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07/12/2015

L'Hermine, de Christian Vincent

Film désacralisant la justice

L’Hermine

Fabrice Luchini interprète, avec sobriété, le rôle d’un président de cour d’assises. Très loin des stéréotypes, le magistrat n’écrase pas de son autorité l’accusé et les témoins, mais leur parle avec douceur. C’est un homme comme les autres ; il a lui aussi ses problèmes personnels et, tel un acteur sur scène, il les oublie dès qu’il entre dans la salle d’audience. L’Hermine est un film agréable à suivre, mais il lui manque un peu d’intensité dramatique.

            Dans l’histoire du cinéma français, il y eut de nombreux films dits de procès, dans lesquels le principal décor était la salle d’audience d’une cour d’assises. On peut penser à des films comme Les Inconnus dans la maison, La Vérité ou L’Affaire Dominici. L’Hermine, de Christian Vincent, se rattache à cette tradition. Mais, alors que les œuvres précitées mettaient en scène une justice solennelle avec des magistrats grandiloquents écrasant de leur autorité les simples citoyens, ici il en est tout autrement. Certes, dans L’Hermine, le président Racine a la réputation d’être sévère avec les accusés ; ainsi est-il surnommé « le président à deux chiffres » parce qu’il ne condamne jamais à moins de dix ans de prison. Il sait aussi se montrer cassant avec son entourage et tient à garder ses distances avec ses assesseurs, au sens propre comme au sens figuré. Mais, à l’audience, malgré sa réputation de verrouiller les débats, il se montre sobre et n’élève pas la voix. Il est plutôt doux avec l’accusé et les témoins, comme s’il pensait que les mettre en confiance rend les débats plus efficaces.

    L'Hermine,christian vincent,lucchini, Babett Knudsen        Ce film contribue à désacraliser la justice, en montrant que le président de la cour d’assises, sous sa lourde hermine, n’est pas un pur esprit. C’est un homme comme les autres, y compris d’un point de vue physiologique, et il a lui aussi ses problèmes personnels. Ainsi, au premier jour d’audience de la session, Racine est grippé et fiévreux. Pourtant, tel un acteur s’apprêtant à monter sur scène, il se doit d’être en forme et de laisser ses problèmes de côté, afin de donner le meilleur de lui-même dans le prétoire. Le film montre avec insistance que la salle d’audience a les caractéristiques d’un théâtre. D’ailleurs un personnage précise que « Racine aime les coups de théâtre ».

            Le président Racine est un homme assez seul dans l’exercice de sa charge. Il est vrai qu’il a introduit de la distance – et pas seulement à cause de la grippe - dans ses rapports avec les assesseurs. Ces derniers, en son absence, ne se gênent pas pour colporter des rumeurs sur son compte, sans se préoccuper, bien qu’étant magistrats, de savoir si elles sont fondées ou non. Leur respect de la vérité ne dépasse pas le cadre de la salle d’audience.

            Heureusement pour lui, Racine est un homme équilibré. Dès que sa journée est finie, il arrive à se couper mentalement de son travail de magistrat et à ne plus penser aux affaires qu’il traite. Du moment que la procédure est respectée, il ne veut pas s’encombrer le cerveau de détails qui ne le regardent pas.

Une contradiction, tout en étant déplorable,

ne remet pas forcément en cause le fondement d’un témoignage

            Dans cette justice désacralisée et très humaine, la personnalité du président de cour pèse sur la manière de conduire les débats et sur la conclusion qui sera donnée au procès. Dans l’affaire d’infanticide présumé jugée ici, l’accusation repose notamment sur les témoignages. Or les témoins, habitants d’un quartier ouvrier, sont confus dans leurs dépositions. Ils ont du mal à formuler correctement leurs propos et manquent de précision dans le vocabulaire. A une question posée par le président, la réponse d’un témoin oscille entre « oui », « oui et non » et « je ne sais pas… je crois ». Les témoignages apparaissent ainsi bien fragiles. Même le travail de la police est aisément critiquable. Le jeune lieutenant ayant recueilli la déposition de l’accusé finit par reconnaître qu’il a reformulé ses réponses, quitte à les dénaturer. Le président Racine, tout en pointant les erreurs, essaie d’aller au-delà et ne veut pas perdre de vue l’essentiel. Une contradiction, tout en étant déplorable, ne remet pas forcément en cause le fondement d’un témoignage. Alors que les jurés, dans leurs délibérations, ont tendance à céder à leurs impressions d’audience et à leur ressenti, en gros à leurs émotions, un assesseur les invite à faire la part des choses. De son côté, le président Racine les a prévenus qu’il y aurait peut-être, à l’issue du procès, la frustration de ne pas savoir. « Nous sommes ici, leur a-t-il ajouté, pour réaffirmer les principes de la loi. »

