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16/10/2017

Thérèse Raquin, de Zola

Livre-vaccin contre le crime

Thérèse Raquin

C’est l’histoire de deux amants qui accomplissent le crime parfait. Un garçon nommé Laurent supprime Camille Raquin, le mari de Thérèse sa maîtresse. Dans ce roman, Laurent et Thérèse ne tuent pas par plaisir, mais par nécessité. Ensuite il leur faudra vivre avec les séquelles de leur crime impuni.

            Avant le cycle des Rougon-Macquart il y eut Thérèse Raquin. C’est une œuvre de jeunesse écrite par Zola en 1867, alors qu’il avait vingt-sept ans. Dans ce drame les événements s’enchaînent comme si les personnages ne disposaient pas de leur libre arbitre ; leur comportement est presque mécanique ; ils en sont réduits à agir par nécessité, pour répondre à une situation sans cesse changeante.

     zola,thérèse raquin       Le personnage principal, Thérèse Raquin, est une jeune femme « au profil pâle et grave », nous dit Zola. Son mari, Camille, est âgé d’une trentaine d'années ; c’est un être « petit et chétif », qui ressemble à « un enfant malade et gâté » sur lequel veille sa mère ; car madame Raquin vit avec le jeune ménage. Thérèse est la fille du défunt frère de madame Raquin, fruit d’une aventure qu’il eut en Afrique avec une indigène. Madame a élevé sa nièce avec son fils, leur faisant partager le même lit et allant jusqu’à donner à Thérèse les mêmes médicaments que ceux prescrits à Camille, qui est un malade chronique. Pendant toute son enfance Thérèse s’est laissé faire et a accepté sans protestation que sa tante l’élève avec et comme Camille ; « elle allait, écrit Zola, où ils allaient, elle faisait ce qu’ils faisaient, sans une plainte, sans un reproche. » Pourtant Thérèse est très différente de Camille : elle jouit d’une santé de fer et possède un sang-froid suprême.

            Thérèse a accepté d’épouser Camille, dans le but d’exaucer le vœu de sa tante, qui souhaitait donner à son fils « un ange gardien ». Elle a également accepté de tenir avec sa belle-mère la mercerie qu’elle a ouverte à Paris, dans le passage du Pont-Neuf.

            La vie de Thérèse bascule quand son mari introduit Laurent dans le foyer. Laurent est un vieux camarade qu’il a retrouvé à Paris, c’est un garçon qui est « grand, fort, le visage frais ». Thérèse le trouve beaucoup plus attirant que son mari, avec lequel physiquement il tranche. En réalité, prévient Zola, Laurent est « un paresseux, ayant des appétits sanguins, des désirs très arrêtés de jouissances faciles et durables. » Très vite il comprend le parti qu’il peut tirer de la famille Raquin, qui a tôt fait de l’adopter. En quelques semaines il devient « l’amant de la femme, l’ami du mari, l’enfant gâté de la mère ».

            Les rendez-vous clandestins de Thérèse et de Laurent deviennent réguliers. Mais Camille reste un obstacle sur leur chemin, pour qu’ils puissent librement s’aimer. Voulant se débarrasser de l’encombrant mari, Laurent demande à Thérèse si elle ne pourrait pas l’envoyer en voyage. La jeune femme lui répond alors : « Il n’y a qu’un voyage dont on ne revient pas… »

Le passage le plus réussi du livre

est le récit de l’ « accident » organisé par Laurent

       Lors d’une soirée entre amis organisée par madame Raquin, un commissaire de police en retraite évoque ce qu’on pourrait appeler le crime parfait ; il déclare : « Que de crimes restent inconnus ! Que d’assassins échappent à la peine des hommes ! […] Si on ne les arrête pas, c’est qu’on ignore qu’ils ont assassiné. » Ces paroles ne tombent pas dans l’oreille d’un sourd et incitent Laurent à réfléchir à un plan.

