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20/01/2014

La Peur, de Stefan Zweig

Histoire de la femme adultère

La Peur

Cette nouvelle, qui se lit presque d’une traite, est une œuvre de jeunesse de Stefan Zweig. A Vienne, l’épouse d’un grand avocat trompe son mari avec un pianiste. Un jour, elle est surprise par l’amie du musicien qui va se transformer en maître-chanteuse. La peur envahit la femme adultère.

            La Peur est l’une des nombreuses nouvelles de Stefan Zweig. Elle est facile à lire et se dévore presque d’une traite. Comme d’habitude, l’auteur fait preuve d’une économie de moyens : il n’y a ni lourdeur ni longueur, la construction du récit étant très rigoureuse. Tout est concentré, ce qui donne à l’histoire toute son efficacité. La Peur a été écrite en 1913, c’est une œuvre de jeunesse de Zweig que l’on peut qualifier de balzacienne. L’auteur nous décrit avec minutie les ravages de la peur qui envahit une épouse infidèle, issue de la bonne société.

           stefan zweig,la peur A Vienne, dans les années 1900, madame Irene Wagner, épouse d’un grand avocat, vit une aventure avec un pianiste de renom. Au sortir d’un rendez-vous avec son amant, elle est surprise par l’amie du musicien, une femme de basse extraction, qui l’accuse de lui avoir volé son homme. Aussitôt, madame Wagner ressent une montée d’adrénaline qui a pour effet d’imprimer le visage de cette femme-là dans son cerveau : « l’horreur de ce souvenir […] restait fiché dans son cerveau comme un hameçon ». Elle va être victime d’un chantage, sous la menace que sa liaison soit révélée à son mari. Elle sait bien qu’il ne faut jamais céder à un maître-chanteur, mais sous le coup de l’émotion elle perd ses moyens. La peur s’empare de tout son être, avec toute une série de symptômes qui l’accompagnent : nervosité, spasmes, émotions exacerbées, sommeil perturbé, mauvais rêves, crises d’hystérie…

Irene ne connait pas son mari

            Madame Wagner ne sait quelle attitude adopter face à son mari. Elle aimerait lui avouer la vérité, lui dire qu’elle l’a trompé et qu’aujourd’hui une odieuse femme la fait chanter, mais elle n’ose pas franchir le pas. Son mari lui paraît plein de bonté et de sagesse. Elle se souvient qu’un soir il était rentré à la maison en déclarant « Aujourd’hui, on a condamné un innocent ». Et Zweig de poursuivre, comme si les idées de l’avocat reflétaient les siennes : « Un voleur venait d’être condamné pour un larcin commis trois ans auparavant, et à tort selon lui, car après trois années ce crime n’était plus le sien. On condamnait quelqu’un qui était devenu autre et on le punissait doublement car il avait passé trois ans dans la prison de sa propre peur, dans l’inquiétude permanente d’être découvert. » Le mari de madame Wagner est un homme d’une grande humanité dans sa vie professionnelle, mais montrera-t-il la même compassion face à une affaire d’adultère dans laquelle sa femme est coupable ? C’est alors que madame Wagner prend conscience qu’après huit ans de mariage et d’intimité partagée, elle ne connait pas vraiment son mari et se sent incapable de prévoir sa réaction.

            Envahie par la peur, craignant de croiser sa maître-chanteuse dans la rue si elle met le nez dehors, madame Wagner décide de se cloître dans son appartement. Mais, faisant ainsi, privée de toute relation sociale, elle perd sa raison de vivre, car dans son milieu on n’existe que par rapport aux autres : « Irene appartenait à cette élégante bourgeoisie viennoise dont l’emploi du temps semble régi par un accord tacite qui fait que tous les membres de cette alliance invisible se retrouvent toujours aux mêmes heures à s’intéresser aux mêmes choses, au point que s’observer mutuellement et se rencontrer étaient peu à peu devenu le sens de leur existence. » Livrée à elle-même, rongée par la peur et confrontée au vide de son existence, madame Wagner se dirige vers la solution du suicide.

            Les lecteurs de Zweig sont habitués à ce que ses histoires terminent mal, tant le pessimisme est présent dans son œuvre ; en sera-t-il de même cette fois ?

 

La Peur, de Stefan Zweig (1913), collections Rivages Poche / Petite Bibliothèque.

25/11/2013

Le Désert des Tartares, de Dino Buzzati

Le soldat et la mort

Le Désert des Tartares

 

L'histoire racontée dans ce livre est maintenant bien connue : affecté dans un fort lointain, un soldat attend l’ennemi qui le fera héros. Au-delà, Dino Buzzati nous propose une réflexion sur la vie et sur la mort.

