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06/02/2020

Clarissa

Le monde vu à travers la vie d’une femme

Clarissa

Clarissa, fille d’un officier de l’armée austro-hongroise, prend conscience qu’elle vit dans un univers étriqué. Dès lors elle veut échapper à son milieu social pour vivre sa vie, quand, en 1914, éclate la guerre. Dans ce roman qui a la forme d’une chronique, Zweig montre sa capacité à mêler des destins individuels à la tragédie collective. Avec une économie de moyens, il atteint une grande profondeur psychologique dans les personnages.

            Clarissa fait partie des œuvres que Stefan Zweig a laissé inachevées à sa mort. Mais inachevé ne veut pas dire inabouti. Cette histoire a un début et une fin, même s’il apparaît que Stefan Zweig avait l’intention de prolonger son roman de plusieurs chapitres supplémentaires. On retrouve tout au long du texte le style concis et précis de l’auteur, et l’on a peine à se dire qu’il aurait, selon son habitude, remanié encore et encore son texte pour en effacer toute lourdeur et toute surcharge.

  Clarissa, zweig          Présentée sous forme de chronique, Clarissa raconte, année après année, la vie d’une jeune femme née dans l’empire austro-hongrois. Le lecteur entre dans l’intimité de cette jeune femme qui se trouve confrontée à la tragédie collective de la guerre. Ce roman, c’est, a écrit Zweig, « le monde vu à travers la vie d’une femme ».

            Clarissa Schulmeister est née en 1894. Sa mère est morte en la mettant au monde, et son père est militaire de carrière. Il est lieutenant-colonel affecté à l’état-major à Vienne, au moment où commence le récit. C’est un officier de bureau, sorte d’esprit étriqué, qui accumule des données chiffrées sur toutes les armées d’Europe, ce qui lui a valu le surnom de « maître statisticien ». Sa déformation professionnelle, due à l’abus de tableaux et de chiffres, est telle, qu’il exige de Clarissa qu’elle fasse un rapport quotidien de ses activités ; sur des feuilles préparées à cet usage elle devait noter ce qu’elle avait appris à chaque heure de cours, quels livres elle avait lus, quels morceaux de musique elle avait étudiés au piano... Cette besogne, qu’on appelle de nos jours le reporting, obligeait Clarissa à se noyer dans les détails et ne lui fut pas du tout bénéfique, selon Stefan Zweig : « En réalité, le caractère machinal de ces rapports et de ces annotations eut pour effet d’ôter à Clarissa toute vue d’ensemble sur ces années, car les impressions, au lieu de s’accumuler et de prendre du relief, tombaient en poussière et se désintégraient sous l’effet de ces rapports prématurés […] »

Le professeur Silberstein se dit sceptique

sur l’efficacité de la psychanalyse

            Encouragée par son père à faire des études avant de se marier, Clarissa rencontre le professeur Silberstein, dont elle est l’étudiante puis l’assistante. Neurologue réputé et spécialiste des névroses, Silberstein est lui-même un névrosé. Semblable à de nombreux autres personnages créés par Zweig, il est facilement la proie d’idées fixes et ne le cache pas à Clarissa ; ainsi il lui déclare : « Quand quelque chose s’empare de moi, plus rien ne peut m’arrêter, je ne pense plus qu’à cela. » Il se dit sceptique sur l’efficacité de la psychanalyse : « Freud veut faire découvrir aux hommes la cause de leur déséquilibre psychique, et moi, je veux la leur faire oublier. Je crois qu’il vaut mieux leur en inculquer une autre qui soit inoffensive. Je ne crois pas que la vérité puisse les aider. […] Je ne crois pas à la guérison. » Pour échapper à ses névroses, il vit dans un tourbillon et multiplie les mondanités pour qu’on parle de lui et qu’on ne l’oublie pas.

