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24/11/2014

Les Puissances des ténèbres, de Burgess

L’histoire dérangeante d’un miracle

Les Puissances des ténèbres

(Earthly Powers)

Le roman d’Anthony Burgess est foisonnant et passionnant. Au soir de sa vie, un grand écrivain se souvient. Il raconte sa jeunesse tumultueuse et scandaleuse, et évoque le défunt pape dont il était un proche. Les échanges entre les deux hommes donnent lieu à une réflexion sur la nature du mal et son origine.

            En 1971, l’écrivain britannique Kenneth M. Toomey fête son quatre-vingt-et-unième anniversaire quand il reçoit, à Malte où il réside, la visite d’un émissaire du Vatican. Il lui est demandé d’apporter son témoignage dans le cadre du procès en béatification du défunt pape, Grégoire XVII, dont il était un proche. Le Vatican attend de Toomey qu’il atteste d’un miracle dont il aurait été témoin à l’hôpital de Chicago dans les années trente. Cette visite est l’occasion pour l’écrivain, au soir de sa vie, de replonger dans ses souvenirs et de raconter sa vie au lecteur en commençant par le commencement.

 les puissances des ténèbres,earthly powers,burgess,vatican           Kenneth M. Toomey, qui est donc le narrateur de cette histoire, est né en 1890 d’une mère française et d’un père britannique. Il est élevé dans la religion catholique. Jeune homme, il se découvre homosexuel. Il s’en ouvre à son confesseur, le père Frobisher SJ. Le jésuite – qui ce jour-là fumait des cigarettes Gold Flake, précise Toomey - l’invite à prier et à se détourner du mauvais chemin qu’il s’apprête à suivre. Le garçon refuse d’obéir au prêtre et met en avant le précédent de Michel-Ange, qui, bien qu’homosexuel, aura été l’une gloire de l’Eglise. De ce jour, Toomey abandonne toute pratique religieuse, mais reste imprégné de catholicisme.

            Il séjourne en Italie à la fin de la Grande Guerre quand il fait la connaissance d’un jeune compositeur, Dominico Campanati, et de son frère Carlo. Par la suite, Dominico épouse Constance Toomey, sœur cadette du narrateur. Quant à Carlo, qui est déjà prêtre, il deviendra archevêque de Milan, puis sera élu pape et règnera sous le nom de Grégoire XVII.

Kenneth M. Toomey se veut

un Maupassant épousseté

            Les Puissances des ténèbres (Earthly Powers), d’Anthony Burgess, est un pavé qui fait plus de sept-cent pages aux caractères serrés. Il est difficile d’entrer dedans ; au bout d’une centaine de pages, le lecteur se demande même où l’auteur veut en venir tellement le livre part dans tous les sens. Puis, peu à peu, au fil des pages, le lecteur se laisse prendre par le récit, si bien qu’au bout d’un moment il ne sait plus s’il lit un roman d’Anthony Burgess, ou réellement les mémoires de Kenneth M. Toomey. Le livre est foisonnant et passionnant, faisant de Burgess un Balzac du XXème siècle.

            La forme est vraiment hybride, oscillant entre fiction et récit. Dès les premières lignes du livre, le narrateur, donc Toomey, sait accrocher l’attention du lecteur et ne peut s’empêcher de souligner son habileté de romancier à entrer tout de suite dans le vif du sujet. Toomey a donc les qualités du romancier, il en a aussi les défauts. Après nous avoir raconté sa confession au père Frobisher SJ, il nous précise, dans un élan de franchise, que son récit ne doit pas être pris au pied de la lettre. Ainsi le prêtre en question ne s’appelait peut-être pas Frobisher et il ne fumait peut-être pas des cigarettes Gold Flake. Toomey ne peut se souvenir de tous les détails tant d’années après, donc il les recrée comme le ferait tout bon romancier.

