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04/01/2016

L627, de Tavernier

Immersion dans une brigade des Stups

L627

A sa sortie, en 1992, L627 dépoussiérait l’image de la police en montrant le travail au quotidien d’une brigade des Stupéfiants. Le film faisait apparaître la misère matérielle des policiers et l’obsession de la hiérarchie pour les résultats chiffrés. Plus de vingt ans après, le réalisateur Bertrand Tavernier se dit fier de son film.

            L627 n’est pas un film policier comme les autres. L’intrigue traditionnelle fait défaut, il n’y pas de fil d’Ariane. Au lieu d’emmener le spectateur d’un point A à un point B, Tavernier lui fait partager la vie quotidienne d’une brigade de policiers. Il a coécrit son scénario avec Michel Alexandre, un ancien enquêteur, et le résultat fait penser aux reportages d’immersion que la télévision affectionne tant depuis quelques années. Mais, attention, L627 est bien une fiction, avec des personnages inventés pour la circonstance.

       L627, tavernier,Didier Bezace, Jean-Pierre Comart, Charlotte Kady, Philippe Torreton, Jean-Roger Milo, Nils Tavernier, Lara Guirao,Claude Brosset     Lucien Marguet est le personnage principal du film. Après avoir été un temps dans un commissariat d’arrondissement, il est affecté aux Stups en tant qu’enquêteur de deuxième classe. Le spectateur découvre la brigade avec les yeux de Marguet ; et ce qui frappe d’abord, c’est le manque de moyens. Les policiers sont parqués dans un étroit module préfabriqué. Ils sont sous-équipés en matériels ; ainsi leurs véhicules tombent souvent en panne. Les frais d’enquête sont remboursés le plus souvent avec retard, et en liquide. L’obsession de la hiérarchie, c’est de faire du chiffre. Pour être bien vu de ses supérieurs, un policier doit savoir bien mettre les bâtons dans les cases et faire les additions de façon à ce que les stats tombent juste. Les membres de la brigade se plaignent des lenteurs de la justice et de la lourdeur de la procédure qui rend leur action inefficace. Ainsi, dans une affaire, le Parquet réussit à égarer les pièces du dossier.

            Ce film, sorti au début des années quatre-vingt-dix, aura fait date en mettant en lumière la grande misère matérielle de la police et l’obsession du résultat (quantitatif), qui n’ont fait que s’amplifier depuis. Au-delà, l’intérêt de L627 est de montrer de l’intérieur le travail des policiers au quotidien. Leur tache n’est pas toujours spectaculaire, ils traitent plusieurs dizaines d’affaires en parallèle, ils s’égarent quelques fois sur des fausses pistes et ne savent pas à l’avance sur quel résultat, ou absence de résultat, ils déboucheront.

Dans L627, les policiers doivent se confondre

avec les truands qu’ils poursuivent

            Par certains aspects, L627 peut faire penser à Serpico, de Sidney Lumet. En 1971, ce film montrait que le policier moderne ne devait plus être repérable à cent mètres à la ronde, avec son chapeau et son pardessus. Il devait, au contraire, se confondre avec les délinquants qu’il était chargé de poursuivre. Dans L627, les policiers sont à des années-lumière du commissaire Maigret. Ils s’habillent comme les truands, parlent le même langage et ont la même absence de manière. Les policiers ne sont pas du tout policés et ont du mal à résister à la tentation de se conduire en cow-boys. On les voit, lors d’une traque, faire irruption dans un lycée. Quand Mme le censeur, mise au courant de leur intrusion, se trouve en face d’eux, elle n’arrive pas à croire qu’elle a affaire à des policiers, tant elle est choquée de leur comportement et de leur accoutrement. Elle se permet une réflexion sur leur tenue, ce à quoi Marguet lui rétorque : « Ce n’est pas en costume trois-pièces qu’on arrête les dealers. » Bref, Marguet ne ressemble pas du tout à Maigret.