            Le passage le plus réussi du livre est le récit de l’ « accident » organisé par Laurent pour faire disparaître Camille. C’est « un crime sournois, accompli sans danger », mais avec une grande habileté. Laurent le commet volontairement sous les yeux de Thérèse, afin d’en faire sa complice. Au cours d’une promenade en barque, il noie Camille, qui ne sait pas nager. Le plan se déroule comme prévu, sauf qu’en se débattant, Camille arrive à mordre Laurent au cou. Cette blessure a priori insignifiante ne cesse de poursuivre l’assassin, car elle ne cicatrice pas et devient lancinante. Zola fait preuve d’insistance en la faisant revenir régulièrement comme un rappel du crime impuni : il parle de « plaies creusées dans la chair », puis de « cuisson ardente », de « picotements aigus »… Qui plus est, au lieu d’être endurci par son crime, Laurent est frappé de poltronnerie et devient peureux : « Maintenant, au moindre bruit, il tremblait, il pâlissait comme un petit garçon. »

 La Morgue est un lieu de spectacle pour les Parisiens

qui se délectent de cet étalage de chair humaine

            Dans les jours qui suivent leur crime, les deux amants attendent que le corps de Camille soit repêché. Régulièrement, Laurent va à la Morgue dans l’espoir d’y reconnaître enfin son cadavre. Zola fait une description saisissante de la Morgue, qu’il décrit comme un lieu de distraction pour les Parisiens qui se délectent de ce « bel étalage de chair humaine ». Il poursuit : «  La Morgue est un spectacle à la portée de toutes les bourses, que se paient gratuitement les personnes pauvres et riches. La porte est ouverte, entre qui veut. » Les enfants ne sont pas, selon Zola, les derniers à profiter de ce spectacle : « Par moments, arrivaient des bandes de gamins ; des enfants de douze à quinze ans, ne s’arrêtant que devant les cadavres de femmes. »

            Laurent et Thérèse sont dépourvus de sens moral. La notion de Bien et de Mal leur est étrangère. S’ils se sont décidés à tuer, ce n’est pas par plaisir, ce n’est pas dans le but de faire du mal à autrui. Ils sont passés à l’acte par besoin, parce que Camille était devenu un obstacle à leur amour. Zola fait comprendre qu’ils ne pouvaient pas faire autrement. Dès lors il est difficile pour le lecteur de les accabler pour un crime commis au nom de la nécessité. Mais Zola insiste tellement sur les séquelles dont sont victimes les deux meurtriers que son roman en devient une espèce de livre-vaccin contre le crime. Nul repos ne leur est accordé.

            A la différence des romans appartenant au cycle des Rougon-Macquart, Thérèse Raquin est un roman relativement court. Il est facile de se repérer dans cette histoire centrée sur madame Raquin, Camille, Thérèse, Laurent et leurs quelques amis. Le fait que les personnages soient peu nombreux rend non seulement la lecture plus aisée, mais ajoute de la force à l’intrigue. Quiconque n’a jamais lu de Zola peut donc commencer par Thérèse Raquin et ensuite se lancer dans le cycle des Rougon-Macquart.

 

Thérèse Raquin, de Zola, 1867, collections Pocket, Folio et Le Livre de poche.

 

18/09/2017

Louis Lambert, de Balzac

Livre hermétique, mais fondamental

Louis Lambert

A travers le personnage de Louis Lambert qu’il présente comme un ancien camarade de collège, Balzac parle de Dieu, de l’homme et du monde. Pour parvenir au bout de ce roman qui peut paraître hermétique, le lecteur doit fournir un effort qui n’est pas vain, s’il garde en tête que certaines intuitions de Balzac furent ensuite confirmées par la science.

            Louis Lambert n’est pas le meilleur roman de Balzac, ni le plus connu. Bien qu’assez court, il est difficile à lire, car il ne contient pas de véritable intrigue et il est truffé de réflexions d’ordre scientifique, philosophique et religieux, qui bien souvent dépassent l’entendement du lecteur. Pourtant ce livre mérite d’être lu, car il tient une place centrale dans l’œuvre de Balzac et permet d’approcher son système de pensée.

      louis lambert,balzac,la comédie humaine      Procédé rarement utilisé par Balzac, ici il y a un narrateur qui raconte l’histoire à la première personne du singulier, ce qui donne au roman un caractère personnel. Le narrateur, donc Balzac, se fait le biographe de Louis Lambert, qu’il présente comme un ancien camarade de collège dont il aurait été l’ami intime. En 1811, le narrateur avait douze ans et était pensionnaire chez les Oratoriens de Vendôme, quand, en cours d’année, il vit débarquer, dans sa classe de quatrième, un nouveau nommé Louis Lambert, âgé de quatorze ans. Les deux garçons se découvrirent beaucoup de points en commun : « Nous ne savions, se souvient l’auteur, ni jouer à la balle, ni courir, ni monter sur les échasses. » En revanche, ils aimaient à discuter ensemble et se découvrirent complémentaires l’un de l’autre ; devenus inséparables comme des frères, ils furent vite surnommés le Poète-et-le-Pythagore.

