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21/03/2016

Bouvard et Pécuchet, de Flaubert

Roman encyclopédiste resté très moderne

Bouvard et Pécuchet

Bouvard et Pécuchet sont deux êtres ridicules qui passent en revue tous les champs de la connaissance. Joignant la pratique à la théorie, ils sont tour à tour cultivateurs, médecins, écrivains, philosophes… Mais toutes leurs expériences ratent invariablement, car ils manquent de méthode, sont dépourvus de sens critique et n’arrivent pas à fixer leur attention. Ce roman incite à la modestie et reste très moderne dans une société qui ne cesse de sauter d'un sujet à l'autre.

            Bouvard et Pécuchet est un roman foisonnant à prétention encyclopédiste. Les deux personnages créés par Flaubert embrassent tour à tour quasiment toutes les activités humaines, depuis l’agriculture jusqu’à la philosophie, en passant par l’archéologie, la médecine, la politique et l’éducation. Pour ce faire, avant de se lancer dans quoi que ce soit, ils se renseignent et lisent beaucoup. Flaubert fait œuvre d’érudit en énumérant et commentant un par un les livres qu’ils consultent, en général des livres savants qui font autorité. Pourtant, en dépit du soin qu’ils mettent à se documenter, ils échouent dans les expériences qu’ils entreprennent. Avec eux, tout rate. Et c’est cela qui rend le livre passionnant ; certes le lecteur s’aperçoit bien qu’il a affaire à deux prétentieux, et en même temps il cherche à s’expliquer leurs échecs à répétition, alors que pourtant ils choisissent de lire les grands auteurs et essaient de faire preuve de bon sens.

      bouvard et pécuchet,flaubert      En 1839, quand ils se rencontrent pour la première fois, Bouvard et Pécuchet ont tous deux quarante-sept ans. L’un est veuf tandis que l’autre est célibataire. Ils sont tous deux copistes, l’un dans une maison de commerce, l’autre au ministère de la Marine. C’est le coup de foudre, nous dit Flaubert ; ils deviennent inséparables. Quand Bouvard touche un héritage et que Pécuchet part en retraite, ils décident de se retirer en Normandie. Ils achètent un domaine à Chavignolles, composé d’une demeure et d’une ferme de trente-huit hectares. Tout d’abord ils s’essaient au jardinage. Les premiers résultats étant prometteurs, ils voient plus loin. Flaubert poursuit : « Puisqu’ils s’entendaient au jardinage, ils devaient réussir dans l’agriculture ; et l’ambition les prit de cultiver leur ferme. Avec du bon sens et de l’étude ils s’en tireraient sans doute. » Ils se renseignent auprès de leurs voisins, et surtout ils lisent beaucoup de livres : « Ils se consultaient mutuellement, ouvraient un livre, passaient à un autre, puis ne savaient que résoudre devant la divergence d’opinion. » Les livres se contredisant dans leur précepte, les deux hommes ont tendance à donner raison au dernier auteur qu’ils ont lu.

            Il arrive que certaines idées leur montent à la tête, ainsi sur les engrais : « Excité par Pécuchet, [Bouvard] eut le délire de l’engrais. […] Il employa la liqueur belge, le lizier suisse, la lessive, des harengs saurs, du varech, des chiffons, fit venir du guano, tâcha d’en fabriquer, et, poursuivant jusqu’au bout ses principes, ne tolérait pas qu’on perdît l’urine ; il supprima la fosse d’aisance. […] Le colza fut chétif, l’avoine médiocre, et le blé se vendit mal, à cause de son odeur. »

Bouvard et Pécuchet prétendent guérir les malades

et reprochent au médecin le caractère empirique de son savoir

            Après leur échec dans l’agriculture, Bouvard et Pécuchet ne se découragent pas et se lancent dans la chimie et la médecine. Là encore, ils lisent beaucoup, notamment le Dictionnaire des sciences médicales, et se lancent aussitôt dans des expériences. L’une d’elles porte sur la soif : « On les vit courir le long de la grande route, revêtus d’habits mouillés et à l’ardeur du soleil. C’était pour vérifier si la soif s’apaise par l’application de l’eau sur l’épiderme. Ils rentrèrent haletants et tous les deux avec un rhume. »

            Forts de leur savoir, les deux maladroits prétendent guérir les gens de Chavignolles. Au cours d’une visite chez un malade, le médecin du village est apostrophé par Bouvard, qui lui reproche le caractère empirique de son savoir fondé sur l’observation. Piqué au vif, le médecin se défend et déclare : « D’abord, il faut avoir fait de la pratique. » Ce à quoi Bouvard répond : « - Ceux qui ont révolutionné la science n’en faisaient pas ! Van Helmont, Bœrhave, Broussais lui-même. » Sûrs de leur savoir, Bouvard et Pécuchet passent à l’acte et entreprennent de soigner des malades.