            C’est un livre captivant, bien qu’il ne contienne quasiment pas d’action. Il est peu épais et rythmé par des chapitres courts. Le Désert des Tartares nous apporte en premier lieu le dépaysement. L’histoire se déroule dans un pays imaginaire, le royaume du Nord. Le jeune lieutenant Drogo reçoit sa première affectation : le fort Bastiani. Bien que le roi Pietro III ait déclaré le fort Bastiani sentinelle avancée de sa couronne, nous nous apercevons vite de son isolement. Le lieu est aux confins du royaume, dans une zone montagneuse, coincé entre la lointaine ville et le désert des Tartares, d’où l’ennemi peut surgir à tout moment. Mais, comme nulle armée ne s’est montrée depuis des années, plus personne ne croit à la menace.

            le désert des tartares,buzzatiDans un premier temps, Drogo n’a qu’une idée en tête, quitter le fort où il a été affecté contre son gré. Mais, au bout de quatre mois, quand la possibilité de départ s’offre à lui, il préfère rester, non par héroïsme, mais parce qu’il a pris ses habitudes : il est devenu prisonnier de la routine du fort et reste par facilité. Et pourtant, que la vie y est étriquée, régie par le règlement jusqu’à l’absurdité. Un soir, un soldat de la garnison qui avait manqué à l’appel se présente aux portes du fort. La sentinelle croit reconnaître un camarade, ce qui ne l’empêche pas de tirer sur lui après les sommations d’usage, ainsi que le règlement l’exige. Le soldat s’effondre, touché à mort. Le sous-officier de semaine est catastrophé, non parce qu’un homme est mort, mais parce qu’il risque d’être sanctionné pour cette bavure. Quant au commandant, il se réjouit de ce que la sentinelle ait fait mouche du premier coup malgré l’obscurité.

            En attendant l’arrivée bien improbable de l’ennemi, le lieutenant Drogo mène la vie de caserne sans s’apercevoir qu’il y laisse sa jeunesse et, nous lecteur, nous comprenons alors que Dino Buzzati nous propose une réflexion sur la vie et la mort. Le fort est situé entre la ville et le désert : la ville, avec son animation, représente la vie ; tandis que le désert, dans son immense solitude et avec la menace ennemie, représente la mort, dont nul ne sait ni le jour ni l’heure. Usant d’une image, Buzzati nous montre d’abord Drogo dans l’insouciance de la jeunesse, cheminant placidement sur la route de la vie sous un soleil resplendissant ; du seuil de leurs maisons, les grandes personnes lui font des signes amicaux et lui montrent l’horizon avec des sourires complices. Puis, à mesure que Drogo vieillit, le soleil se déplace et se fait plus pâle, tandis que des portes se ferment derrière lui ; aux fenêtres il n’aperçoit plus que des visages immobiles et indifférents. Quand, après quatre ans passés au fort, Drogo retourne en ville pour sa première permission, il retrouve sa mère et ses proches. Mais il se rend compte amèrement que plus rien n’est comme avant. Certes, sa mère est toujours là et sa chambre d’enfant est restée intacte. Mais, après avoir été éloigné de ses proches pendant quatre ans, il comprend que sa route s’est écartée de la leur. Les personnes qui lui étaient familières sont maintenant comme des étrangers pour lui. Il ne reste plus à Drogo qu’à retourner au fort en espérant une attaque ennemie qui lui permette une action héroïque, car, comme le fait remarquer un officier : « Nous désirons la guerre, nous attendons l’occasion favorable, nous crions à la malchance parce qu’il n’arrive jamais rien ». Au fort Bastiani Drogo attendra que son destin s’accomplisse.

 

PS : Le Désert des Tartares a inspiré à Jacques Brel la chanson Zangra.

 

Le Désert des Tartares de Dino Buzzati (1949), collection Le Livre de poche (épuisé) et Press Pocket.

24/10/2013

Vatican, le Trésor de saint Pierre, de Malachi Martin

Où mènent les mauvais chemins

Vatican, le trésor de saint Pierre

 

Vatican, le trésor de saint Pierre est un roman à clefs qui raconte l’histoire secrète de la papauté et des finances de l’Eglise au XXème siècle. L’auteur, un jésuite américain, peut agacer, mais son livre est troublant et fascinant.