            Silberstein envie le calme et la sérénité de Clarissa. Mais, au lieu de la féliciter de l’équilibre de son caractère, il prend un air grave pour lui dire : « Vous avez vraiment une attitude passive. Vous n’exigez jamais rien. Il y a quelque chose qui fait de vous une personne merveilleuse. Je serais presque tenté de dire : " On sent à peine votre présence." » Et il lui annonce qu’elle sera un jour ou l’autre rattrapée par une illusion spécifique : « Vous n’y échapperez pas, vous n’échapperez pas à vous-même. »

Seuls les gens simples savent profiter des petits bonheurs de la vie

et sont vraiment heureux

            Clarissa est chargée par le professeur Silberstein de le représenter à un congrès de pédagogie à Lucerne. Le congrès est organisé par des professeurs progressistes français regroupés au sein de L’Education nouvelle ; il est question de méthodes pédagogiques, de démarche scientifique, de Montessori, de Pestalozzi. Pour la première fois de sa vie, Clarissa côtoie des personnes d’un autre milieu social que le sien : les participants sont des instituteurs venus de toute l’Europe, ce sont des gens simples, des gens de condition modeste, qui n’avaient jamais voyagé avant de venir en Suisse. A l’occasion d’une croisière fluviale organisée en clôture du congrès, Clarissa les voit heureux d’être ensemble : ils s’enthousiasment devant des fleurs et mangent des tartines pour le déjeuner. « Je vis dans un univers étriqué. » se dit-elle en les voyant. Elle prend alors conscience que seuls ceux qui se contentent de peu, connaissent ces petits bonheurs. « Pour la première fois, écrit Zweig, elle s’ouvrait au monde. »

            Sa rencontre avec Léonard est pour beaucoup à son ouverture au monde. Professeur au lycée de Dijon, il est l’organisateur du congrès ; ils sympathisent tous les deux et, à l’occasion de leurs conversations, il lui fait partager ses idées, qui sont assez largement le reflet de celles de Zweig. Son auteur préféré, c’est Montaigne, car, parmi tous les écrivains, déclare Léonard, « personne n’était plus humain, personne mieux que lui ne comprenait l’Homme, celui de tous les jours. » Il la met en garde contre le nationalisme : « C’est lui, le mal qui place une seule patrie au-dessus de toutes les autres. » Anticolonialiste, il lutte contre le chauvinisme et l’esprit de conquête et donne sa définition de la France : « Le sol, la terre, la langue, l’art, voilà ce qu’est la France et non le Cambodge, la Guyane et Madagascar. » Pour lui, ce sont les anonymes, tels les participants au congrès, qui comptent : « Ce ne sont pas les morts illustres qui font la valeur d’un pays. Ce sont les gens qui y vivent. »

En vacances, Clarissa et Léonard vivent hors du temps

et n’achètent pas de journaux,

car cela reviendrait à s’imposer une contrainte

            En vacances dans les montagnes avec Léonard, elle connaît, le temps d’un été, des moments d’intense bonheur. Ils vivent libres, détachés de tout et hors du temps. Ils n’achètent pas les journaux, car, disent-ils, « cela reviendrait à nous imposer une contrainte. » Cette liberté qu’il souhaite vivre pleinement concerne en premier lieu le cerveau qui doit être détaché de toute entrave, ce qui conduit Léonard à dire : « Ne pas penser une heure durant ! Ce n’est pas une heure perdue. »

            Clarissa sort métamorphosée de son expérience avec Léonard. Elle repense à son père qui, dévoré par le devoir, aura passé son existence à s’effacer pour servir ; maintenant elle entend rompre avec les principes que lui a inculqués son père : « A présent, vivre était son plus ardent désir. »

            Mais la mobilisation générale, le départ de Léonard et la guerre vont bouleverser tous ses plans. Clarissa va alors connaître un autre événement qui va la transformer en tant que femme.