            L’Hermine est un film agréable à suivre. Une fois n’est pas coutume, Fabrice Luchini, dans le rôle de Racine, joue tout en retenue. Luchini dans L’Hermine, c’est la justice incarnée. Si les jurés peuvent être frustrés à l’issue du procès, le spectateur peut aussi légitimement l’être à l’issue du film. Il manque un zeste de suspense et l’on eût pu souhaiter un peu plus de tension dans l’intrigue de façon à la rendre plus haletante. Par exemple le réquisitoire de l’avocat général est quelque peu escamoté. Si Babett Knudsen, actrice danoise de la série Borgen, est pleine de charme dans son personnage de juré, on eût pu souhaiter davantage d’intensité dramatique dans sa relation avec Luchini.

            Cependant, on ne s’ennuie pas à regarder ce film riche en enseignements. Il permet vraiment de mieux saisir le fonctionnement de la justice. On pourrait même souhaiter qu’il soit projeté aux élèves de l’Ecole nationale de la magistrature.

 

L’Hermine, de Christian Vincent, 2015, avec Fabrice Luchini et Babett Knudsen, actuellement en salles.

05/10/2015

L'Ivresse du pouvoir, de Chabrol

Madame le juge raide comme la justice

L’Ivresse du pouvoir

Isabelle Hupert incarne un juge d’instruction sûr de lui-même, qui enquête sur une vaste affaire de corruption. Elle fait trembler les puissants et les envoie en prison. Chabrol s’est vaguement inspiré de l’affaire Elf sans vouloir bâtir un film à thèse. Il s’est intéressé avant tout aux personnages et à l’étude de caractères.

            L’ivresse du pouvoir dont parle le film, c’est celle que ressent le juge d’instruction, « l’homme le plus puissant de France », selon le mot attribué à Napoléon. Au moment des faits qui sont évoqués ici, le juge d’instruction disposait du pouvoir exclusif d’envoyer les individus en prison.

       l’ivresse du pouvoir,chabrol,isabelle hupert,françois berléand,patrick bruel,robin renucci,marilyne canto,thomas chabrol     Dans L’Ivresse du pouvoir, le juge d’instruction est une femme : Jeanne Charmant-Killman (appréciez le double patronyme). Elle enquête sur un grand groupe industriel français détenteur de nombreux contrats en Afrique noire. Elle fait arrêter son président, Jean Humeau, qui est brusquement interpellé par la police à la sortie du bureau. Elle le met en examen pour abus de biens sociaux ; il aurait notamment utilisé la carte bleue de l’entreprise pour entretenir sa maîtresse. Au-delà, l’enquête fait apparaître un vaste réseau de corruption, avec versement de rétro-commissions, financement occulte de partis politiques et enrichissement personnel.

            Lorsqu’en 2006 le film sortit, il fut largement dit que Chabrol s’était inspiré de l’affaire Elf Aquitaine. Effectivement, les similitudes sont troublantes. Le personnage de Jeanne Charmant-Killman rappelle Mme Eva Joly, le juge qui s’était fait connaître en instruisant l’affaire avant de se lancer en politique. Le président du groupe, Jean Humeau, a beaucoup de points communs avec M. Loïc Le Floch-Prigent, ancien président d’Elf. Tous deux sont barbus, souffrent d’eczéma, sont arrêtés en pleine rue et vivent très mal leur détention. La liste des similitudes pourrait être prolongée, et pourtant il ne faut pas se fier aux apparences.

