Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

18/09/2017

Louis Lambert, de Balzac

Livre hermétique, mais fondamental

Louis Lambert

A travers le personnage de Louis Lambert qu’il présente comme un ancien camarade de collège, Balzac parle de Dieu, de l’homme et du monde. Pour parvenir au bout de ce roman qui peut paraître hermétique, le lecteur doit fournir un effort qui n’est pas vain, s’il garde en tête que certaines intuitions de Balzac furent ensuite confirmées par la science.

            Louis Lambert n’est pas le meilleur roman de Balzac, ni le plus connu. Bien qu’assez court, il est difficile à lire, car il ne contient pas de véritable intrigue et il est truffé de réflexions d’ordre scientifique, philosophique et religieux, qui bien souvent dépassent l’entendement du lecteur. Pourtant ce livre mérite d’être lu, car il tient une place centrale dans l’œuvre de Balzac et permet d’approcher son système de pensée.

      louis lambert,balzac,la comédie humaine      Procédé rarement utilisé par Balzac, ici il y a un narrateur qui raconte l’histoire à la première personne du singulier, ce qui donne au roman un caractère personnel. Le narrateur, donc Balzac, se fait le biographe de Louis Lambert, qu’il présente comme un ancien camarade de collège dont il aurait été l’ami intime. En 1811, le narrateur avait douze ans et était pensionnaire chez les Oratoriens de Vendôme, quand, en cours d’année, il vit débarquer, dans sa classe de quatrième, un nouveau nommé Louis Lambert, âgé de quatorze ans. Les deux garçons se découvrirent beaucoup de points en commun : « Nous ne savions, se souvient l’auteur, ni jouer à la balle, ni courir, ni monter sur les échasses. » En revanche, ils aimaient à discuter ensemble et se découvrirent complémentaires l’un de l’autre ; devenus inséparables comme des frères, ils furent vite surnommés le Poète-et-le-Pythagore.

           Louis Lambert était ce qu’on appellerait aujourd‘hui un enfant surdoué : il lisait énormément et avait une mémoire prodigieuse. Ses connaissances étaient encyclopédiques ; mais, ne connaissant la société que par les livres, il planait au-dessus d’elle. Louis Lambert confia un jour au narrateur : « Je préfère la pensée à l’action, une idée à une affaire, la contemplation au mouvement. » Au collège, il entreprit l’écriture d’un Traité de la volonté, mais il fut surpris par un surveillant idiot, qui lui confisqua son manuscrit et le détruisit.

            Si ce traité est définitivement perdu, les conversations que son auteur eut avec Balzac permettent de connaître quelques unes de ses idées. Louis Lambert était un spiritualiste, adepte des préceptes de Swedenborg, un mystique suédois qui fit grand bruit au XVIIIème siècle. Selon Swedenborg, l’homme a une vocation d’ange ; s’il « fait prédominer l’action corporelle, rapporte Balzac, au lieu de corroborer sa vie intellectuelle, toutes ses forces passent dans le jeu de ses sens extérieurs, et l’ange périt lentement. » A la mort, l’ange se dégage de son enveloppe : alors « commence la vraie vie. »

Louis Lambert hésite entre spiritualisme et matérialisme

            En réalité, à la manière de Balzac, Louis Lambert hésitait entre spiritualisme et matérialisme : « Son œuvre, précise le narrateur, portait les marques de la lutte que se livraient dans cette belle âme, ces deux grands principes, le spiritualisme, le matérialisme, autour desquels ont tourné tant de beaux génies, sans qu’aucun d’eux n’ait osé les fondre en un seul. D’abord spiritualiste pur, Louis avait été conduit invinciblement à reconnaître la matérialité de la pensée. » Ainsi Louis Lambert reconnut lui-même l’importance de la « substance électrique » dans la manifestation de la volonté, comme si elle-même, elle obéissait, non à une loi morale, mais à une loi physique ; d’ailleurs le narrateur parle de l’électricité comme étant le « roi des fluides ». Même si Louis Lambert peine à trouver et définir un système unitaire qui expliquerait le monde, il ne veut pas opposer la « pensée matérielle » à une forme de croyance spirituelle. Il croit bon de préciser : « A ce système Dieu ne perd aucun de ses droits. »