           Louis Lambert était ce qu’on appellerait aujourd‘hui un enfant surdoué : il lisait énormément et avait une mémoire prodigieuse. Ses connaissances étaient encyclopédiques ; mais, ne connaissant la société que par les livres, il planait au-dessus d’elle. Louis Lambert confia un jour au narrateur : « Je préfère la pensée à l’action, une idée à une affaire, la contemplation au mouvement. » Au collège, il entreprit l’écriture d’un Traité de la volonté, mais il fut surpris par un surveillant idiot, qui lui confisqua son manuscrit et le détruisit.

            Si ce traité est définitivement perdu, les conversations que son auteur eut avec Balzac permettent de connaître quelques unes de ses idées. Louis Lambert était un spiritualiste, adepte des préceptes de Swedenborg, un mystique suédois qui fit grand bruit au XVIIIème siècle. Selon Swedenborg, l’homme a une vocation d’ange ; s’il « fait prédominer l’action corporelle, rapporte Balzac, au lieu de corroborer sa vie intellectuelle, toutes ses forces passent dans le jeu de ses sens extérieurs, et l’ange périt lentement. » A la mort, l’ange se dégage de son enveloppe : alors « commence la vraie vie. »

Louis Lambert hésite entre spiritualisme et matérialisme

            En réalité, à la manière de Balzac, Louis Lambert hésitait entre spiritualisme et matérialisme : « Son œuvre, précise le narrateur, portait les marques de la lutte que se livraient dans cette belle âme, ces deux grands principes, le spiritualisme, le matérialisme, autour desquels ont tourné tant de beaux génies, sans qu’aucun d’eux n’ait osé les fondre en un seul. D’abord spiritualiste pur, Louis avait été conduit invinciblement à reconnaître la matérialité de la pensée. » Ainsi Louis Lambert reconnut lui-même l’importance de la « substance électrique » dans la manifestation de la volonté, comme si elle-même, elle obéissait, non à une loi morale, mais à une loi physique ; d’ailleurs le narrateur parle de l’électricité comme étant le « roi des fluides ». Même si Louis Lambert peine à trouver et définir un système unitaire qui expliquerait le monde, il ne veut pas opposer la « pensée matérielle » à une forme de croyance spirituelle. Il croit bon de préciser : « A ce système Dieu ne perd aucun de ses droits. »

            Louis Lambert avait beaucoup réfléchi aux questions religieuses, même si cet esprit indépendant ne pouvait se reconnaître d’aucune obédience, selon Balzac : « Quoique naturellement religieux, Louis n’admettait pas les minutieuses pratiques de l’Eglise romaine. » Il revendique une espèce de syncrétisme peu orthodoxe qui relie les religions entre elles, que ce soit le christianisme, l’islam, le vichnouvisme, le brahmaïsme : « L’homme, écrivit Louis Lambert, n’a jamais eu qu’une religion. […] La trimouti [hindoue], c’est notre trinité. »

            Louis Lambert enfant avait conscience que sa vie serait courte, et elle le fut. Peut-être parce qu’il avait soumis son cerveau à trop de tensions, il finit par tomber dans un état de quasi-prostration. En fait, Louis Lambert n’avait pas sa place dans une société qui n’avait aucune considération pour ses travaux de recherche. Comme le déplore Balzac, « ici, tout doit avoir un résultat immédiat, réel ; l’on se moque des essais infructueux qui peuvent mener aux plus grandes découvertes et l’on n’estime pas cette étude constante et profonde qui veut une longue concentration des forces. » Louis Lambert n’était pas un être comme les autres, or, poursuit Balzac, « en province, un original passe pour un homme à moitié fou. »

Avec un siècle d’avance, Balzac annonce Teilhard de Chardin

            Comme nous l’avons souligné, Louis Lambert est un roman difficile à lire, tant il contient d’idées pouvant paraître hermétiques. Balzac se rendait bien compte que certains lecteurs risquaient de l’abandonner en cours de route ; aussi, au passage, croit-il bon de s’adresser à « ceux auxquels ce livre ne sera pas tombé des mains. »

            Le mieux pour le lecteur est de piocher dans Louis Lambert des passages qui retiennent son attention. C’est ce que recommande Raymond Abellio, auteur de la préface dans la collection Folio. Ainsi lui-même s’est-il arrêté sur la phrase : « Et la chair se fera le Verbe, elle deviendra LA PAROLE DE DIEU » ; cette phrase biblique, inversée et conjuguée au futur, annonce, selon Abellio, les thèses défendues un siècle plus tard par Teilhard de Chardin, pour qui l’homme évoluait vers un être spirituel qui connaîtrait l’amour total.