            Ce film n’est pas un film à dossier, Chabrol n’est ni Francesco Rosi ni Boisset. Il ne prétend pas éclairer les ténèbres entourant l’affaire Elf et ne défend aucune thèse. Il s’est juste inspiré de cette célèbre affaire et a brodé dessus pour bâtir une intrigue. Ce qui intéresse Chabrol, ce sont les personnages, les caractères, et le jeu de pouvoir qui s’établit entre le juge et les différents protagonistes.

Madame le juge mélange justice et morale

            Les moments les plus forts du film sont constitués des scènes de confrontations – si on peut les appeler ainsi – entre le juge et les justiciables qu’elle convoque à son bureau. Face à ses interlocuteurs qui sont tous des hommes, Jeanne Charmant-Killman montre qu’elle est une femme d’autorité, habile et pleine d’esprit. Elle semble dissimuler sa hargne derrière l’ironie. Rien n’est en mesure de l’impressionner et elle n’hésite pas à déstabiliser les puissants qui sont assis de l’autre côté de son bureau. Alors que justice et morale sont en théorie deux choses complètement séparées, elle-même est visiblement lancée dans une opération « mains propres » aux allures de croisade morale ou moralisatrice. Au président Jean Humeau qui lui demande pourquoi elle l’envoie en prison, elle rétorque : « Pour faire un exemple. Ce n’est pas si terrible et ça fait du bien à la France. » Et elle ajoute, pince-sans-rire : « Vous verrez. La prison, c’est une expérience. »

            D’un côté Jeanne Charmant-Killman fait trembler les puissants, mais de l’autre son jeune greffier a intérêt à garder le sens de la hiérarchie et à maintenir une certaine distance avec elle, sous peine d’être rappelé à l’ordre. Elle défend un prévenu de fumer dans son bureau, mais elle-même s’autorise à fumer en présence d’un autre prévenu.

            Imbue d’elle-même et de l’autorité qu’elle représente, elle est dure avec les prévenus et les simples témoins qu’elle convoque. Elle montre quasiment la même dureté avec son mari ; lors d’une dispute, elle va jusqu’à le gifler. L’une des forces du film est de montrer Jeanne Charmant-Killman aussi bien dans sa vie professionnelle que dans sa vie privée, ce qui permet de mieux comprendre sa personnalité. En général, au cinéma, les scènes exposant les déboires conjugaux du personnage principal ralentissent l’action et alourdissent le film. Ici, ce n’est pas le cas. Les scènes de la vie privée ne sont pas du tout plaquées et s’articulent bien avec le reste du film.

            Isabelle Hupert est parfaite dans le rôle de Jeanne Charmant-Killman. On pourrait être légitimement anxieux à la perspective d’être convoqué dans le bureau de ce juge incorruptible qui n’est pas du style à s’apitoyer sur les autres. A la fin du film, Jeanne Charmant-Killman, qui pourtant ne doute jamais, se demande, malgré tout, ce qui lui manque. On serait tenté de lui répondre qu’il lui manque une bonne dose d’empathie qui lui permettrait de comprendre les autres, leurs paroles, leurs actes, leurs sentiments et leur ressentiment. En résumé, peut-être lui manque-t-il tout simplement un cœur.

 

L’Ivresse du pouvoir, de Claude Chabrol, 2006, avec Isabelle Hupert, François Berléand, Patrick Bruel, Robin Renucci, Marilyne Canto et Thomas Chabrol, DVD TF1 Vidéo

15/06/2015

La Loi du marché, de Stéphane Brizé

Vincent Lindon chômeur prêt à bien des accommodements

La Loi du marché

Vincent Lindon est remarquable dans le rôle d’un chômeur qui retrouve du travail au prix de bien des concessions. Les dialogues sonnent juste et les personnages cherchent leurs mots comme dans la « vraie vie ». Dans ce film c’est la dureté du monde du travail qui apparaît.

            On peut qualifier La Loi du marché de film social. Il raconte le parcours de Thierry, un quinquagénaire qui passe par une période de chômage avant de retrouver du travail. Le film se compose de deux parties informelles : la première est consacrée à la galère que connaît un chômeur, et la seconde le montre dans son nouvel emploi en insistant sur la dureté du monde du travail d’aujourd’hui. Les situations s’enchaînent sans transition : entretien à Pôle emploi, rendez-vous avec la banquière, appel reçu d’un recruteur, simulation d’un entretien d’embauche…

  La Loi du marché,Stéphane Brizé, vincent lindon          C’est par la scène se déroulant à Pôle emploi que s’ouvre le film. Thierry est reçu par un agent pour son entretien de suivi personnalisé. La caméra filme le face-à-face avec en arrière-plan des affiches rappelant les devoirs du chômeur. Le rendez-vous tourne au dialogue de sourds.