            Après avoir provoqué des dégâts dans la population, les deux hommes se lassent de la médecine et se lancent dans l’archéologie. Ils fondent un muséum, aménagé dans une pièce de leur demeure.

Bouvard et Pécuchet se lancent en littérature

et entament l’écriture d’une biographie

            Puis, ils étudient la littérature et entament la lecture de l’œuvre de Balzac. Flaubert écrit : « L’œuvre de Balzac les émerveilla ». Ainsi Bouvard s’écrie : « Quel observateur ! », émettant ainsi un poncif. Mais Pécuchet le refroidit en disant : « Moi je le trouve chimérique. Il croit aux sciences occultes, à la monarchie, à la noblesse, est ébloui par les coquins, vous remue des millions comme des centimes, et ses bourgeois ne sont pas des bourgeois, mais des colosses. Pourquoi gonfler ce qui est plat, et décrier tant de sottises ! Il a fait un roman sur la chimie, un autre sur la Banque, un autre sur les machines à imprimer, comme un certain Ricard avait fait " le cocher de fiacre ", " le porteur d’eau ", " le marchand de coco ". » Ils dévorent aussi Alexandre Dumas, qui les enthousiasme. Puis Pécuchet décide de le réviser « au point de vue de la science. » A l’aide d’un dictionnaire, il se rend compte que Dumas n’est pas à une approximation près : « L’auteur, dans les Deux Diane, se trompe de dates. Le mariage du Dauphin François eut lieu le 15 octobre 1548, et non le 20 mars 1549. » Après avoir constaté toutes les libertés prises avec l’histoire, « Pécuchet n’eut plus confiance en Dumas. »

            N’ayant peur de rien, Bouvard et Pécuchet prétendent se lancer dans l’écriture. Ils décident de s’attaquer à la rédaction d’une biographie du duc d’Angoulême. Pour bien faire, ils vont en bibliothèque pour se documenter, mais s’embrouillent dans leurs recherches. Alors ils décident d’écrire une pièce de théâtre, mais peinent à trouver un sujet ; ils étudient La Pratique du théâtre, d’Aubignac, espérant que ce livre les dépannera. Ils sèchent lamentablement et abandonnent leur projet.

            Ils se lancent alors dans la philosophie. Ils lisent Descartes, Kant, Leibniz, Bossuet… Au bout du compte, ils voient moins clair qu’avant : « Et tous deux s’avouèrent qu’ils étaient las des philosophes. Tant de systèmes vous embrouillent. La métaphysique ne sert à rien. On peut vivre sans elle. »

            Délaissant la philosophie, ils recueillent deux petits orphelins, Victor (comme « l’enfant sauvage ») et Victorine, et entament leur éducation. Mais comment les faire progresser ? Bouvard hésite : « Rien n’est stupide comme de faire apprendre par cœur ; cependant si on n’exerce pas la mémoire, elle s’atrophiera et ils serinèrent leurs premières fables de La Fontaine ». Puis il s’aperçoit qu’une forte motivation à caractère matériel les fait vite progresser : « Comme Victor était enclin à la gourmandise, on lui présentait le nom d’un plat ; bientôt il lut couramment dans Le Cuisinier français. » La méthode porte ses fruits, mais en pratiquant ainsi, Bouvard et Pécuchet courtisent les défauts des enfants, ce qui est pernicieux.

Bouvard et Pécuchet sont des touche-à-tout autodidactes

et brouillons

            En fait, Bouvard et Pécuchet sont des touche-à-tout autodidactes. Ils s’intéressent à tous les sujets. Rien de ce qui est humain ne leur est étranger. Ils lisent beaucoup en s’imaginant que les livres donnent réponse à tout. Mais les deux hommes ont un problème de méthode, dès le départ. Ils ne sont pas travaillés par le doute quand ils s’attaquent à un sujet d’étude, et ils n’arrivent pas à fixer leur attention sur un sujet. Ils « zappent » sans arrêt. Face au flot d’informations auquel ils sont confrontés, ils sont vite débordés. Ils sont brouillons et n’ont pas la distance critique qui leur permettrait de faire la part des choses chez un auteur, d’où leurs enthousiasmes, par exemple pour Dumas, suivis de déceptions à la hauteur de l’enthousiasme qui a précédé. Ils n’arrivent pas à se forger une opinion solide et argumentée et sont versatiles. Ils se contentent de connaissances livresques sans arriver à les confronter à leur expérience. Bouvard et Pécuchet sont étonnamment modernes et nous invitent à l’humilité et au doute perpétuel. D’une certaine manière, pour paraphraser Flaubert, on pourrait dire : « Bouvard et Pécuchet, c’est nous ! »