            Vatican, le trésor de saint Pierre est un livre très épais (plus de 800 pages), dense, touffu, dans lequel il est difficile d’entrer, mais, qui, peu à peu, prend le lecteur et le fascine. L’auteur est un jésuite américain, Malachi Martin, décédé en 1999. Son livre, nous prévient l’éditeur, est une fiction. Mais le lecteur comprend vite que derrière la fiction l’auteur entend nous révéler l’histoire secrète des finances de l’Eglise de 1944 aux années 80, le roman ayant été publié en 1986. Malachi Martin nous explique par quel miracle les millions possédés par le Vatican au lendemain de la seconde guerre mondiale se sont transformés en milliards de dollars quarante ans plus tard ; ce qui a procuré à l’Eglise l'aisance matérielle et a permis aux papes de se faire entendre sur la scène diplomatique mondiale. Selon l'auteur, à l'aube du XXème siècle le Vatican a conclu un pacte secret avec les forces de l'argent, ce qui lui a ouvert les portes des établissements financiers à travers le monde. Ce fut le point de départ de sa fortune. Puis les banquiers de l’Eglise ont déployé des trésors d’habileté pour que l’argent enfante l’argent.

vatican,le trésor de saint pierre,malachi martinLe succès a été au rendez-vous. Des milliards ont été amassés. Mais, en empruntant un tel chemin, l’Eglise a oublié que la fin ne saurait justifier les moyens. Elle s’est éloignée de ses principes moraux de base et s’est laissée gangréner par l’argent, par Mammon comme le dit l’auteur. Ces dérives ont abouti, en 1982, au scandale de la Banco Ambrosiano, à la mort du banquier Roberto Calvi, retrouvé pendu sous un pont de Londres, et à la mise en cause du « banquier de Dieu » Mgr Marcinkus, président de l’IOR, la banque du Vatican. Evidemment, comme il s’agit d’un roman à clefs, Malachi Martin a changé tous les noms. Roberto Calvi est rebaptisé Roberto Gonella et Mgr Marcinkus devient Mgr Servatius. Mais on ne peut se tromper. C’est d’ailleurs ce qui rend le livre troublant, les noms sont changés mais les caractères ne sont pas modifiés ; et tous les détails de l’affaire, tel en tout cas qu’ils ont été donnés par la presse de l’époque, sont conservés. Le trouble est tel que, par moments, le lecteur a dû mal à savoir où la réalité s’arrête pour laisser la place à la pure fiction.

Malachi Martin ne porte pas dans son cœur le pape Da Brescia

            Et puis, il y a le roman dans le roman. Derrière l’histoire des finances du Vatican, Malachi Martin nous raconte une autre histoire, peut-être encore plus passionnante, celle de l’Eglise catholique et de ses transformations au cours du XXème  siècle. Là encore les noms ont été changés. Derrière le pape Profumi, on reconnaît Pie XII. Jean XXIII est rebaptisé pape Angelica, Paul VI est devenu pape Da Brescia, Jean-Paul Ier pape Serena et Jean-Paul II pape Valeska. Autant le dire tout de suite, l’auteur ne porte pas dans son cœur le pape Da Brescia et toutes les transformations qu’il a apportées à travers le concile Vatican II. Il a dans le collimateur la notion de peuple de Dieu, qui définit l’Eglise depuis le concile, et se méfie de l’œcuménisme, notamment de l’expression « nos frère séparés ». Il a une dent contre le cardinal Levesque, secrétaire d’Etat du pape Da Brescia (comprendre: le cardinal Villot, secrétaire d’Etat de Paul VI), qui, selon lui, a inspiré les (mauvais) choix du pontificat. En revanche, Malachi  Martin ne cache pas sa sympathie pour Mgr Lasuisse (comprendre: Mgr Lefebvre), gardien de la messe en latin. Et il loue le cardinal Wallensky (comprendre: le cardinal Wyszynski), primat de Pologne et mentor de Valeska, pour son opposition aux communistes… et au concile.

            On l’aura compris, ce livre peut agacer, irriter, mais il fascine. Et il donne vraiment envie d’en savoir plus, notamment sur le concile Vatican II. En plus, il est d’une brûlante actualité, quand il nous projette dans la curie et nous montre que les carriéristes n’y sont pas absents. Et il dresse une typologie des papes qui reste à méditer :

« L’histoire témoigne que certains papes mettent des années à se roder à l’épuisante conduite de la vaste et complexe machinerie de l’Eglise et du Vatican. Certains papes n’y parviennent jamais et donnent simplement leur bénédiction, pour ainsi dire en passant. D’autres, pleins d’optimisme pour leurs projets, s’aperçoivent qu’ils peuvent changer un joint, tourner un bouton ici ou là, parfois même pousser un petit levier, mais que la grande machine continue de grincer et de tourner lourdement. Très peu d’hommes ont assez de force de caractère pour retrousser leurs manches et prendre toutes les commandes. Quand ils réussissent, ils créent une ère. Quand ils échouent, ils laissent un héritage de ténèbres dans un horrible grincement de rouages. »

           

Vatican, le trésor de saint Pierre, un livre de Malachi Martin (1986), éditions du Rocher.