            En tout cas, il ne faudrait pas prendre ce livre uniquement pour une série d’élucubrations, car il faut toujours garder en tête que certaines intuitions de Balzac, concernant notamment la transformation des espèces, furent confirmées par la science.

            Comme le fait très justement observer Samuel de Sacy, auteur de la notice, aucune étude approfondie du système de pensée de Balzac n’a été faite ; car, pour la mener à bien, son auteur devrait être à la fois spécialiste de Balzac, expert en philosophie mystique et en religions, mais aussi expert en sciences naturelles ainsi qu’en histoire des sciences naturelles. Or il est difficile de trouver autant de spécialisations en une seule personne.

           Balzac pensait que Dieu est incompréhensible à l’homme. C’est peut-être pour cette raison que Louis Lambert  est difficilement compréhensible au lecteur.

 

Louis Lambert, de Balzac, 1832, préface de Raymond Abellio, 1968, édition de Samuel S. de Sacy, 1979, collections Folio.

03/04/2017

Les Dieux ont soif, d'Anatole France

Mise en garde contre le fanatisme

Les Dieux ont soif

Evariste Gamelin, un jeune citoyen vertueux, est nommé juré au Tribunal révolutionnaire. Parce qu’il a une vision mystique de sa charge, il se montre terrible en multipliant les condamnations à mort. Pour Anatole France, la Terreur révolutionnaire n’est pas le produit de l’athéisme, mais le fruit d’un excès de religiosité.

            « Le tribunal révolutionnaire ressemble à une pièce de Guillaume Shakespeare, qui mêle aux scènes les plus sanglantes les bouffonneries les plus triviales », déclare l’un des personnages des Dieux ont soif. Ce commentaire résume l’esprit qu’Anatole France a voulu insuffler à son roman, dont l’histoire se passe au cours de l’année 1793-94, sous le règne de la Terreur.

 les dieux ont soif,anatole france           Tout en étant foncièrement républicain, Anatole France rejetait le fanatisme. Dans Les Dieux ont soif, il essaye de comprendre, et de faire comprendre au lecteur, comment la machine s’est emballée, c’est-à-dire comment d’honnêtes citoyens ont pu se transformer en monstres sanguinaires, en tant que jurés des tribunaux révolutionnaires.

            Le personnage principal, Evariste Gamelin, est un artiste peintre médiocre, qui essaye de « contenter le goût du vulgaire ». Le jeune homme habite avec sa mère et aime en secret Elodie, la fille d’un marchand d’estampes. Révolutionnaire sincère, il est inscrit à la section du Pont-Neuf. Un jour, l’une de ses riches protectrices, déplorant qu’il vive dans le dénuement, fait jouer ses relations et lui obtient un siège de juré au Tribunal révolutionnaire, afin de lui procurer un traitement. « On le façonnera », se dit-elle en lui faisant part de sa nomination. Mais elle se fourvoie, car elle n’a pas compris la personnalité du jeune homme. Le voisin de Gamelin, Brotteaux, lui, sait à qui il a affaire et, quand il apprend la nomination du garçon, il déclare à son propos : « Il est vertueux : il sera terrible. »

            Brotteaux ci-devant des Ilettes (« ci-devant » = « précédemment » en langage révolutionnaire) est le double littéraire d’Anatole France ; ses opinions reflètent celles de l’auteur. C’est un « philosophe épicurien », il veut profiter au maximum de la vie, car il ne croit pas en un au-delà ; aussi dit-il : « Ce qui suit la vie est comme ce qui la précède. » A l’image d’Anatole France, c’est un athée obsédé par les questions religieuses, dont il aime à discuter. Ainsi, quand il cache chez lui le père Longuemarre, prêtre réfractaire menacé d’arrestation, il en profite pour avoir avec lui des entretiens approfondis portant sur la théologie.