            Louis Lambert avait beaucoup réfléchi aux questions religieuses, même si cet esprit indépendant ne pouvait se reconnaître d’aucune obédience, selon Balzac : « Quoique naturellement religieux, Louis n’admettait pas les minutieuses pratiques de l’Eglise romaine. » Il revendique une espèce de syncrétisme peu orthodoxe qui relie les religions entre elles, que ce soit le christianisme, l’islam, le vichnouvisme, le brahmaïsme : « L’homme, écrivit Louis Lambert, n’a jamais eu qu’une religion. […] La trimouti [hindoue], c’est notre trinité. »

            Louis Lambert enfant avait conscience que sa vie serait courte, et elle le fut. Peut-être parce qu’il avait soumis son cerveau à trop de tensions, il finit par tomber dans un état de quasi-prostration. En fait, Louis Lambert n’avait pas sa place dans une société qui n’avait aucune considération pour ses travaux de recherche. Comme le déplore Balzac, « ici, tout doit avoir un résultat immédiat, réel ; l’on se moque des essais infructueux qui peuvent mener aux plus grandes découvertes et l’on n’estime pas cette étude constante et profonde qui veut une longue concentration des forces. » Louis Lambert n’était pas un être comme les autres, or, poursuit Balzac, « en province, un original passe pour un homme à moitié fou. »

Avec un siècle d’avance, Balzac annonce Teilhard de Chardin

            Comme nous l’avons souligné, Louis Lambert est un roman difficile à lire, tant il contient d’idées pouvant paraître hermétiques. Balzac se rendait bien compte que certains lecteurs risquaient de l’abandonner en cours de route ; aussi, au passage, croit-il bon de s’adresser à « ceux auxquels ce livre ne sera pas tombé des mains. »

            Le mieux pour le lecteur est de piocher dans Louis Lambert des passages qui retiennent son attention. C’est ce que recommande Raymond Abellio, auteur de la préface dans la collection Folio. Ainsi lui-même s’est-il arrêté sur la phrase : « Et la chair se fera le Verbe, elle deviendra LA PAROLE DE DIEU » ; cette phrase biblique, inversée et conjuguée au futur, annonce, selon Abellio, les thèses défendues un siècle plus tard par Teilhard de Chardin, pour qui l’homme évoluait vers un être spirituel qui connaîtrait l’amour total.

            En tout cas, il ne faudrait pas prendre ce livre uniquement pour une série d’élucubrations, car il faut toujours garder en tête que certaines intuitions de Balzac, concernant notamment la transformation des espèces, furent confirmées par la science.

            Comme le fait très justement observer Samuel de Sacy, auteur de la notice, aucune étude approfondie du système de pensée de Balzac n’a été faite ; car, pour la mener à bien, son auteur devrait être à la fois spécialiste de Balzac, expert en philosophie mystique et en religions, mais aussi expert en sciences naturelles ainsi qu’en histoire des sciences naturelles. Or il est difficile de trouver autant de spécialisations en une seule personne.

           Balzac pensait que Dieu est incompréhensible à l’homme. C’est peut-être pour cette raison que Louis Lambert  est difficilement compréhensible au lecteur.

 

Louis Lambert, de Balzac, 1832, préface de Raymond Abellio, 1968, édition de Samuel S. de Sacy, 1979, collections Folio.

04/09/2017

Avril brisé, de Kadaré

Vendetta albanaise

Avril brisé

Un écrivain de Tirana emmène sa jeune épouse en voyage de noces dans les montagnes, afin de lui faire découvrir la pratique de la vendetta. Lui-même s’extasie devant la perpétuation de cette coutume sanglante qui excite son imagination de romancier, tandis que sa femme est horrifiée du nombre de morts que cela entraîne. Kadaré présente une Albanie hors du temps, qui fascine le lecteur.