            Heureusement pour le lecteur, Stefan Zweig a eu le temps de conduire Clarissa jusqu’à la fin de la Première Guerre mondiale, ce qui donne au récit une fin, même provisoire. C’est l’occasion pour l’auteur d’exposer à nouveaux ses idées sur la nation et sur la guerre, cette fois par l’intermédiaire du professeur Silberstein. La fin de l’empire et de l’empereur ne signifie rien pour lui. « Nous vivons, c’est tout ce qui importe. », déclare-t-il.

            Dans ce roman, Zweig montre sa capacité à mêler des destins individuels à la tragédie collective. Il propose une galerie de personnages aux caractères variés, et, avec une économie de moyens, il atteint une grande profondeur psychologique.

            Clarissa, c’est l’histoire d’une jeune femme, qui, malgré son éducation et malgré la guerre, cherche à s’affranchir de son milieu social pour vivre en être libre.

 

Clarissa, de Stefan Zweig, 1942, collection Le Livre de poche.

11/03/2019

Au-delà de cette limite votre ticket n’est plus valable

Livre à lire tant qu’on est jeune et en bonne santé

Au-delà de cette limite

votre ticket n’est plus valable

Dans la France de Giscard, un industriel, Jacques Rainier, est confronté à la crise économique. Il voit son affaire péricliter et envisage la liquidation. Parallèlement, à la veille de son soixantième anniversaire, il doit faire face à un autre déclin, celui de son corps qui se déglingue déjà. La lecture de ce livre ne peut être recommandée qu’à des jeunes gens en bonne santé qui pensent avoir la vie devant soi et que n’embarrassent pas les « tout-à-l’égout de l’âme », que délivre Romain Gary.

            Au-delà de cette limite votre ticket n’est plus valable fut publié en 1975, alors que la France sortait d’une longue période de croissance économique, qui allait être baptisée les Trente Glorieuses. Le narrateur, Jacques Rainier, est un industriel qui a vécu ces années exceptionnelles au cours desquelles, selon ses propres mots, « la prospérité économique européenne paraissait avoir découvert le secret de la croissance perpétuelle. » Il précise : « L’automobile régnait. Le crédit coulait à flots. Le pétrole allait de soi. La France était devenue une bonne affaire. »

    Au-delà de cette limite votre ticket n’est plus valable, romain gary        Mais la situation se retourne en 1973, quand les pays membres de l’OPEP (Organisation des pays producteurs de pétrole) décident d’augmenter fortement le prix du pétrole. Jacques Rainier, qui possède des usines de papier et de contre-plaqué, est confronté à une hausse sans précédent du coût des matières premières. Il craint de disparaître, victime de la crise économique, d’autant plus qu’il ne fait pas le poids face à la concurrence. Il est trop petit aux yeux de l’Etat, pour lequel il ne compte pas. Selon Rainier Jean-Pierre Fourcade, ministre des Finances de Giscard, a décidé que seuls les plus grosses entreprises méritent de survivre : « Fourcade joue à fond sur les gros : la concentration, les géants, pour faire face à la compétition, à la concurrence à l’échelle planétaire. […] Je suis trop petit. Je ne peux pas menacer le gouvernement de trente mille chômeurs. C’est foutu. »

            Jacques Rainier comprend que la situation est intenable et qu’il va devoir liquider son affaire en la vendant à un étranger. Il voit dans le déclin de son entreprise le reflet du déclin de la France. Il se confie à sa compagne, Laure : « Je ne peux plus tenir. J’ai le choix de passer la main à un Allemand ou peut-être à un Américain. C’est, comme tu vois, une situation typiquement française. » Jaques Rainier voit aussi dans cette crise une crise plus grave que les précédentes : « Ce n’est pas une crise comme une autre. Toutes nos structures sont usées. Ce n’est même pas l’économie : nous somme en retard d’une technologie. L’économie tombe en panne parce qu’elle demeure attelée à une technologie que la rapidité même de son développement a rendu anachronique. » Derrière le déclin français il voit celui de l’Europe : « L’Europe a perdu son histoire. Elle n’a plus de vitalité propre. »