            Dans Les Puissances des ténèbres, l’illusion est parfaite. Toomey ne cesse de faire référence à son œuvre, citant tel ou tel de ses romans, il fait alors un bref résumé du livre et s’en excuse auprès des lecteurs qui le connaitraient déjà. Incidemment, Kenneth M. Toomey nous fait savoir qu’il est un écrivain populaire et donc décrié. Il aura vendu des millions d’exemplaires de ses romans à l’eau de rose et se veut un « Maupassant épousseté ».

            A travers le personnage de Toomey, Burgess nous fait traverser le XXème siècle en y mêlant les personnes ayant réellement existé avec les personnages imaginaires. Toomey croise Keynes, rencontre Kipling qui ne se remet pas de la mort de son fils à la guerre, et assiste aux beuveries de Joyce dans le Paris des Années folles. En 1939, il essaye de sauver un écrivain juif nommé Strehler, dans l’Autriche de l’Anschluss. Mais il est arrêté par les Allemands à la déclaration de guerre en 1939. Pour obtenir sa libération, Toomey se voit proposer un chantage face auquel il cède. Il accepte d’accorder une interview de complaisance à la radio allemande. Sa petite compromission avec les Nazis le poursuivra toute sa vie, comme une tache indélébile.

Le pape explique pourquoi Dieu

a permis au mal d’exister

            Si Kenneth M. Toomey est le narrateur du roman, il est indissociable de son beau-frère Carlo Campanati, futur Grégoire XVII. Toomey est la plume de l’homme d’Eglise pour un essai sur la question du mal. C’est précisément cette question du mal qui est au cœur des Puissances des ténèbres. Le lecteur doit s’accrocher pour suivre les débats entre théologiens, tels que nous les expose Toomey. Le narrateur, donc en fait Burgess, va jusqu’à publier le texte intégral d’un sermon sur le mal, donné par Mgr Carlo Campanati.

            Devenu Grégoire XVII, Carlo effectue une visite aux Etats-Unis. A la télévision, il répond aux questions des spectateurs. L’un d’eux lui pose une question délicate : Dieu étant omniscient, Il devait savoir que le mal existerait, alors pourquoi l’a-t-Il permis ? Voici la réponse donnée par Grégoire XVII :

            « C’est là un grand et terrible mystère. Dieu a fait à ses créatures le présent le plus immense, la chose qui se rapproche le plus de Son essence : la liberté du choix. S’Il sait à l’avance ce que vont faire Ses créatures, alors Il leur dénie la liberté. Donc, délibérément, Il efface toute préscience. Dieu pourrait savoir, s’Il le désirait ; mais par respect et par amour pour Sa créature, Il s’y refuse. Pouvez-vous imaginer cadeau plus terrible que celui-ci, Dieu Se niant Lui-même par pur amour ? »

            Les théories de Grégoire XVII ne font pas l’unanimité. Certains de ses adversaires déplorent sa tendance à occulter la notion de pêché originel.

            A la fin des Puissances des ténèbres, le miracle attribué au défunt pape est authentifié, et là le lecteur est pris par surprise. Le miracle a bien eu lieu, sa nature n’est pas remise en cause, et pourtant la révélation finale faite par le narrateur bouleverse le lecteur et l’amène à un questionnement qui risque de rester sans réponse.

 

Les Puissances des ténèbres (Earthly Powers), d’Anthony Burgess, 1980, éditions Acropole (épuisé) et collection Pavillons Poche.

20/10/2014

Le Père Goriot, de Balzac

Derrière toute grande fortune se cache un crime

Le Père Goriot

Le jeune Eugène de Rastignac monte à Paris et prend une chambre dans une pension de famille. Il y rencontre le père Goriot, un homme très riche qui vit pourtant misérablement. Après enquête, Rastignac découvrira le secret du vieillard. Dans ce roman, Balzac nous démontre, preuve à l’appui, que le travail ne paie pas, la plupart des gens fortunés étant des héritiers. Le livre prend une dimension supplémentaire de nos jours, alors que la société actuelle s’interroge sur la fin de vie. A travers l’exemple de l’agonie de Goriot, Balzac nous renseigne sur la frontière entre la vie et la mort.