            Le chef de la brigade, Dodo, n’est pas du tout distingué. Quand il est énervé, il frappe. Pour se détendre, il use d’un pistolet à eau et se montre capable de comportement encore plus puéril. Il est vrai que les policiers sont soumis à des moments de grande tension, si bien qu’ils ont besoin de se relâcher de temps en temps. Les heures de planque dans un sous-marin paraissent interminables et, quelques fois, ne débouchent sur rien. Une fin d’après-midi, enfermé dans la fourgonnette qui sert à la surveillance, Dodo est tellement pressé de finir sa journée qu’il ne résiste pas à la tentation de conclure, même prématurément, l’affaire qu’ils sont en train de suivre.

            L’une des scènes les plus fortes du film se déroule dans une station de métro. Les policiers, équipés de talkies-walkies, ont monté un dispositif dans le but d’arrêter des dealers en flagrant délit. Il leur faut faire preuve de doigté, garder leur sang-froid et avoir des qualités de sportif.

            En voyant ce film, on comprend aussi comment des policiers puissent franchir la ligne jaune, tant les limites sont floues. On voit Marguet laisser un peu de drogue à un indicateur qui le met sur la piste d’une grosse saisie, et lui-même s’est pris d’affection pour une toxicomane, Cécile, qu’il essaye de remettre sur le droit chemin.

            Par sa longueur – plus de deux heures, comme souvent chez Tavernier – L627 peut rebuter plus d’un spectateur. Pourtant, ce film permet, mieux que n’importe quel reportage télévisé, de saisir le métier de policier et les difficultés de son exercice. Aujourd’hui Tavernier se dit fier de cette œuvre tournée en 1992. Il est vrai que, par bien des aspects, L627 n’a pas pris une ride.

 

L627, de Bertrand Tavernier, 1992, avec Didier Bezace, Jean-Pierre Comart, Charlotte Kady, Philippe Torreton, Jean-Roger Milo, Nils Tavernier, Lara Guirao et Claude Brosset, DVD StudioCanal.

09/11/2015

L'Homme irrationnel (Irrational Man), de Woody Allen

Le crime comme thérapie

L’Homme irrationnel

(Irrational Man)

L’Homme irrationnel est à la fois un film intellectuel et un film grand public. Une étudiante est fascinée par son professeur de philosophie. Celui-ci, pourtant, est une épave qui a un problème avec l’alcool. Il ne trouve pas de sens à son existence, jusqu’au jour où il projette un crime.

            En 2005, Woody Allen montrait dans Match Point comment le hasard d’une rencontre pouvait transformer un homme en meurtrier. Dix ans plus tard, il reprend cette même thématique en l’enrichissant philosophiquement. Le titre anglais du film, Irrational Man, reprend celui d’un livre que Woody Allen avait lu lorsqu’il était jeune homme. Ce livre, publié en 1958, expliquait aux Américains ce qu’est l’existentialisme.

       l’homme irrationnel,irrational man,woody allen,joaquin phoenix,emma stone,parker posey,jamie blackley     Le personnage principal du film, Abe Lucas, est professeur de philosophie. Précédé d’une solide réputation, il prend son nouveau poste, dans un collège universitaire de Newport, ville huppée de la côte nord-est des Etats-Unis. Au cours de son enseignement, il repère une étudiante à qui il fait un compliment bien troussé, pour la qualité de sa réflexion. La jeune femme, Jill, tombe aussitôt sous le charme du professeur. Pourtant il n’a rien d’un séducteur. Il est ventripotent, il vit seul et, visiblement, il a un problème avec l’alcool ; ainsi il ne se sépare jamais de sa bouteille de gin. En clair, il a l’air d’une épave. Jill cherche à le sortir de la solitude et aimerait qu’il s’intéresse encore un peu plus à elle. Mais Abe Lucas ne cherche pas à la conquérir. En fait, il a perdu le goût de vivre. Il trouve la vie absurde et désespère de donner un sens à son existence.

            Comme tous les films de Woody Allen, L’Homme irrationnel a un côté intellectuel. Ainsi Abe Lucas brille auprès de Jill à coups de citations d’auteurs, de Kant à Sartre et Simone de Beauvoir en passant par Heidegger. Cependant, même un spectateur qui n’entend rien à la philosophie trouvera de l’intérêt à ce film, car c’est avant tout un thriller, un suspense avec un meurtre au cœur de l’intrigue.