Confronté à l’irréversibilité de son déclin physique et moral,

Rainier se résout « à partir »

            Ce déclin de la France et de l’Europe est parallèle au déclin physique de Jacques Rainier. Car le narrateur frise la soixantaine. Il a ce que son médecin appelle des « angoisses vespérales », c’est-à-dire des angoisses du soir (de sa vie). Il parle de son « corps automnal » qui « se déglingue », et n’épargne aucun détail au lecteur, quand, dans de longues pages très crues, il conjugue ses pannes sexuelles à ses problèmes de prostate. Confronté à l’irréversibilité de son déclin physique et moral, Rainier se résout « à partir », fatigué qu’il est de mener « une lutte acharnée contre le corps usé ». Il met au point ce qu’il appelle la « solution finale » et s’adresse à lui-même une lettre de rupture : « Jacques Rainier, vous m’avez profondément déçu. […] Vous ne savez plus vivre dans le présent et le souci des lendemains est votre préoccupation constante. Lorsque vos pouvoirs sexuels déclinent, vous vous comportez comme un chef d’entreprise qui a peur de ne plus pouvoir faire face aux échéances et vous préférez vous retirer de l’affaire. […] J’ai donc pris la décision de rompre avec vous. » Dans son naufrage Jacques Rainier n’a qu’un seul point de repère, en la personne de Laura, une jeune fille pleine de fraicheur dont il est devenu l’amant. A vingt-deux ans, Laura fait son début dans la vie, elle est encore au printemps de son existence. L’amour qu’il porte pour Laura parviendra-t-il à sauver Jacques Rainier ?

            Ce roman est largement autobiographique : Jacques Rainier est véritablement le double littéraire de Gary. Tous deux ont le même âge, tous deux partagent la même hantise de la vieillesse, et tous deux aiment une femme beaucoup plus jeune qu’eux : Laura, en ce qui concerne le narrateur, et Jean Seberg, en ce qui concerne l’auteur. Sur le plan politique, Romain Gary, gaulliste historique et Compagnon de la Libération, ne se reconnaît pas plus que Jacques Rainier dans la France de Giscard, lequel peut donner l’impression d’être résigné à ce que la France soit rabaissée en rang de puissance moyenne.

            La lecture de ce livre ne peut être recommandée qu’à de jeunes gens en bonne santé qui pensent avoir la vie devant eux et que n’embarrassent pas les « tout-à-l’égout de l’âme », que délivre Romain Gary. Conséquemment, ce livre est à déconseiller à toute personne qui craint son entrée dans le grand âge. A cinquante-neuf ans, le narrateur estime déjà relever de la gérontologie.

 

Au-delà de cette limite votre ticket n’est plus valable, de Romain Gary, 1975, collection Folio.

04/06/2018

L'Ile des Pingouins, d'Anatole France

Conte corrosif à déconseiller aux esprits bien-pensants

L’Ile des Pingouins

Sous forme de chronique, Anatole France raconte l’histoire de la Pingouinie à travers les siècles. Il se montre plein d’ironie, ne respecte rien et se moque de tout, notamment des institutions et en particulier de l’Eglise. A mots couverts, il livre une version parodique de l’histoire de France.

            En ouverture de son livre, Anatole France, athée passionné de théologie, s’interroge sur les sacrements de l’Eglise et leur validité. Pour bien se faire comprendre, il propose sa propre version de la légende de saint Maël, lequel baptisa les pingouins. Venu de Bretagne, il échoua sur leur île, située quelque part dans l’ « océan de glace » ; il les évangélisa et leur donna le baptême. Le sacrement leur fut accordé précipitamment, ce qui causa, dit Anatole France, « une extrême surprise » au Paradis. En effet, le baptême donné à des animaux est-il valide ? Le Seigneur, lui-même embarrassé, réunit une assemblée pour en discuter. Au cours de la réunion, saint Patrick prit la parole et déclara : « Le sacrement du baptême est nul quand il est donné à des oiseaux, comme le sacrement du mariage est nul quand il est donné à un eunuque. » Saint Augustin soutint l’idée contraire : « C’est la forme qui opère », dit-il ; et saint Gal précisa : « La validité d’un sacrement dépend uniquement de la forme ». Saint Maël ayant respecté la forme, comment sortir de l’impasse ? Sainte Catherine, appelée à la rescousse, proposa une solution correcte au Seigneur ; elle lui dit : « Je vous supplie, Seigneur, de donner aux pingouins du vieillard Maël une tête et un buste humain, afin qu’ils puissent vous louer dignement, et leur accorder une âme immortelle, mais petite. » C’est ainsi que les pingouins opérèrent leur métamorphose et sortirent de la zoologie pour entrer dans l’histoire des hommes.

