui obéir et l’obligea à arrêter définitivement son activité d’écriture.

 

La Cousine Bette, de Balzac, 1846, collection Bordas (épuisé) et collections Folio, Garnier Flammarion et Le Livre de Poche (on pourra préférer les versions publiées en Folio et en Garnier Flammarion, qui reprennent la division en chapitres voulue par Balzac.)

13/06/2016

Clair de femme, de Romain Gary

Hymne au couple et farce macabre

Clair de femme

Clair de femme met en scène la rencontre de deux êtres frappés par le destin. Une nuit dans Paris, Michel, un quadragénaire qui ne se remet pas du « départ » de sa femme, rencontre Lydia, qui a perdu sa petite fille dans un accident de la route. Ce roman de Romain Gary peut être vu comme un hymne au couple, mais aussi comme une farce macabre contenant sa dose d’absurde et de personnages insolites.

            D’après son biographe Myriam Anissimov, ce livre fut inspiré à Romain Gary par sa rencontre avec Romy Schneider. L’actrice avait été sa voisine à Paris, et il avait eu une liaison secrète avec elle. Clair de femme fut publié en 1977, alors que Romain Gary, sentant sa fin venir, mettait de l’ordre dans ses affaires. La mort est omniprésente dans ce roman qui semble annoncer le geste qu’allait commettre l’écrivain trois ans plus tard.

       clair de femme,romain gary     Le personnage principal, Michel Folain, quarante-trois ans, est pilote d’avion. Plongé dans la solitude, il erre seul dans les rues de Paris. Pendant quatorze ans il avait formé un couple très uni avec sa femme Yannick, au point que leurs amis croyaient leur union indestructible. Mais Yannick a décidé de « partir ». Auparavant, elle a fait ses adieux à Michel en lui disant que c’est une « question de dignité » ; elle a ajouté : «  Je suis obligée de te quitter. Je te serai une autre femme. Va vers elle, trouve-là, donne-lui ce que je te laisse, il faut que cela demeure. »

            Or, une nuit, sur un trottoir, il fait la rencontre d’une femme de son âge, Lydia, avec laquelle il sympathise. Elle aussi a été frappée par le destin : sa petite fille est morte dans un accident de la route, alors que son mari conduisait. Il a survécu, mais, depuis, ils vivent séparés. Michel et Lydia se découvrent. « Ce que nous avions en commun, écrit Michel, était chez les autres mais nous unissait le temps d’une révolte, d’une brève lutte, d’un refus du malheur. » Lydia serait-elle cette « autre femme » qu’évoquait Yannick ?

            La nuit-même, Michel entame une liaison avec Lydia ; mais Lydia, tout en reconnaissant le besoin d’aimer que ressent Michel, a-t-elle envie « d’entrer en religion » et de devenir l’ « instrument du culte » de Yannick aujourd’hui disparue ?

Clair de femme fut diversement apprécié par la critique,

mais fut un succès de librairie

            Clair de femme est un roman court et facile à lire. Cependant il se trouvera des lecteurs pour trouver hermétiques certaines formules employées par Gary, notamment dans ses réflexions sur le couple, par exemple quand il écrit «  tout ce qui est féminin est homme, tout ce qui est masculin est femme. » Mais, après tout, il y a dans ce roman un côté absurde qui éclate lorsque Michel rencontre le mari de Lydia. Devenu aphasique suite à son accident, il n’arrive plus à se faire comprendre et aligne des mots sans cohérence entre eux. Par exemple il dit à Michel : «  Bigonneau des Carpates la calapoque va la bouche… » Entendant cela, Michel se dit avec ironie : « C’est peut-être moderne. Je connaissais mal les modernes. » Dans ce livre il y a aussi des personnages insolites, tel senor Galba ; il est dresseur de chien et « collectionne les infarctus », si bien qu’il « se fait du souci pour son chien ». Tous deux forment un couple inséparable, et senor Galba a peur de partir le premier, laissant son chien seul dans l’existence.

            Clair de femme est un roman cruel, presqu’une farce macabre. Le senor Galba, avec son chien, et le mari de Lydia, incapable de donner un sens à ses propos, ont malgré eux un côté comique. Il y a de l’humour noir, volontaire ou involontaire, dans Clair de femme.

            Le livre fut diversement apprécié par la critique. Certains, tel Roger Grenier, saluèrent « ce chant d’amour profond » célébrant le couple, tandis que d’autres parlèrent de médiocre roman, y voyant une forme de légitimation de l’euthanasie. Il est vrai que le lecteur peut avoir la fâcheuse impression que tout personnage devenu un fardeau pour son entourage est prié de se retirer sur la pointe des pieds, afin de laisser ses proche vivre leur propre vie.