            Le Père Goriot suscite actuellement un regain d’intérêt depuis que l’économiste Thomas Piketty y fait référence dans son livre Le Capital au XXIème siècle, best-seller en France et aux Etats-Unis.

            Ce n’est pas le roman de Balzac le plus difficile d’accès, mais ce n’est pas pour autant le plus facile. Le livre est d’une longueur raisonnable, mais le texte n’est pas aéré, il ne bénéficie pas de divisions en chapitres et certains paragraphes font plus d’une page. Le lecteur se doit d’être attentif aux trente premières pages environ, qui sont des pages d’exposition au cours desquelles Balzac présente les personnages un à un. Si le lecteur sait être patient, alors il sera largement récompensé en entrant peu à peu dans une histoire dont il voudra savoir le dénouement.

 le père goriot,balzac,la comédie humaine,rastignac,vautrin           « All is true » nous dit, en anglais dans le texte, Balzac dans son ouverture du Père Goriot. Il précise que son livre n’est ni un roman ni une fiction. Le héros en est Eugène de Rastignac. C’est un garçon de vingt-et-un ans qui a quitté son Angoulême natale pour monter à Paris y suivre des études de droit. C’est encore un cœur pur plein d’illusions sur la vie. Il trouve pension à la Maison-Vauquer, tenue par madame Vauquer (prononcez Vauquère). Les pensionnaires sont des gens de condition modeste qui ne font pas de folie et se révèlent, dans l’ensemble, assez médiocres. Par exemple, ils pratiquent un humour à deux sous. Ainsi, en 1819, date à laquelle se déroule l’histoire, le diorama est une invention toute récente qui fait parler d’elle, si bien, que, pour plaisanter, les pensionnaires de la maison ont pris l’habitude de décliner les mots qu’ils utilisent dans la conversation, en leur ajoutant la terminaison rama. Ainsi, au cours du dînerama l’un des convives évoque sa santérama. Cet usage donne lieu à une discussion très savante pour savoir s’il faut dire froidorama, le mot froid se terminant par la lettre d, ou plutôt froitorama, suivant la règle qui veut que l’on dise : « J’ai froit aux pieds. »

            Pendant les repas pris en commun, les pensionnaires font de l’un des leurs leur souffre-douleur : monsieur Goriot, le doyen de la maison, est l’objet de leurs moqueries. Goriot, que l’on appelle sans égard le père Goriot, est un être bien mystérieux. Rastignac apprend que c’est un ancien négociant qui a fait fortune dans la farine. Dans ce cas, comment expliquer qu’un homme qui a gagné beaucoup d’argent mène une vie aussi modeste dans un tel endroit ? La vérité est simple à comprendre, Goriot n’a qu’une seule passion dans la vie, ses deux filles. Il a réussi à conclure pour elles des mariages « heureux » : l’aînée est devenue comtesse de Restaud et la cadette, baronne de Nucingen. Mais, peu de temps après leurs mariages, ses filles et ses gendres eurent honte de lui. Comprenant la situation nouvelle et refusant de constituer une gêne pour ses enfants, le vieux Goriot accepta de se sacrifier et de se retirer en toute discrétion dans la modeste pension qu’est la Maison-Vauquer.

Goriot aime ses filles

comme un amant aime

passionnément sa maîtresse

            Rastignac se prend de curiosité pour la personne de Goriot. Il se lie avec lui. Goriot le pousse à devenir l’amant de la baronne de Nucingen, espérant ainsi, par son intermédiaire, se rapprocher de sa fille cadette. Peu à peu, Rastignac découvre la personnalité de Goriot : le vieil homme aime ses filles au point de s’oublier lui-même, il les aime comme un amant peut passionnément aimer sa maîtresse, au-delà de toute raison. Goriot a gâté ses filles et a abîmé leur caractère. Aux yeux des deux sœurs, leur père n’a d’existence que par rapport à elles. Toutes deux se montrent bien ingrates avec lui.