            Se fanatole france,l'ile des pingouinsaisant chroniqueur, Anatole France raconte (de manière un peu décousue, il est vrai) l’histoire de la Pingouinie. Il s’intéresse notamment à la mise en place de la fiscalité. Au cours d’une assemblée de notables présidée par Maël, l’institution d’un système de contribution est discutée. Mario, un riche laboureur, se fait le porte-parole des plus aisés ; et, devant saint Maël, il se dit prêt à donner tout ce qu’il possède. Mais, très habilement, il écarte tout projet d’impôt sur le revenu et plaide pour l’instauration de ce que nous appelons, de nos jours, la TVA. Sa déclaration est assez longue ; en voici l’essentiel, qu’il est bon de lire à voix haute : « O Maël, ô mon père, j’estime qu’il est juste que chacun contribue aux dépenses publiques et aux frais de l’Eglise. Pour ce qui est de moi, je suis prêt à me dépouiller de tout ce que je possède, dans l’intérêt de mes frères pingouins et, s’il le fallait, je donnerais de grand cœur jusqu’à ma chemise. Tous les Anciens du peuple sont disposés, comme moi, à faire le sacrifice de leurs biens ; et l’on ne saurait douter de leur dévouement absolu au pays et à la religion. Il faut donc considérer uniquement l’intérêt public et faire ce qu’il commande. Or, ce qu’il commande, ô mon père, ce qu’il exige, c’est de ne pas demander beaucoup à ceux qui possèdent beaucoup ; car alors les riches seraient moins riches et les pauvres plus pauvres. Les pauvres vivent du bien des riches ; c’est pourquoi ce bien est sacré. N’y touchez pas : ce serait méchanceté gratuite. A prendre aux riches, vous ne retireriez pas grand profit, car ils ne sont guère nombreux ; et vous vous priveriez, au contraire, de toutes ressources, en plongeant le pays dans la misère. Tandis que, si vous demandez un peu d’aide à chaque habitant, sans égard à son bien, vous recueillerez assez pour les besoins publics, et vous n’aurez pas à vous enquérir de ce que possèdent les citoyens, qui regarderaient toute recherche de cette nature comme une odieuse vexation. En chargeant tout le monde également et légèrement, vous épargnerez les pauvres, puisque vous leur laisserez le bien des riches. […] Imposez les gens d’après ce qu’ils consomment. Ce sera la sagesse et ce sera la justice. »