            Abe Lucas va trouver un sens à son existence en usant d’une forme de thérapie bien particulière ; il va commettre un crime, non un crime dont le motif lui profiterait, mais un crime altruiste, au profit d’un autre. On pourrait même dire que son crime va rendre service à la société prise dans son ensemble. Une fois le meurtre accompli, il retrouve, littéralement, le goût et l’appétit de vivre ; d’autant plus qu’il a commis le crime parfait. Rien ne le relie à sa victime, et il est suffisamment intelligent et réfléchi pour avoir soigneusement prémédité son crime. Il n’a donc rien à craindre de l’enquête.

Emma Stone, dans le rôle de Jill,

est pleine de fraîcheur

            Joaquin Phénix donne de l’épaisseur au personnage d’Abe Lucas. Mais c’est surtout Emma Stone, dans le rôle de Jill, qui retient l’attention. Elle est pleine de fraîcheur et a trouvé en Abe son gourou. Elle aussi, elle est altruiste en cherchant à le sortir de sa solitude. Elle va jusqu’à délaisser son petit ami, un étudiant lisse et fade, moralement vieilli avant l’âge, et qui fait pâle figure en comparaison d’Abe. Quand Jill a l’intuition de la vérité, elle refuse de la voir en face, tellement elle est aveugle dès qu’il s’agit d’Abe, à qui un sentiment fort l’attache. La confrontation finale qui les met en scène rappelle par certains aspects le dénouement de L’Ombre d’un doute (Shadow of a doubt), d’Hitchcock.

            Le campus qui sert de décor au film lui donne son unité. C’est un monde clos, une espèce de cocon replié sur lui-même. Les professeurs vivent au milieu des élèves et la rumeur va bon train.

            Ce film peut être vu en version originale, tant, comme souvent chez Woody Allen, la bande-son est claire. Ainsi, lors d’une scène dans un café, aucun bruit de vaisselle, aucun bruit d’ambiance intempestif ne vient polluer le dialogue.

            Le spectateur trouvera du plaisir à ce film grand public qu’est L’Homme irrationnel, mais il peut lui préférer Match Point, dont la construction et la narration paraissent plus efficaces.

 

L’Homme irrationnel (Irrational Man), de Woody Allen, 2015, avec Joaquin Phoenix, Emma Stone, Parker Posey et Jamie Blackley, actuellement en salles.

05/10/2015

L'Ivresse du pouvoir, de Chabrol

Madame le juge raide comme la justice

L’Ivresse du pouvoir

Isabelle Hupert incarne un juge d’instruction sûr de lui-même, qui enquête sur une vaste affaire de corruption. Elle fait trembler les puissants et les envoie en prison. Chabrol s’est vaguement inspiré de l’affaire Elf sans vouloir bâtir un film à thèse. Il s’est intéressé avant tout aux personnages et à l’étude de caractères.

            L’ivresse du pouvoir dont parle le film, c’est celle que ressent le juge d’instruction, « l’homme le plus puissant de France », selon le mot attribué à Napoléon. Au moment des faits qui sont évoqués ici, le juge d’instruction disposait du pouvoir exclusif d’envoyer les individus en prison.

       l’ivresse du pouvoir,chabrol,isabelle hupert,françois berléand,patrick bruel,robin renucci,marilyne canto,thomas chabrol     Dans L’Ivresse du pouvoir, le juge d’instruction est une femme : Jeanne Charmant-Killman (appréciez le double patronyme). Elle enquête sur un grand groupe industriel français détenteur de nombreux contrats en Afrique noire. Elle fait arrêter son président, Jean Humeau, qui est brusquement interpellé par la police à la sortie du bureau. Elle le met en examen pour abus de biens sociaux ; il aurait notamment utilisé la carte bleue de l’entreprise pour entretenir sa maîtresse. Au-delà, l’enquête fait apparaître un vaste réseau de corruption, avec versement de rétro-commissions, financement occulte de partis politiques et enrichissement personnel.