            Jusqu’à la chute du communisme, l’Albanie fut un pays à part, dont on ne savait pas grand-chose. Il avait la particularité de ne plus appartenir au bloc soviétique, depuis sa rupture avec l’URSS. Dénonçant toute évolution du dogme communiste, l’Albanie était alors le seul pays d’Europe à prétendre rester fidèle au stalinisme. Peu d’informations filtraient et parvenaient jusqu’à l’Ouest. Cependant, depuis la publication du Général de l’armée morte en 1969, le nom d’Ismaïl Kadaré était devenu familier des lecteurs occidentaux. Dans ces années-là, Kadaré, tout en étant surveillé, était honoré dans son pays. Il était l’auteur officiel du régime, membre de l’Union officielle des écrivains albanais et député au parlement de Tirana. Ses livres avaient la particularité d’arriver en France déjà traduits, ce qui est le cas d’Avril brisé, publié en 1982.

      avril brisé,kadaré      L’histoire se passe entre les deux guerres mondiales, pendant la courte période de la monarchie, sous le règne de Zog Ier. Malgré ces précisions historiques données par l’auteur, l’Albanie apparaît, sous sa plume, comme un pays hors du temps. Dans les régions montagneuses, ainsi que le découvre le lecteur, la vendetta reste couramment pratiquée. Mais elle obéit à des règles très strictes, codifiées dans un recueil appelé le Kanun.

           Gjorg des Berisha, un garçon de vingt-six ans, tue d’un coup de fusil un membre de la famille des Kryeqyqe ; il le fait, non par plaisir, mais par obligation. Tout a commencé, alors qu’il n’était même pas né, soixante-dix ans plus tôt : un soir, un voyageur inconnu fut hébergé par sa famille, puis, au petit matin, alors qu’il sortait de la maison des Berisha pour reprendre sa route, il fut tué par un Kryeqyqe ; c’était là une grave atteinte aux lois de l’hospitalité ; or le Kanun imposait aux Berisha de venger leur hôte ; c’est ainsi que la famille de Gjorg, jusqu’alors tranquille, fut prise dans le « grand mécanisme de la vendetta » et que « quarante-quatre tombes avaient été creusées depuis ».

Le Kanun est une véritable constitution de la mort

            Pendant que Gjorg cherche à échapper à son tueur, Diane, une jeune femme venue de la ville, accomplit son voyage de noces dans le Rrafsh, le haut-plateau du nord. Son mari, un écrivain de Tirana du nom de Bessian Vorpsi, veut lui faire découvrir les particularités de la région. Le couple a été invité à séjourner chez le prince du sang, un notable qui recueille l’impôt dit du sang, dont doit s’acquitter auprès de lui tout meurtrier. Le versement de cet impôt doit suivre immédiatement l’homicide. Bessian Vorpsi est très fier de la persistance de ce droit coutumier, qu’il qualifie de « véritable constitution de la mort ». Il s’extasie devant la beauté du Kanun, qui excite son imagination de romancier. Face à sa jeune épouse, il déborde d’enthousiasme : «  Le Rrafsh est la seule région d’Europe qui, tout en étant partie intégrante d’un Etat moderne, […] a rejeté les lois, les structures juridiques, la police, les tribunaux, bref tous les organismes d’un Etat ; qui les a rejetés, tu m’entends, car il y a été soumis une fois et il les a reniés pour les remplacer par d’autres règles morales qui sont tout aussi complètes, au point de contraindre les administrations des Etats étrangers, puis plus tard l’administration de l’Etat albanais indépendant, à les reconnaître et à laisser ainsi le plateau, soit près de la moitié du royaume, en dehors du contrôle de l’Etat. »

            Dans son voyage, Bessian et Diane croisent Ali Binak, le grand exégète du Kanun, qui va de village en village régler les litiges entre les familles. Dans un cas de viol qui lui est soumis, c’est lui qui dira si la famille de la jeune fille est en droit de reprendre un sang. Le couple croise également Gjorg ; quand Diane apprend que, vraisemblablement, le jeune homme ne passera probablement pas le mois d’avril, elle est émue et s’en inquiète à voix haute. Son mari lui répond alors : « La fameuse formule que les vivants ne sont que des morts en permission dans cette vie trouve dans nos montagnes sa pleine signification. » Mais quand il mesure l’effroi provoqué chez sa femme par une telle coutume sanglante, Bessian, tel Hamlet, se met à douter.

