02/11/2020
Sur la scène internationale avec Hitler, de Paul-Otto Schmidt
Témoignage unique sur le IIIe Reich
Sur la scène internationale avec Hitler
Paul-Otto Schmidt fut l’interprète personnel de Hitler. Il fut le témoin d’entretiens que le dictateur allemand eut avec Mussolini, Chamberlain, Pétain… Il fait le portrait d’un Hitler moins sûr de lui qu’on ne pourrait le croire. Le dictateur veut avoir sa guerre, mais à condition qu’elle soit menée contre un ennemi facile à abattre.
Quand Hitler accéda à la chancellerie du Reich, Paul-Otto Schmidt était interprète au ministère des Affaires étrangères, communément appelé la Wilhemstrasse, du nom de la rue où étaient situés les bureaux dudit ministère. Dans le courant de l’année 1935, Hitler eut besoin d’un interprète pour une conversation prévue avec le ministre britannique des Affaires étrangères. L’un de ses collaborateurs lui cita alors le nom du Dr Schmidt, réputé pour maîtriser parfaitement l'anglais, ainsi que le français. Quand Hitler apprit que ce fonctionnaire avait travaillé à Genève auprès de la SDN (Société des nations), il fut d’abord réticent à faire appel à lui ; puis il accepta de le prendre à l’essai. Non seulement l’essai fut concluant, mais Hitler fut vivement impressionné par les capacités de Schmidt, si bien qu’il le félicita en ces termes : « Vous vous êtes remarquablement acquitté de votre tâche. Je ne soupçonnais pas qu’il pût exister un tel art de la traduction. Jusqu’ici, j’avais dû m’arrêter à chaque phrase pour qu’on pût traduire. » Hitler fut si satisfait de Schmidt qu’il décida d’en faire son interprète personnel ; c’est ainsi que celui-ci assista aux rencontres du chancelier allemand avec des personnalités telles que Mussolini, Franco, Llyod George, Chamberlain, Eden, le duc de Windsor, Daladier, Pétain, Laval, Darlan… Dans bien des cas, Schmidt fut seul témoin de ces entretiens au cours desquels il servait d’interprète aux deux parties. D’où une neutralité voulue de sa part, l’interprète n’ayant pas à prendre partie ou à montrer ses sentiments, mais se devant de traduire les propos tels qu’ils sont tenus.
L’impartialité voulue à laquelle prétend Schmidt le conduit à porter un jugement nuancé sur les hommes et les événements. Au cours des années, il est parvenu à découvrir les différents visages du dictateur. Il y a d’abord le Hitler qui sait user de ses charmes pour dire à son interlocuteur ce qu’il a envie d’entendre. Le récit de sa conversation avec Llyod George (Premier ministre du Royaume-Uni en 1918) est hallucinant : Hitler lui serre la main en lui disant que pour les Allemands c’est lui, Llyod George, qui est le véritable vainqueur de la Grande Guerre ; et l’ancien Premier ministre britannique repart enthousiaste, en déclarant à Schmidt à propos de Hitler : « C’est vraiment un grand homme ! » Au cours de nombre d’entretiens diplomatiques, Hitler se montre un négociateur calme et courtois, qui s’exprime avec adresse et intelligence, loin du nazi farouche que dépeint la presse anglaise. Mais, à plusieurs reprises, en face de ses visiteurs, Schmidt le voit, sans transition, céder à des explosions de violence verbale. « On l’eût dit devenu un autre homme », note Schmidt. Puis sa colère, feinte ou simulée, retombait, et il redevenait aussi calme qu’il l’avait été avant l’incident.