Par souci d’égalité,

Gamelin ne réserve pas la guillotine aux aristocrates

et tient à montrer que le peuple est digne d’être envoyé à l’échafaud

            En tant que philosophe, Brotteaux est accoutumé à raisonner ; mais, parce que c’est un homme sage, il se méfie du culte de la Raison, que la République veut instaurer. Ainsi il déclare à Gamelin : « J’ai l’amour de la raison, je n’en ai pas le fanatisme. La raison nous guide et nous éclaire ; quand vous en aurez fait une divinité, elle vous aveuglera et vous persuadera des crimes. »

            Homme peu cultivé, Gamelin ne partage pas les préventions de Brotteaux. Il a vénéré et chéri Marat, et croit en un peuple qui, régénéré, répudiera « tous les legs de la servitude ». Un soir, au club des Jacobins, il a une révélation en entendant Robespierre discourir sur les « crimes et les infamies de l’athéisme ». Le grand homme souligne le caractère perfide de l’athéisme, qui a pris naissance dans les salons de l’aristocratie et dont le but est de démoraliser et asservir le peuple. C’est alors que Gamelin commence à se faire du châtiment une « idée religieuse et mystique, à lui prêter une vertu, des mérites propres. Il pensait, écrit Anatole France, qu’on doit la peine aux criminels et que c’est leur faire tort que de les en frustrer. » Par souci d’égalité, il ne réserve pas la guillotine aux aristocrates et tient à montrer la même sévérité à l’égard des porte-faix et des servantes, et les trouve dignes d’être envoyés à l’échafaud : « Il eût jugé méprisant, insolent pour le peuple, de l’exclure du supplice. C’eût été le considérer, pour ainsi dire, comme indigne du châtiment. »

            Gamelin a beau croire au culte de la Raison, il ne fait guère preuve de raison et de réflexion quand il siège au Tribunal révolutionnaire. La plupart des autres jurés et des magistrats ne valent guère mieux, à tel point que Brotteaux, appelé à comparaître, comprend qu’il est inutile pour un accusé d’essayer de les émouvoir, car, dit-il, « Ce ne sont pas des hommes, ce sont des choses : on ne s’explique pas avec les choses. »

En dépit de l’athéisme de son auteur,

ce livre n’a rien d’anticlérical

            Cette justice expéditive n’a rien à envier à la justice du roi, ce qui n’est pas très étonnant, car nombre de « ces magistrats de l’ordre nouveau » exerçaient déjà sous l’Ancien Régime, à commencer par le terrible Fouquier-Tinville qui fut procureur du roi au Châtelet.

            Anatole France décrit avec minutie le déroulement des procès, et, comme dans les pièces de Shakespeare, il y introduit de la bouffonnerie. Le Tribunal a un caractère « odieux et ridicule » que souligne Brotteaux. Ses jugements sont binaires. C’est tout ou rien. Ou l’accusé est un scélérat, un fripon, et alors il est condamné à mort ; ou il est innocent, et alors le public l’applaudit pendant que le président du Tribunal proclame son acquittement et lui donne « l’accolade fraternelle ».

            Avec l’accentuation de la terreur, les procès se multiplient : « On ne procédait plus que par fournées. L’accusateur public réunissait dans une même affaire et inculpait comme complices des gens qui souvent, au Tribunal, se rencontraient pour la première fois. » Fatigués par tant de besogne, les jurés jugent suivant les « impulsions de leur cœur », c’est-à-dire qu’en général ils condamnent à mort. Il faut dire que leur sort est maintenant étroitement lié à celui de la Révolution, alors que les armées étrangères menacent la France : « Sûrs de périr si la patrie périssait, ils faisaient du salut public leur salut propre. Et l’intérêt de la nation, confondu avec le leur, dictait leurs sentiments, leurs passions, leur conduite. » C’est la chute de Robespierre, le 9 Thermidor, qui leur est fatale.

            Anatole France développe une thèse originale en attribuant la Terreur, non à l’athéisme révolutionnaire, mais au contraire à un excès de religiosité. En dépit de l’athéisme de son auteur, ce livre n’a rien d’anticlérical, un prêtre réfractaire étant sous sa plume l’une des victimes du Tribunal. Dans le cas présent, ce n’est pas le christianisme, mais le culte robespierrien de la Raison qui conduit au pire fanatisme.

            De nos jours, Anatole France est un écrivain tombé en désuétude. Pourtant Les Dieux ont soif est, si l’on peut dire, un récit vivant de la Terreur révolutionnaire. Cette mise en garde contre le fanatisme et le dévoiement de la raison mérite encore d’être lue.

 

Les Dieux ont soif, d’Anatole France, 1912, collections Le Livre de poche, Folio, Garnier Flammarion et Pocket.