Le lecteur est pris de sentiments contradictoires,

il est partagé entre l’effroi et la fascination

            La mort est omniprésente dans ce roman qui peut paraître étrange à un lecteur occidental, tant les mœurs décrites paraissent appartenir à un autre monde, à un autre temps. Les personnages ne mettent pas le confort matériel et l’accumulation de biens au centre de leur existence, mais sont préoccupés par les questions d’honneur, quitte à mettre en jeu leur vie. Malgré son jeune âge, Gjorg des Berisha sait qu’il est condamné à très brève échéance par les Kryeqyqe, depuis qu’il leur a repris une vie. Mais au moins sait-il qu’il mourra en ayant accompli son devoir ; car, dans ce pays, il est souhaitable de mourir du fusil. Kadaré précise : « La mort naturelle, de maladie ou de vieillesse, était donc honteuse pour l’homme des hautes régions, et le seul but du montagnard dans sa vie était d’accumuler le capital d’honneur qui lui permettrait de voir ériger un petit monument à sa mort. »

            Le lecteur est partagé entre des sentiments contradictoires. D’un côté il s’identifie sans mal à Diane et, comme elle, il trouve effroyables ces rites ancestraux ; mais d’un autre côté, comme Bessian, il ne peut s’empêcher d’éprouver une certaine fascination devant une telle pratique.

            On peut supposer que cette contradiction se retrouve chez Kadaré : si lui-même, il n’était pas quelque peu fasciné par la vendetta, jamais il n’aurait pu écrire un tel roman ; et, en même temps, il est conscient qu’il y a quelque chose de malsain dans son exaltation. Vers la fin du roman, un médecin interpelle Bessian et lui fait la leçon : « Vos livres, votre art sentent le crime. Au lieu de faire quelque chose pour les malheureux montagnards, vous assistez à la mort, vous cherchez des motifs exaltants, vous recherchez de la beauté pour alimenter votre art. Vous ne voyez pas que c’est une beauté qui tue, comme l’a dit un jeune écrivain que vous n’aimez sûrement pas. » Ce « jeune écrivain », c’est probablement Kadaré qui se cite lui-même, comme pour se remettre les idées en place et se rappeler que l’écrivain a une responsabilité morale dans la société.

 

Avril brisé, d’Ismaïl Kadaré, 1982, collection Le Livre de poche.

12/06/2017

Les Racines du ciel, de Romain Gary

Le premier roman écologique

Les Racines du ciel

Le héros de ce roman écologique, un Français nommé Morel, fait circuler en Afrique une pétition réclamant l’interdiction de la chasse aux éléphants. Qualifié de farfelu, il entre dans la clandestinité et s’allie à un chef africain qui se bat pour l’indépendance de son peuple. Romain Gary lance un appel à la protection de la nature, il dénonce l’utilitarisme de la société moderne et prend la défense des éléphants, qu’il juge indispensables à la beauté de la vie.

            Publiées en 1956, Les Racines du ciel furent couronnées du prix Goncourt. Des années plus tard, il apparut que Romain Gary avait écrit là le premier roman écologique. Le mot écologie est utilisé à plusieurs reprises dans le livre, pour souligner que bien des personnages ne l’avaient jamais entendu auparavant.

            Le titre Les Racineles racines du ciel,romain garys du ciel reprend une expression empruntée à l’islam : lesdites racines sont celles plantées par le ciel au cœur de l’homme, la première d’entre elles étant la liberté. Or, en AEF (Afrique équatoriale française), au nom de la liberté, un individu du nom de Morel se bat pour la sauvegarde des éléphants, espèce menacée d’extinction. Trente mille d’entre eux seraient tués chaque année par des chasseurs, « pour fournir, écrit Gary, des boules de billard et des coupe-papier » aux Occidentaux. Morel, un idéaliste, fait circuler une pétition réclamant l’interdiction de la chasse à l’éléphant. Certains acceptent de la signer, d’autres s’y refusent ; et d’autres encore se montrent hésitants, tel le père Fargue, un franciscain, qui fait observer à propos de la pétition : « On n’avait pas l’impression de signer pour les éléphants, mais contre les hommes. »

            Après tout, si l’on y réfléchit, à quoi un éléphant vivant sert-il ? A rien, il n’est d’aucune utilité. Précisément, le combat de Morel pour les éléphants, c’est un combat contre l’utilitarisme de la société, et ce au nom de la liberté. L’un des soutiens de Morel déclare qu’il s’agit tout simplement de « respecter la nature, la liberté vivante, sans aucun rendement, sans utilité, sans autre objet que de se laisser entrevoir de temps en temps. » Une partie de la presse française relaie le combat de Morel en écrivant : « Les éléphants sont maladroits, encombrants, anachroniques, menacés de toutes parts, et pourtant indispensables à la beauté de la vie. »