            Lorsqu’en 2006 le film sortit, il fut largement dit que Chabrol s’était inspiré de l’affaire Elf Aquitaine. Effectivement, les similitudes sont troublantes. Le personnage de Jeanne Charmant-Killman rappelle Mme Eva Joly, le juge qui s’était fait connaître en instruisant l’affaire avant de se lancer en politique. Le président du groupe, Jean Humeau, a beaucoup de points communs avec M. Loïc Le Floch-Prigent, ancien président d’Elf. Tous deux sont barbus, souffrent d’eczéma, sont arrêtés en pleine rue et vivent très mal leur détention. La liste des similitudes pourrait être prolongée, et pourtant il ne faut pas se fier aux apparences.

            Ce film n’est pas un film à dossier, Chabrol n’est ni Francesco Rosi ni Boisset. Il ne prétend pas éclairer les ténèbres entourant l’affaire Elf et ne défend aucune thèse. Il s’est juste inspiré de cette célèbre affaire et a brodé dessus pour bâtir une intrigue. Ce qui intéresse Chabrol, ce sont les personnages, les caractères, et le jeu de pouvoir qui s’établit entre le juge et les différents protagonistes.

Madame le juge mélange justice et morale

            Les moments les plus forts du film sont constitués des scènes de confrontations – si on peut les appeler ainsi – entre le juge et les justiciables qu’elle convoque à son bureau. Face à ses interlocuteurs qui sont tous des hommes, Jeanne Charmant-Killman montre qu’elle est une femme d’autorité, habile et pleine d’esprit. Elle semble dissimuler sa hargne derrière l’ironie. Rien n’est en mesure de l’impressionner et elle n’hésite pas à déstabiliser les puissants qui sont assis de l’autre côté de son bureau. Alors que justice et morale sont en théorie deux choses complètement séparées, elle-même est visiblement lancée dans une opération « mains propres » aux allures de croisade morale ou moralisatrice. Au président Jean Humeau qui lui demande pourquoi elle l’envoie en prison, elle rétorque : « Pour faire un exemple. Ce n’est pas si terrible et ça fait du bien à la France. » Et elle ajoute, pince-sans-rire : « Vous verrez. La prison, c’est une expérience. »

            D’un côté Jeanne Charmant-Killman fait trembler les puissants, mais de l’autre son jeune greffier a intérêt à garder le sens de la hiérarchie et à maintenir une certaine distance avec elle, sous peine d’être rappelé à l’ordre. Elle défend un prévenu de fumer dans son bureau, mais elle-même s’autorise à fumer en présence d’un autre prévenu.

            Imbue d’elle-même et de l’autorité qu’elle représente, elle est dure avec les prévenus et les simples témoins qu’elle convoque. Elle montre quasiment la même dureté avec son mari ; lors d’une dispute, elle va jusqu’à le gifler. L’une des forces du film est de montrer Jeanne Charmant-Killman aussi bien dans sa vie professionnelle que dans sa vie privée, ce qui permet de mieux comprendre sa personnalité. En général, au cinéma, les scènes exposant les déboires conjugaux du personnage principal ralentissent l’action et alourdissent le film. Ici, ce n’est pas le cas. Les scènes de la vie privée ne sont pas du tout plaquées et s’articulent bien avec le reste du film.

            Isabelle Hupert est parfaite dans le rôle de Jeanne Charmant-Killman. On pourrait être légitimement anxieux à la perspective d’être convoqué dans le bureau de ce juge incorruptible qui n’est pas du style à s’apitoyer sur les autres. A la fin du film, Jeanne Charmant-Killman, qui pourtant ne doute jamais, se demande, malgré tout, ce qui lui manque. On serait tenté de lui répondre qu’il lui manque une bonne dose d’empathie qui lui permettrait de comprendre les autres, leurs paroles, leurs actes, leurs sentiments et leur ressentiment. En résumé, peut-être lui manque-t-il tout simplement un cœur.

 

L’Ivresse du pouvoir, de Claude Chabrol, 2006, avec Isabelle Hupert, François Berléand, Patrick Bruel, Robin Renucci, Marilyne Canto et Thomas Chabrol, DVD TF1 Vidéo