            Rastignac, qui cherche encore sa voie, comprend que le comportement de Goriot, qui s’est donné à ses filles, conduit à une impasse. Un autre pensionnaire lui montre un tout autre exemple. Cet autre pensionnaire, c’est monsieur Vautrin. Vautrin est le négatif de Goriot. Autant Goriot est un être effacé, morose, qui dégage une impression de tristesse, autant Vautrin est une forte personnalité, c’est un être truculent, jouisseur, qui respire la joie de vivre. Il est souvent de bonne humeur, trouve le mot pour rire, et sait parler aux dames (en dépit de ses inclinations.) Il connaît la réalité de la vie et, en face de Rastignac, il met les points sur les i. Pour avoir un train de vie conforme à son goût, Rastignac a besoin d’une fortune d’un million par an, or jamais l’étudiant en droit n’arrivera à accumuler une telle somme par le produit de son travail, même après une brillante carrière dans la magistrature. Vautrin, qui entend se transformer en grand marionnettiste, dit crûment à Rastignac à quoi pourrait ressembler son parcours professionnel : « Il faudra […] commencer […] par devenir le substitut de quelque drôle, dans un trou de ville où le gouvernement vous jettera quelques milles francs d’appointements, comme on jette une soupe à un dogue de boucher. […] Si vous n’avez pas de protection, vous pourrirez dans votre tribunal de province. Vers trente ans, vous serez juge à douze cents francs par an, si vous n’avez pas encore jeté la robe aux orties. Quand vous aurez atteint la quarantaine, vous épouserez quelque fille de meunier, riche d’environ six mille livres de rente. Ayez des protections, vous serez procureur du roi à trente ans, avec mille écus d’appointements, et vous épouserez la fille du maire. Si vous faites quelques-unes de ces petites bassesses politiques, […] vous serez à quarante ans procureur général, et vous pourrez devenir député. […] J’ai l’honneur de vous faire observer de plus qu’il n’y a que vingt procureurs généraux en France, et que vous êtes mille aspirants à ce grade, parmi lesquels il se trouve des farceurs qui vendraient leur famille pour monter d’un cran. […] Une rapide fortune est le problème que se proposent de résoudre en ce moment cinquante mille jeunes gens qui se trouvent dans votre position. » Bref, explique Vautrin, le travail ne paie pas. Après tout, si les filles Goriot sont si riches, elles, c’est parce qu’elles sont des héritières.

            Vautrin, dont le lecteur ne tardera pas à connaître la véritable identité, connaît le moyen de faire rapidement fortune et veut l’enseigner à Rastignac. Il se transforme en mauvais génie en lui proposant un chemin bien singulier. Vautrin conclue son propos ainsi : « Le secret des grandes fortunes sans cause apparente est un crime oublié, parce qu’il a été proprement fait. »

            Par la bouche de Vautrin, c’est bien sûr Balzac qui parle. Et pour achever de convaincre le lecteur, Balzac raconte comment Goriot, un homme apparemment honnête et désintéressé, a pu gagner autant d’argent au cours de sa vie. Même la fortune de ce brave Goriot a été bâtie sur la base d’une malhonnêteté.

Le rôle primordial

du cerveau

            Comme l’ensemble de l’œuvre de Balzac, Le Père Goriot est un livre très riche qui aborde de nombreux sujets. De nos jours, il prend encore une dimension nouvelle à l’heure où notre société s’interroge sur la fin de vie et les limites entre la vie et la mort. Un être humain est-il encore vivant en l’absence de toute activité cérébrale ? Balzac fournit des éléments de réponse à travers l’exemple de l’agonie de Goriot. Lorsque le vieillard est à l’article de la mort, allongé sur son lit de douleur, Rastignac le veille et obtient d'un ami étudiant en médecine, Bianchon, qu'il lui donne un coup de main. Bianchon, très curieux d’approfondir ses connaissances médicales, demande à Rastignac de surveiller l’agonie du malade et de bien noter ses déclarations : « s’il s’occupe de matérialités ou de sentiment ; s’il calcule, s’il revient sur le passé », car, poursuit Bianchon, il arrive que « le cerveau recouvre quelques unes de ses facultés, et la mort est plus lente à se déclarer ».