            Flaubert est mort avant d’avoir achevé son roman. Le récit s’interrompt brutalement. Le lecteur note cependant une évolution dans le comportement de Bouvard et Pécuchet, qui semblent peu à peu prendre du recul et trouver ce qu’on pourrait appeler la voie de la sagesse. Plus l’histoire avance, moins les deux hommes semblent ridicules. S’il manque bien des développements à ce roman inachevé, heureusement les notes laissées par Flaubert nous indiquent le dénouement qu’il avait prévu.

 

Bouvard et Pécuchet, de Flaubert, 1880, collections Le Livre de Poche et Folio.

15/02/2016

La Recherche de l'absolu, de Balzac

Le monomaniaque à la passion dévorante

La Recherche de l’absolu

A Douai, un notable, Balthazar Claës, se livre à des expériences de chimie dans son laboratoire. Cet homme est à la recherche de l’absolu, qui lui apportera gloire et fortune. Il ne fait plus attention ni à sa femme, ni à ses enfants, ni au monde qui l’entoure, et ne s’intéresse plus qu’à ses expériences. Le portrait que fait Balzac de cet être monomaniaque est remarquable.

            Dès la première page du roman, Balzac informe le lecteur qu’il ne le fera pas entrer tout de suite dans l’action. Il va d’abord lui infliger des pages d’exposition, que, déjà à l’époque, certains critiques trouvaient fastidieuses. Et Balzac de se justifier en évoquant « la nécessité de ces préparations didactiques contre lesquelles protestent certaines personnes ignorantes et voraces qui voudraient des émotions sans en subir les principes générateurs, la fleur sans la graine, l’enfant sans la gestation. » Le lecteur est donc prié de se montrer patient dans sa lecture des pages d’exposition, qui peuvent paraître longues et ardues. Mais ensuite, il se félicitera de s’être montré patient, tant il finira par s’attacher aux personnages et à l’histoire.

      La Recherche de l'absolu, balzac, la comédie humaine      A Douai, monsieur Balthazar Claës-Molina de Nourho, qui se fait tout simplement appeler Balthazar Claës, appartient à l’une des plus vieilles familles de la ville. En 1812, il est âgé d’une cinquantaine d’années et a tout pour être heureux : une femme aimante, de beaux enfants et de l’argent. Pourtant, depuis trois ans, il a beaucoup changé. Alors qu’il était auparavant un caractère noble et attentionné, il s’est renfermé sur lui-même. Il passe l’essentiel de ses journées à l’intérieur du laboratoire qu’il s’est aménagé dans sa vaste demeure. Il ne prend même plus soin de lui-même, nous dit Balzac : « Ses mains poilues étaient sales, ses longs ongles avaient à leurs extrémités des lignes noires très foncées. »

            Devenu très distrait comme le sont bien des savants, Balthazar ne s’aperçoit pas de sa crasse, pas plus qu’il ne se rend compte de la présence de sa femme et de ses enfants, ou qu’il n’a conscience qu’il est en train de brûler dans ses expériences la fortune de la maison Claës. Tout son esprit est tourné vers les travaux de chimie qu’il mène dans son laboratoire. Depuis plusieurs années maintenant, il s’est lancé dans la recherche de l’absolu : « une substance commune à toutes les créations, modifiée par une force unique. » Plus concrètement, il mène des expériences qui le conduisent à décomposer le diamant, pour en avoir le secret et en fabriquer ensuite. Or il est sur le point d’aboutir. Plein d’enthousiasme, il s’en ouvre à sa femme Joséphine, qui commençait d’être inquiète de tout cet argent dépensé en vaines expériences. Il veut lui faire partager sa joie et lui déclare : « Mais demain, mon ange, notre fortune sera peut-être sans bornes. Hier en cherchant des secrets bien plus importants, je crois avoir trouvé le moyen de cristalliser le carbone, la substance du diamant. O ma chère femme !... dans quelques jours tu me pardonneras mes distractions. » Régulièrement, Balthazar est sur le point de conclure brillamment sa série d’expériences. Ainsi, quelques temps plus tard, à nouveau il se montre plein d’enthousiasme et dit à sa femme : « Je n’osais te dire qu’entre l’absolu et moi, à peine existe-t-il un cheveu de distance. » Et, encore un autre jour, il déclare que « dans six semaines tout sera fini ! » Il lui suffirait d’un rien pour atteindre le résultat escompté. Mais, en attendant, il lui faut encore disposer de numéraire pour financer ses ultimes expériences. C’est ainsi qu’il aliène la fortune de sa famille au profit d’une chimère.