            Malgré les reproches exprimés ici et là, les lecteurs furent au rendez-vous et le livre fut un succès d’édition.

            En 1979, Costa-Gavras, qui avait particulièrement aimé le livre, l’adapta au cinéma. Les rôles principaux, ceux de Michel et Lydia, furent distribués à Yves Montand… et Romy Schneider.

 

Clair de femme, de Romain Gary, 1977, collection Folio.

30/05/2016

Mémoires d'Hadrien, de Marguerite Yourcenar

Souvenirs apocryphes d’un empereur

Mémoires d’Hadrien

Marguerite Yourcenar se glisse dans la peau de l’empereur Hadrien et imagine ce qu’eussent pu être ses mémoires, s’il en avait laissés. Elle fait preuve d’un tel mimétisme, qu’au bout d’un moment le lecteur finit par se convaincre qu’il est vraiment en train de lire les souvenirs laissés par Hadrien lui-même.

            L’empereur Hadrien n’a jamais laissé de mémoires. Mais, en puisant dans les sources de l’époque, notamment dans sa correspondance, Marguerite Yourcenar a imaginé ce qu’eussent pu être les souvenirs de l’empereur. Le résultat est étonnant. Marguerite Yourcenar s’efface complètement derrière son personnage ; elle fait preuve d’un tel mimétisme, d’une telle empathie, qu’au bout d’un moment le lecteur finit par se convaincre qu’il est vraiment en train de lire un texte rédigé par Hadrien lui-même. Soyons franc. Ce livre ne se dévore pas comme un roman policier. L’absence totale de dialogues peut décourager nombre de lecteurs et le langage soutenu employé par l’auteur peut paraître difficile et ardu. Pour bien profiter de ce livre, il est préférable de le lire quand on a du temps, notamment du « temps de cerveau disponible ».

         Marguerite Yourcenar, Mémoires d'Hadrien  Marguerite Yourcenar a donné à ces mémoires apocryphes la forme d’une longue lettre qu’Hadrien écrit à Marc-Aurèle, un garçon de dix-sept ans, déjà désigné par lui pour régner un jour sur l’empire. Hadrien est alors âgé de soixante ans, c’est un homme diminué par la maladie ; il sent que son corps, « ce fidèle compagnon », ne lui répond plus. Même s’il ignore quand il va mourir, il sait que ses jours sont comptés, et, avant de partir, il fait à Marc-Aurèle le récit de sa vie.

            Hadrien est né en Espagne, où « l’hellénisme et l’orient étaient inconnus ». Dans ce pays rustique de garnisons, il reçoit une instruction militaire qui le prépare à un mode de vie rude. Mais cette éducation à la dure est équilibrée par l’apprentissage du grec, la langue de la philosophie. Le garçon a la chance d’être envoyé à Athènes, ville qui immédiatement conquiert son cœur. Jeune homme, Hadrien est surnommé « l’étudiant grec ». Quand un jour il a une cicatrice au menton, il y voit là « un prétexte pour porter la courte barbe des philosophes grecs ». Il avoue lui-même : « C’est en latin que j’ai administré l’empire ; […] mais c’est en grec que j’aurai pensé et vécu. »

Hadrien veut le pouvoir pour lui-même,

afin de se réaliser avant de mourir

            Hadrien devient un proche du nouvel empereur, Trajan, un Romain d’Espagne comme lui. Mais, alors qu’Hadrien concilie les qualités de soldat et de philosophe, Trajan est avant tout un militaire. C’est même, selon Hadrien, un « empereur-soldat », qui vit modestement au milieu de ses hommes. Il est constamment en campagne et veut toujours étendre les limites géographiques de l’empire. Cette soif insatiable de conquêtes, notamment ce rêve d’Orient qui habite Trajan, finit par inquiéter Hadrien. Hadrien a conscience des « raisons pratiques » d’ordre politique, économique et commerciale qui dictent ces guerres, il constate également que Trajan est un empereur heureux que la victoire n’a jamais déserté. Mais il sait aussi que toutes ces conquêtes sont bien fragiles et qu’il suffirait de presque rien pour faire basculer une situation qui confine à l’absurde. Selon Hadrien, l’empereur prend des risques inconsidérés et se condamne à la victoire perpétuelle : « Le moindre revers aurait eu pour résultat un ébranlement de prestige que toutes les catastrophes pourraient suivre ; il ne s’agissait pas seulement de vaincre, mais de vaincre toujours, et nos forces s’épuiseraient. » Tombé malade, Trajan meurt au cours d’une campagne contre les Parthes, au bout de vingt ans de règne. Hadrien lui-succède.