            Tout au long de l’agonie de Goriot, Balzac se montre très attentif au rôle primordial tenu par le cerveau et parle du « combat qui se livrait entre la mort et la vie dans une machine qui n’avait plus cette espèce de conscience cérébrale d’où résulte le sentiment du plaisir et de la douleur pour l’être humain. » Un peu plus loin, quand Goriot rouvre les yeux, l’une de ses filles, présente à ses côtés, reprend espoir, mais il s’agit d’un simple geste convulsif. Le cerveau a cessé de fonctionner.

            Le Père Goriot nécessiterait, à différents moments de la vie, une relecture régulière, qui seule permettrait d’en saisir toute la portée. A chaque fois, le lecteur y trouverait des éléments d’observation et de réflexion qui lui avaient échappé précédemment.

 

Le Père Goriot, de Balzac, 1835, collections Folio, Garnier et Le Livre de Poche.

 

15/09/2014

La Curée, de Zola

Le roman de l’expropriation

La Curée

Le roman a pour décor le Paris du Second Empire, remodelé par les travaux d’Haussmann. Aristide Saccard, un affairiste, fait fortune en profitant des largesses de l’Etat qui s’est lancé dans une coûteuse politique d’expropriation. La débauche d’argent qui se manifeste dans La Curée est inséparable de la débauche tout court..

            La Curée est le deuxième volume du cycle des Rougon-Macquart, la grande œuvre romanesque de Zola. Publié en 1871, il offre l’avantage d’être quasi-contemporain des événements qu’il évoque. L’histoire se déroule sous le Second Empire et a Paris pour décor. On pourrait presque dire que la capitale en est le personnage principal. Zola fait revivre la destruction du vieux Paris et la naissance du nouveau Paris, fruit des grands travaux du baron Hausmann. En l’espace de quelques années, le visage de la capitale change radicalement. De vieilles maisons sont détruites pour laisser la place à de larges boulevards qui remodèlent la capitale et l’aèrent. La fièvre s’empare alors des spéculateurs qui se disent que, dans cet immense chantier au budget faramineux, il y a beaucoup d’argent à gagner. Zola fait passer le lecteur à l’arrière du décor à travers le personnage d’Aristide Saccard.

  la curée,zola,les rougon-macquart          Aristide Saccard, de son vrai nom Aristide Rougon, monte à Paris, décidé à faire fortune. Il obtient une entrevue avec son frère, Son Excellence Eugène Rougon, ministre de Sa Majesté l’empereur. Eugène se dit prêt à aider Aristide, il veut bien lui mettre le pied à l’étrier, mais lui demande, afin de ne pas se gêner mutuellement, de changer de nom. Arisitde abandonne le patronyme de Rougon et adopte celui de Saccard.

            Saccard obtient un poste de commissaire voyer adjoint à l’hôtel de ville. La place et le traitement y afférant sont médiocres. Il est déçu. Cependant, très vite il s’aperçoit que sa position peut se révéler stratégique. En tant qu’agent voyer, c'est-à-dire agent chargé de la voirie, il dispose d’un accès privilégié au projet du nouveau Paris. Avant tout le monde, il sait où passeront les voies nouvelles, ces boulevards qui redessinent l'agglomération. S’il disposait d’un capital, il pourrait vite le faire fructifier en acquérant des immeubles promis à l’expropriation, sachant que la Ville lui paiera par la suite un bon prix, afin de ne pas ralentir la campagne de travaux. La fortune lui sourit quand sa sœur, jouant le rôle d’entremetteuse, lui fait rencontrer une vieille dame dont la nièce risque le déshonneur. Or, la jeune fille, Renée, est riche et possède des biens immobiliers à Paris. Il donne son accord et épouse la jeune fille.