Balthazar se montre séduisant comme le serpent,

pour extorquer de l’argent à ses proches

            Les intentions de Balthazar sont nobles, il veut donner à sa famille gloire et fortune. Mais, comme le fait remarquer Marthe, sa bonne, « il est possédé par le démon, cela se voit ! » Et, après tout, il est bien connu que l’enfer est pavé de bonnes intentions. Entièrement centré sur lui-même et ses expériences, Balthazar se coupe progressivement du monde extérieur. Il est devenu monomaniaque. Seule la recherche de l’absolu stimule son cerveau. Il ne s’intéresse à rien d’autre. Même les graves événements politiques de l’époque ne retiennent pas son attention. En 1812, la Retraite de Russie le laisse complètement indifférent. Ainsi que l’écrit Balzac : « il n’était ni mari, ni père, ni citoyen, il fut chimiste. »

            Par contraste, dans cette histoire, les femmes se montrent admirables. Joséphine est parfaitement lucide sur l’état de son mari et déplore sa monomanie. Elle le met en garde en lui disant que, par ses expériences, il poursuit l’impossible. Cependant elle accepte de le voir engloutir la fortune de la famille. Son amour pour son mari est tel, qu’elle finira par se sacrifier entièrement à lui. Peut-être plus admirable encore est leur fille Marguerite, une jeune femme digne, réfléchie et volontaire, qui aime tellement son père qu’elle voudrait le voir revenir à la raison. Mais la voie est étroite, car il est devenu un être redoutable. Il flatte autrui et se montre séduisant comme le serpent, pour extorquer de l’argent à ses proches. Et s’ils refusent, il se raidit et les accuse d’être égoïstes, alors que lui ne l’est pas, car, comme il le souligne lui-même, « il travaille pour l’humanité ».

            Comme souvent chez Balzac, il est beaucoup question d’argent et les notaires sont de la partie. Mais ce qui fait l’originalité de l’histoire, c’est le portrait que fait Balzac d’un monomaniaque dévoré par sa passion, tel qu’on en trouvera plus tard dans l’œuvre de Stefan Zweig. A cela s’ajoutent les peintures de femmes amoureuses, l’une de son mari, l’autre de son père, qui sont aussi très réussies.

 

La Recherche de l’absolu, de Balzac, 1834, collection Folio.

11/01/2016

Le Joueur, de Dostoïevski

Récit d’une addiction

Le Joueur

Pour savoir à quoi ressemble l’addiction au jeu dont peuvent être victimes les clients des casinos, il n’est pas besoin de lire une savante étude, il suffit de lire Le Joueur, de Dostoïevski. On y voit le narrateur tomber dans la dépendance et ne plus s’intéresser à rien, « hors gagner au jeu ».

            L’histoire se passe à Roulettenbourg la bien nommée, une ville d’eau imaginaire, située en Allemagne, qui possède un casino. Le personnage principal, Alexis Ivanovitch, est le précepteur du « général », un veuf de cinquante-sept ans, dont le nom de famille n’est pas mentionné. Le général est très endetté, il a hypothéqué son domaine auprès du marquis Des Grieux, un aristocrate français. Pour redresser sa situation, il ambitionne de se remarier avec mademoiselle Blanche de Cominges, une jeune femme proche du marquis. Et surtout, il attend avec impatience le décès de celle qui est appelée, dans le roman, « la grand-mère », mais qui est en réalité la tante du général. La grand-mère est âgée et malade, et, le jour où le général recevra le télégramme annonçant son décès, il héritera de son immense fortune. Il pourra alors rembourser Des Grieux et épouser Melle Blanche, qui, tous les deux, viennent de le rejoindre à Roulettenbourg.