            Sur le terrain, en Afrique, Morel apparaît bien isolé, la plupart des colons le prenant pour un farfelu. Même les indigènes, dont Romain Gary pressent qu’ils vont tantôt accéder à l’indépendance, ne sont pas sensibles à ses idées. Un colonel britannique déclare à propos des Africains : « La seule chose que les indigènes voient dans un éléphant, c’est la viande. […] Quant à la beauté de l’éléphant, sa noblesse, sa dignité, et cetera, ce sont des idées entièrement européennes comme le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. »

Gary, compagnon de la Libération,

n’hésite pas à enrôler de Gaulle

dans le combat pour la défense des éléphants

            Malgré tout, Morel réussit à gagner à sa cause le chef Waïtari, ancien député des Oulés. Couvert d’un képi cinq étoiles, Waïtari se bat pour l’indépendance de l’Afrique et se rêve en chef incontesté de la « future fédération africaine de Suez au Cap », tant son ambition est forte. Bien qu’il soit indifférent au sort des animaux, il rallie Morel et entre avec lui dans la clandestinité, parce qu’il voit dans la cause des éléphants l’« instrument de propagande rêvé ». Risquer la prison ne lui fait pas peur, car, dit-il, « aujourd’hui, les prisons coloniales sont les antichambres des ministères. » Morel n’est pas dupe des intentions politiques de Waïtari, il se veut lucide et a fait le calcul suivant : « Si les autorités se persuadent que la protection des éléphants est un prétexte à une action politique, alors elles seront tentées de réagir et d’interdire la chasse d’éléphants, afin d’enlever aux "rebelles" tout motif d’agitation. » Ainsi, en s’alliant à Waïtari qui poursuit un autre but que lui, Morel espère bien atteindre le but que, pour sa part, il s’est fixé.

            Dans ce livre les personnages sont très nombreux, tous masculins, sauf Minna, une jeune Allemande, violée par les Russes en 1945, et qui suit Morel par « amour de la nature ». Certains protagonistes semblent directement inspirés de personnalités de l’époque. Ainsi il est fait mention d’« un écrivain américain qui vient régulièrement en Afrique pour abattre sa ration d’éléphants, de lions, de rhinos » : on pense immédiatement à Hemingway. Et surtout le personnage du père Tassin, un jésuite, est la copie presque conforme du père Teilhard de Chardin. Comme ce dernier, Tassin est paléontologue et a la « réputation de s’intéresser beaucoup plus aux origines scientifiques de l’homme qu’à son âme. » Pour le personnage de Morel, Romain Gary indiqua plus tard, dans son livre La Promesse de l’aube, s’être inspiré d’un sergent nommé Dufour, dont il avait la connaissance lors de la débâcle de juin 1940, et qu’il qualifie d’ « homme qui ne savait pas désespérer ».

            Comme le sergent Dufour et comme Gary lui-même, Morel a rallié la France Libre dès 1940. Dans son périple africain il porte, épinglée à sa chemise, une petite croix de Lorraine. Le compagnon de la Libération qu’est Gary n’hésite pas à enrôler de Gaulle dans son combat en proclamant que lui aussi est « un homme qui croyait aux éléphants. »

            L’un des passages les plus marquants du livre est autobiographique. A un moment, un avion survole en rase-mottes un troupeau d’éléphants contre lequel il finit par s’écraser, tuant plusieurs de ces bêtes. Gary a vécu un tel accident pendant la guerre, qu’il raconte également dans La Promesse de l’aube.

            Les Racines du ciel sont un livre dense, touffu, voire boursouflé. Gary n’hésite pas à se répéter au fil des pages et son récit n’est ni linéaire ni chronologique, ce qui peut compliquer la lecture. On peut être a priori indifférent à son appel à la protection de la nature et trouver son message vaguement panthéiste. Néanmoins, les personnages créés par l’auteur sont attachants ; peu à peu il réussit à gagner la sympathie du lecteur et à lui faire épouser la cause des éléphants.

 

Les Racines du ciel, de Romain Gary, 1956, collection Folio.