            Saccard dispose maintenant d’un capital de départ. Son plan est simple. Il achète à sa femme Renée l’un de ses immeuble, pour seulement 50 000 francs. Bien sûr il se garde bien de lui faire savoir que ledit immeuble est situé sur le tracé du futur boulevard Malesherbes. Saccard sait que la maison est promise à la démolition, mais il est bien décidé à se faire exproprier à un prix très élevé. En attendant que la Ville lance la procédure d’expropriation, Saccard a le temps de vendre et de racheter plusieurs fois l’immeuble par l’intermédiaire de prête-noms, en prenant soin à chaque fois de gonfler un peu plus le prix d’achat. Il augmente nettement les loyers, mais, afin de ne pas effrayer les locataires, il leur offre une année gratuite de bail en guise de compensation. Avec sa sœur, il installe une boutique de pianos au rez-de-chaussée, et falsifie les livres de compte pour gonfler le chiffre d’affaire de cette activité quasi-fictive. Et quand vient le moment de l’expropriation, Saccard estime la valeur de son immeuble en tenant compte des revenus, réels ou fictifs, que représentaient pour lui les loyers et l’activité de la boutique. Au départ, la commission des indemnités de la Ville évaluait l’immeuble à 200 000 francs, mais Saccard obtient l’arbitrage d’un jury indépendant qui finalement lui accorde 600 000 francs d’indemnité.

Le point d’orgue du roman est un bal travesti,

grand moment de décadence

            Saccard est un affairiste débordant d’imagination dès qu’il s’agit de se remplir les poches. Il est assoiffé d’argent et consomme la dot de sa femme pour parvenir à ses fins. Saccard a aussi un fils, Maxime, né d’un premier mariage. Maxime est un jeune homme d’une grande beauté, aux traits presque féminins, ce qui n’est pas sans rappeler Lucien de Rubempré, le héros d’Illusions perdues, de Balzac. Il sympathise avec Renée, sa belle-mère, qui, après tout, n’a que dix ans de plus que lui. Il sort avec elle et entre dans son cercle d’amies. L’inceste n’est pas loin. La débauche d’argent qui se manifeste dans La Curée est inséparable de la débauche tout court.

            Le point d’orgue du roman est le bal travesti donné par les Saccard dans leur hôtel particulier. Ces dames doivent se déguiser, ou plutôt se dévêtir, pour interpréter Les Amours du beau Narcisse et de la nymphe Echo, poème en trois tableaux, dans lequel Maxime sera Narcisse et Renée, Echo. L’auteur et le metteur en scène en est M. Hupel de la Noue, un préfet qui passe plus de temps à Paris que dans son département. Le compte-rendu de la soirée est effarant, notamment la scène du buffet qui reste un grand moment de gloutonnerie au cours duquel les invités auront descendu pas moins de trois-cents bouteilles de champagne ! Ce moment d’orgie reste gravé dans l’imaginaire du lecteur. La bonne société du Second Empire, dépeinte par Zola, est une société décadente.

            La Curée est un roman qui procure de bons moments au lecteur, à condition qu’il passe l’obstacle du premier chapitre. Comme dans un roman de Balzac, Zola nous présente, dans le premier chapitre, les principaux personnages qui sont fort nombreux, et cette exposition nécessite un effort d’attention du lecteur. Et toujours dans le premier chapitre, la description de l’hôtel particulier des Saccard est, osons le dire, un peu (trop) longue. Mais dans le deuxième chapitre, l’action démarre véritablement. Le lecteur s’identifie alternativement à Renée, à Maxime et, bien sûr, à Saccard, qui réapparaitra dans L’Argent, publié vingt ans plus tard, et qui est peut-être plus abouti que La Curée.

 

La Curée, de Zola (1871), collections Folio, Garnier, Le Livre de Poche et Pocket.