            Cette succession n’est pas allée de soi. C’est Plotine, veuve de Trajan et devenue entre-temps grande amie d’Hadrien, qui a imposé son protégé. Pour faciliter les choses, elle déclara que, sur son lit de mort, l’empereur agonisant avait, par lettre, désigné Hadrien. Très vite la rumeur se propagea selon laquelle la succession reposait sur une fraude. Au soir de sa vie, Hadrien en garde mémoire : « Mes ennemis ont accusé Plotine d’avoir profité de l’agonie de l’empereur pour faire tracer à ce moribond les quelques mots qui me léguaient le pouvoir. […] Mais il faut bien avouer que la fin, ici, m’importaient plus que les moyens : l’essentiel est que l’homme arrivé au pouvoir ait prouvé par la suite qu’il méritait de l’exercer. » Devenu empereur à quarante ans passés, Hadrien est impatient de rencontrer enfin son destin, car il avait peur de mourir avant de se réaliser : « Tous les problèmes de l’empire m’accablaient à la fois, mais le mien propre pesait davantage. Je voulais le pouvoir. Je le voulais pour imposer mes plans, essayer mes remèdes, restaurer la paix. Je le voulais surtout pour moi-même avant de mourir. »

Antinoüs occupe une place centrale dans les Mémoires d’Hadrien

            Pour apparaître comme le successeur naturel de Trajan, Hadrien, quand il était jeune homme, avait épousé Sabine, petite nièce de l’empereur-soldat. Ce mariage avait été, reconnaît Hadrien, « un triomphe pour un ambitieux de vingt-huit ans ». Mais, par la suite, il fut « source d’irritation et d’ennuis ». Hadrien écrit à Marc-Aurèle qu’au cours de son règne il avait envisagé de se séparer d’elle : « J’aurais pu me débarrasser par le divorce de cette femme point aimée […]. Mais elle me gênait fort peu […]. Elle assistait aujourd’hui sans paraître s'en apercevoir aux manifestations d’une passion qui s’annonçait longue. » Ici Hadrien fait allusion à sa passion pour Antinoüs.

            Antinoüs occupe une place centrale dans les Mémoires d’Hadrien. C’est en Asie mineure, à l’occasion de l’un de ses multiples voyages, que l’empereur fit la connaissance de ce jeune Grec, natif de Bithynie, dont la beauté tout de suite le fascina. Ce fut comme un coup de foudre : « Une intimité s’ébaucha. Il m’accompagna par la suite dans tous mes voyages, et quelques années fabuleuses commencèrent. […] Ce beau lévrier avide de caresses et d’ordre se coucha sur ma vie. » Hadrien évoque longuement Antinoüs vivant… et mort. Quand il est retrouvé noyé dans le Nil, c’est en philosophe qu’Hadrien accepte la mort du garçon qui a quitté la vie quelques semaines avant d’avoir vingt ans, « épouvanté de déchoir, c’est-à-dire de vieillir ». L’empereur veut immortaliser les traits de son favori qui fut pour lui l’image de la beauté, et fait graver de multiples médailles et pièces à son effigie. Il fonde une ville qui lui est dédiée, Antinoé, en Egypte, et établit le culte d’Antinoüs. C’est ainsi que les mères dont le fils est malade l’invoquent pour obtenir la guérison.

            Diminué, Hadrien décide de rentrer en Italie pour régler ses affaires : « Je me disais que seules deux choses m’attendaient à Rome ; l’une était le choix de mon successeur, qui intéressait tout l’empire ; l’autre était ma mort, et ne concernait que moi. »

            Tout au long du livre, Hadrien apparaît comme un être conforme à la réputation que la postérité lui a accordée, c’est-à-dire celle d’un empereur philosophe qui a beaucoup réfléchi au pouvoir, à la vie et à la mort. Marguerite Yourcenar va au-delà du factuel pour essayer de comprendre en profondeur la signification des événements qui ont jalonné la vie d’Hadrien, ce qui donne au livre sa force.

Post-scriptum : Mémoires d’Hadrien, de Marguerite Yourcenar, inspirèrent à Hervé Cristiani la chanson Antinoüs.

 

 Mémoires d’Hadrien, de Marguerite Yourcenar, 1951, collection Folio.