Hitler parlait 80 à 90 pour 100 du temps,
et c’était seulement tout à fait à la fin
que Mussolini pouvait prononcer quelques mots
Hitler se plaisait à rester dans les généralités et détestait que son interlocuteur le poussât à préciser sa pensée. « C’est un fait, écrit Schmidt, que j’ai pu constater bien des fois en travaillant pour lui. Il préférait les développements généraux, les grandes lignes, les perspectives historiques et les vastes considérations philosophiques. Il évitait le plus souvent les détails concrets, car, en les abordant, il eût pu être conduit à trahir trop nettement ses véritables intentions. »
Aux dires de Schmidt, Hitler avait la même attitude à l’égard de Mussolini. Il était avare de détails face à son allié et se gardait bien de lui dévoiler ses plans d’invasion, préférant le mettre devant le fait accompli. Bien que Mussolini comprenait l’allemand, Schmidt assistait à ses entretiens avec Hitler et traduisait en français les propos du chancelier. Schmidt souligne qu’au cours de ces rencontres Hitler monopolisait la parole : « Ces entretiens ne furent jamais des conversations au véritable sens du mot. Il vaudrait mieux les appeler des monologues de Hitler, pour bien préciser, car le dictateur allemand absorbait 80 à 90 pour 100 du temps, et c’était seulement tout à fait à la fin que Mussolini pouvait prononcer quelques mots. »
Lorsque, en 1936, il décida de remilitariser la Rhénanie,
Hitler eut très peur d’une réaction de la France,
mais elle ne vint pas
Il serait facile pour nous, près d’un siècle plus tard, de réécrire l’histoire à la lumière de ce qui est advenu ; néanmoins, à lire Schmidt, il était encore possible, en 1936, d’arrêter Hitler à moindre frais. A cette date, le dictateur décida de faire entrer les troupes allemandes en Rhénane, violant ainsi le traité de Locarno qui en faisait une zone démilitarisée. Il eut alors très peur d’une réaction de la France, mais elle ne vint pas, et il en fut extrêmement soulagé. Même pendant la guerre, Hitler revint, en présence de Schmidt, sur cet épisode et déclara à plusieurs reprises : « Si les Français avaient alors avancé, nous eussions dû nous retirer avec notre courte honte, car les forces militaires dont nous disposions étaient insuffisantes même pour tenter une résistance modeste. »
Devant ses interlocuteurs Hitler se faisait facilement menaçant, notamment face à Chamberlain venu le rencontrer à Berchtesgaden à l’été 1938, en pleine crise des Sudètes. Le dictateur lui déclara sans ambages : « Dans très peu de temps, j’aurai réglé cette question, de ma propre initiative, d’une manière ou d’une autre. ». Schmidt traduisit la dernière expression par « one way or another », Le Premier ministre britannique comprit aussitôt que Hitler n’excluait pas l’usage de la force et réagit vivement en disant que dans ces conditions sa présence était devenu inutile à Berchtesgaden et qu’il ne lui restait plus qu’à rentrer à Londres. Alors, à la grande stupéfaction de Schmidt, « l’inattendu se produisit, Hitler battit en retraite » A la veille de ce qui sera appelé les Accords de Munich, Hitler consentit, au dernier moment, à négocier ; ce revirement conduit Schmidt à avoir ce commentaire : « J’eus alors […] l’impression que Hitler s’effrayait devant les conséquences extrêmes. »
A l’annonce de la déclaration de guerre de l’Angleterre,
dont Schmidt lui fait part,
Hitler demeure pétrifié
De la lecture de ce livre il ressort que Hitler voulait avoir sa guerre, mais une guerre localisée, contre la Pologne, un ennemi facile à écraser. A l’été 1939, Ciano, ministre italien des Affaires étrangères, visita Hitler au Berghof et le mit en garde contre un risque de réaction des puissances occidentales en cas d’invasion de la Pologne. Dans son récit, Schmidt écrit qu’il entend encore la phrase que prononça Hitler à cette occasion : « Je suis persuadé, dur comme fer, que ni l’Angleterre, ni la France n’entreront dans un conflit général. »
Le 31 août, la Wehrmacht entre en Pologne. Le 2 septembre, l’ambassadeur de Grande-Bretagne en Allemagne appelle la chancellerie et demande à être reçu, le lendemain à 9 heures, par Ribbentrop, ministre des Affaires étrangères du Reich, afin de lui faire part d’une communication en provenance de Londres. Ribbentrop comprend que la communication n’aura rien d’agréable et qu’il s’agit probablement d’un ultimatum. Malgré la gravité de la situation, il se défile et ordonne à Schmidt de recevoir à sa place l’ambassadeur. Le lendemain, un dimanche, à 9 heures précises, c’est donc Schmidt, interprète au ministère des Affaires étrangères, qui reçoit l’ambassadeur britannique, lequel lui remet un ultimatum qui équivaut à une déclaration de guerre de son pays. Aussitôt Schmidt se rend à la chancellerie où l’attend Hitler et lui traduit l’ultimatum remis par la Grande-Bretagne. Schmidt décrit la réaction du dictateur : « Hitler restait comme pétrifié, regardant droit devant lui. […] Il resta complètement silencieux et immobile à sa place. Au bout d’un moment, qui me parut une éternité, il se tourna vers Ribbentrop qui était resté comme figé, à la fenêtre. " Et maintenant ? " demanda Hitler à son ministre des Affaires étrangères, avec un éclair de fureur dans les yeux, comme s’il voulait exprimer que Ribbentrop l’avait faussement informé sur la réaction des Anglais. Ribbentrop répondit à voix basse : " Je présume qu’au cours des heures prochaines, les Français vont nous apporter un ultimatum équivalent. " » Sur ce point Ribbentrop eut raison, puisque, peu de temps après, la France remit à son tour un ultimatum aboutissant à un état de guerre.
Malgré le déclenchement des hostilités, Hitler eut encore besoin des services de Schmidt. Il assista notamment à la signature de l’Armistice avec la France, à Rethondes, en juin 1940, et servit d’interprète lors de l’entrevue avec Pétain, à Montoire, quelques mois plus tard.
Schmidt eut quelques ennuis à la fin de la guerre, car, lors de son arrestation, il était revêtu d’un uniforme SS : selon lui, Hitler, qui ne voulait plus le voir en civil, l’avait obligé à enfiler une telle tenue. Il est vrai que, comme l’écrit l’auteur, « dans le IIIe Reich, un uniforme n’était qu’un costume de figurant », tant les Allemands, sous le nazisme, était devenu un peuple en uniforme.