A chaque fois que l’extrême-droite veut renverser la république,

elle ne réussit qu’à la renforcer un peu plus

            Anatole France enjambe les siècles. Les chapitres les plus féroces de l’histoire de la Pingouinie concernent ce qu’il appelle les Temps modernes. Il y fait le récit de la crise boulangiste et de l’affaire Dreyfus. Bien que les identités aient été modifiées par l’auteur, le général et la capitaine sont aisément reconnaissables. Il faut avoir en tête que les deux affaires sont encore très récentes à l’époque, L’Ile des pingouins ayant été écrite en 1907. Dans l’un et l’autre cas, on y voit un réactionnaire, le révérend père Agaric, qui s’agite dans tous les sens pour renverser la république et rendre à l’Eglise ses privilèges perdus. Il fait part de son projet de complot à un autre ecclésiastique, le père Cornemuse ; mais celui-ci, beaucoup plus modéré, essaie de le rendre à la raison et lui déclare : « Prenez garde, mon ami. La république est peut-être plus forte qu’il ne semble. Il se peut aussi que nous raffermissions ses forces en la tirant de la molle quiétude où elle repose à cette heure. » Le père Cornemuse fait également valoir au père Agaric que la république, même si elle manque de respect et de soumission à l’égard de l’Eglise, la laisse cependant vivre. Mais, peine perdue, le père Agaric se lance dans l’action, et, ainsi que l’avait prévu le père Cornemuse, il parvient au résultat inverse de celui escompté. Dans ce livre, à chaque fois que l’extrême-droite veut renverser la république, elle ne réussit qu’à la renforcer un peu plus.

            Anatole France est plein d’ironie quand il retrace en détail l’affaire Pyrot (comprenez Dreyfus), du nom de ce capitaine accusé d’avoir détourné quatre-vingt mille bottes de foin destinées à l’armée. Quand, devant la justice, l’écrivain Colomban (comprenez Zola) plaide que l’armée a condamné le capitaine sans avoir la moindre preuve, le général Panther, chef d’état-major (comprenez le général de Boisdeffre), contre-attaque et insiste sur la quantité de preuves accumulées par les autorités militaires. Il dépose en ces termes : « L’infâme Colomban prétend que nous n’avons pas de preuves contre Pyrot. Il en a menti : nous en avons ; j’en garde dans mes archives sept cent trente-deux mètres carrés, qui, à cinq cents kilos chaque, font trois-cent soixante-six-mille kilos. »

            Ces preuves sont bien sûr des faux fabriqués pour la circonstance. Le ministre de la Guerre, tout en se félicitant de la production de ces pièces ayant permis la condamnation du capitaine, ne peut cacher son inquiétude et en fait part au général Panther : « Je crains qu’on ôte à l’affaire Pyrot sa belle simplicité. […] Pour tout vous dire, je crains qu’en voulant trop bien faire, vous n’ayez fait moins bien. Des preuves ! sans doute il est bon d’avoir des preuves, mais il est peut-être meilleur de n’en avoir pas. » Face aux preuves « appropriées » apportées par le général, le ministre admet cependant : « Il y en a d’appropriées, tant mieux ! Ce sont les bonnes. Comme preuves, les pièces fausses valent mieux que les vraies, d’abord parce qu’elles ont été faites exprès, pour les besoins de la cause, sur commande et sur mesure, et qu’elles sont enfin exactes et justes. »

            Dans ce conte publié sept ans avant la Première Guerre mondiale, Anatole France se fait sans illusion quand il conclut son histoire par la multiplication des bruits de guerre, l’escalade entre la Pingouinie et son ennemie la Marsouinie, la mobilisation générale et la guerre : « La guerre devint universelle et le monde entier fut noyé dans le sang. »

            L’Ile des Pingouins est l’œuvre d’un érudit féru de théologie et d’histoire de France. C’est aussi une œuvre qui peut apparaître vieillie à certains égards, d’autant plus que plusieurs allusions à l’actualité de l’époque peuvent échapper au lecteur d’aujourd’hui. Par ailleurs, l’auteur n’hésite pas à enjamber les siècles, ce qui donne, nous l’avons souligné, un caractère décousu à son histoire.

            Ce conte corrosif est à déconseiller aux esprits bien-pensants qui ne veulent pas voir remis en cause les institutions ; car Anatole France ne respecte rien, il se moque de tout, notamment de l’Eglise, mais aussi de l’armée, des capitalistes et même des socialistes. En revanche, celui qui accepte l’ironie de l’auteur prend du plaisir à la lecture de L’Ile des Pingouins.

 

L’Ile des Pingouins, d’Anatole France, 1907, collections CreateSpace Independent Publishing Platform et Tredition classics.