      Le Joueur, Dostoïevski      Mais, comme souvent dans la vie, les choses ne vont pas se passer comme prévu. Un lieu va être le théâtre de bien des événements, c’est le casino de Roulettenbourg. Le lecteur qui n’est jamais allé au casino de sa vie est au même niveau de connaissance qu’Alexis au début du roman. Dans un premier temps, pour ses débuts au casino, Alexis, qui sert de narrateur au récit, observe les autres joueurs et ne mise que des petites sommes : « On s’écrasait dans les salles de jeu. Ils sont tous si impudents, si avides ! Je me faufilai vers la table centrale et me plaçai à côté du croupier. Je me mis à tâter à la roulette, timidement, en ne risquant que deux ou trois pièces à la fois. Entre-temps, j’observais et je notais. » Et Alexis, par son observation, découvre que le hasard n’a pas de mémoire : « C’est vraiment curieux. Tel jour, il arrive, par exemple, que rouge alterne avec noir à chaque instant, sans régularité, de telle sorte que rouge ou noir ne sortent pas plus de deux, trois fois de suite. Mais le lendemain matin, ou le soir même, rouge sort sans discontinuer, jusqu’à vingt-deux fois de suite ; et ainsi pendant un certain temps, voire toute une journée. »

            Quelques jours plus tard, un fait inattendu bouleverse les plans établis par le général ; la grand-mère, que l’on croyait mourante, débarque à l’impromptu. Les pages les plus réussies du roman sont celles consacrées au séjour de la vieille dame à Roulettenbourg. Elle est, dit Des Grieux, « rétive, autoritaire et tombée en enfance ». Tout le monde la craint et tremble devant elle, notamment son neveu de général qui a peur de perdre son héritage. Une fois arrivée à Roulettenbourg, elle a hâte de découvrir le casino dont on lui a tant parlé. C’est Alexis qui lui sert de guide. Elle décide de jouer… et elle gagne ! Mais, au lieu de se satisfaire de son gain, elle déplore de ne pas avoir misé davantage et s’en prend à Alexis : « Tu vois, tu vois, nous avons gagné, mais, si au lieu de dix florins, nous en avions placé quatre mille, nous aurions reçu quatre mille florins, tandis que maintenant… Et c’est tout de ta faute, oui, de ta faute ! »

La grand-mère reste sept à huit heures d’affilée

à la table de jeu sans quitter son fauteuil

            Quand elle perd, la vieille dame reste à la table dans l’espoir de « se refaire » ; et quand effectivement elle se reprend à gagner, elle est requinquée et n’a plus de raison de s’arrêter dans son élan, tant que la chance lui sourit. Alexis n’en revient pas : « Je fus stupéfait qu’elle eût pu rester sept à huit heures d’affilée dans son fauteuil sans s’éloigner de la table, mais Potapych [son serviteur] me dit que, par trois fois, elle avait recommencé à gagner de très fortes sommes : régénérée par un nouvel espoir, il n’était plus question qu’elle quittât le jeu. » En quelques jours, la grand-mère brûle une bonne partie de la fortune dont le général espérait tant hériter. Le général croit devenir fou, mais, comme le lui fait remarquer la grand-mère, l’argent qu’elle perd est le sien : « Qu’est-ce que ça peut vous faire ? C’est mon argent que j’ai perdu, pas le vôtre ! »

            Alexis lui-même prend goût au jeu, d’autant plus qu’il a tendance à gagner. C’est le début de la dépendance dans laquelle il finit par tomber. On peut supposer que son état nerveux le prédisposait à un tel dérèglement. Lui-même a conscience de son état : « Ces derniers temps, depuis deux ou trois semaines, je ne me sens pas bien : je suis malade, nerveux, irritable, fantasque et parfois, dans certaines circonstances, il m’arrive de perdre tout contrôle sur moi-même. » Il parle de son « état d’énervement indescriptible », et reconnaît avoir été « comme ivre ». Dans le roman, Alexis se montre bavard et s’enivre de paroles, comme, par la suite, il s’enivre au jeu. Une fois au casino, il ne sait plus se maîtriser : « Dès que je m’approche de la roulette, je puis encore en être séparé par d’autres salles, au seul tintement des pièces qui s’entrechoquent en roulant, je suis presqu’en transe ! »

            Le jeu devient l’obsession d’Alexis qui est gagné par une espèce d’exaltation. Il a renoncé à tout et ne s’intéresse plus à rien, « hors gagner au jeu ». La fièvre du jeu s’est emparé de lui et l’a transformé en un être monomaniaque.

            Le Joueur n’est peut-être pas le grand roman qu’il eût pu être. Il est d’ailleurs assez court pour un Dostoïevski, avec moins de deux-cents pages dans l’édition de la collection Le Livre de poche. Les chapitres consacrés à la dépendance dans laquelle est tombé Alexis eussent pu être plus développés. En revanche, tout ce qui concerne la grand-mère est piquant et mordant, voire drôle.

            Ce roman constitue un document de première importance pour comprendre le monde du casino et les mécanismes qui peuvent rendre un joueur dépendant et le conduire à sa perte.

 

Le Joueur, de Dostoïevski, 1866, collection Le Livre de Poche