            La banquière de Thierry tire la sonnette d’alarme. Il puise dans son épargne de précaution pour boucler ses fins de mois. Elle lui conseille de vendre sa maison, ce qui lui procurerait de la trésorerie. Ce qui est piquant, c’est de constater que la banquière essaye de lui fourguer un produit financier supplémentaire, probablement pour toucher sa commission. Elle lui conseille de souscrire à une assurance-décès afin d’ « envisager sereinement l’avenir»

            Il est décidé à garder sa maison, mais il accepte de se séparer de son mobile-home. La négociation qu’il entame avec un acquéreur potentiel tourne à l’aigre. La relation est inégale entre les deux : Thierry est pressé de vendre pour disposer de liquidités, et l’acheteur, qui a compris sa situation de détresse, en profite pour tirer le prix à la baisse.

            Thierry, victime d’un licenciement économique, aimerait tourner la page et « passer à autre chose » en retrouvant du travail. Lors d’un vidéo-entretien d’embauche, sur Skype, il se retrouve à nouveau en situation d’infériorité. Pressé par le recruteur, il accepte de réviser ses prétentions salariales à la baisse et de se montrer très flexible en matière d’horaires. Le recruteur est satisfait de ses réponses, car pour lui ces deux points sont très importants. Mais il ajoute aussitôt que, bien que rien ne soit décidé, il est peu probable que sa candidature soit retenue.

            Autre grand moment, la simulation d’un entretien d’embauche. Au cours d’une session de formation organisée par Pôle emploi, les stagiaires sont invités à commenter la vidéo d’un essai fait par Thierry. Ils lui reprochent d’être avachi le col ouvert et de ne pas manifester, vis-à-vis d’un éventuel recruteur, le désir de s’investir dans son travail. Cet exercice dit de « coaching » est digne des grandes heures du Parti communiste chinois et de ses séances d’autocritique avec humiliation publique.

Homme affable, le directeur de l’hypermarché

n’a aucun état d’âme à réduire la masse salariale

            Thierry est embauché comme vigile dans un hypermarché. Certes il a retrouvé du travail, mais au prix de bien des concessions. Dans la coulisse c’est un monde à la Orwell qui apparaît. Quatre-vingt caméras sont réparties dans le magasin. L’ensemble des clients sont surveillés, car, comme le dit un surveillant, « tout le monde est susceptible de voler. » Sont particulièrement suivis de près les clients qui gardent en main un produit qu’ils viennent de prendre en rayon, au lieu de le poser directement dans leur caddie.

            Au premier abord, le directeur de l’hypermarché est un homme doux et affable. Mais il a besoin de réduire la masse salariale et n’a aucun un état d’âme à passer à l’acte. Quand il convoque une caissière prise en faute, il ne veut pas agir en être cynique et sans scrupule. Sur un ton très calme, il lui annonce qu’il ne peut la garder, car elle n’est plus digne de confiance. Non seulement il la licencie, mais en plus il lui fait une leçon de morale.

            Le spectateur peut être mal à l’aise devant certaines scènes. La tension est palpable dans bien des échanges, et pourtant presque personne n’élève la voix. Dans cet univers oppressant, les seules respirations sont constituées de cours de danse et de moments passés en famille, dans lesquels Thierry trouve son équilibre.

            Les dialogues sonnent juste. Comme dans la « vraie vie », les personnages ont des hésitations et cherchent leurs mots, ce qui leur confère du naturel sans que cela nuise au plaisir du spectateur. La qualité d’élocution et de maniement de la langue française dépend du milieu social auquel appartient chaque personnage. Dans le rôle de Thierry, Vincent Lindon est remarquable. Le prix d’interprétation que lui a décerné le festival de Cannes est amplement mérité.

 

La Loi du marché, de Stéphane Brizé, 2015, avec Vincent Lindon, actuellement en salles.