Schmidt, qui déclare ne pas avoir été nazi, tire une leçon de tous ces événements et se dit convaincu que la catastrophe qui se produisit fut rendue possible parce que l’Allemagne s’était éloignée des lois morales, essentiellement chrétienne. « J’ai constaté, au cours de ma carrière, écrit-il, que les hommes d’Etat et les peuples qui s’écartent de ces principes sont finalement conduits à la catastrophe, quelques trompeurs que puissent être des succès initiaux, remportés pendant une période plus ou moins longue. »
Le témoignage de Paul-Otto Schmidt constitue un document de première importance pour comprendre les coulisses du IIIe Reich. Il fait le portrait d’un Hitler moins sûr de lui qu’on ne pourrait le croire, prêt à reculer quand il est acculé. Hitler veut avoir sa guerre, mais à condition qu’elle soit menée contre un ennemi facile à abattre.
Dans l’édition française de ce livre publiée en 1950, Schmidt salue la mise en place du plan Schuman, créant la Communauté européenne du charbon et de l’acier ; il écrit : « j’attends l’avenir avec confiance ».
Sur la scène internationale avec Hitler, de Paul-Otto Schmidt, 1950, éditions Perrin.
08/01/2018
Les Mains du miracle, de Kessel
L’histoire incroyable du masseur d’Himmler
Les Mains du miracle
Kessel raconte l’histoire de Félix Kersten, un médecin finlandais qui fut le masseur attitré de Himmler. Parce qu’il soulageait le chef des SS de ses maux d’estomac, il réussit à nouer des liens d’amitié avec lui et les mit à profit pour sauver des vies. Les Mains du miracle sont un récit captivant.
Dans le prologue de ce livre, Kessel parle d’une histoire « incroyable, insensée ». Lui-même demeura sceptique à l’écoute du récit que lui fit Félix Kersten, tant les faits énoncés ne pouvaient être vrais et paraissaient impossibles. Puis, à l’examen des documents que lui présenta son interlocuteur, Kessel finit par admettre l’authenticité des faits qui étaient soumis à son examen. C’est cette histoire, celle de Kersten et de Himmler, que Kessel raconte dans ce livre publié en 1959.
Félix Kersten était un médecin finlandais d’origine allemande ; Kessel le décrit comme « un bon gros docteur, au bon visage, au bon sourire, aux bonnes mains. » Or ses mains étaient réputées faire des miracles depuis qu’un médecin chinois l’avait initié à la pratique du massage.
Dans les années trente, Kersten est installé comme masseur à la fois à Berlin et à La Haye. Il s’est constitué une riche clientèle, composée notamment d’industriels et d’hommes d’affaires surmenés, qu’il arrive à soulager et à guérir. Un jour, l’un de ses patients allemands lui demande un grand service : il s’agit de prendre en consultation le Reichsführer Himmler, qui souffre de maux d’estomac que l’intéressé qualifie d’atroces.
Kersten va-t-il accepter d’examiner le chef des SS ? Un cas de conscience se pose à lui.
Attendu qu’un médecin ne choisit pas ses patients, mais qu’il doit soigner chacun sans distinction, Kersten en tire la conclusion qu’il ne peut se dérober. Une nouvelle fois, ses mains font des miracles : il parvient à soulager Himmler de ses douleurs et devient son masseur attitré.
Himmler n’est en rien le prototype de l’aryen blond et athlétique. Kersten le qualifie de « pédant chétif et malingre, étriqué au moral comme au physique ». Il distingue deux personnalités chez lui : d’un côté il y a le « bureaucrate fanatique et souverain du supplice et de l’extermination » ; et de l’autre il y a le Himmler réduit à une « pauvre pâte humaine, malléable à volonté, le drogué prêt à tout pour sa drogue », que représentent pour lui les massages pratiqués par Kersten.
Pour lui arracher des vies,
Kersten a recours à la vanité de Himmler
Dès que le mal devient trop violent, Himmler appelle son guérisseur à l’aide. Le bien-être que lui apportent les séances de massage le conduit à se laisser aller devant le docteur et à se livrer aux « confidences militaires et politiques, avec une indiscrétion difficile à croire ». L’intimité entre les deux hommes devient telle, que Himmler finit par faire de Kersten « son seul confident, son seul ami ». Il lui propose même de le faire inscrire dans la SS avec le grade de colonel ; Kersten use de toute la diplomatie possible pour décliner cette offre censée être un honneur.
Au cours d’une séance de massage, Himmler révèle à Kersten que Hitler lui a ordonné de « liquider » tous les juifs qui sont en leur pouvoir. Quand le médecin lui demande ce qu’il veut dire par là, Himmler lui déclare : « Je veux dire que cette race doit être exterminée entièrement, définitivement. » En entendant ce propos, Kersten tremble d’horreur et d’impuissance. Comprenant qu’il ne peut rien contre l’assassinat collectif, il se fait un devoir de sauver des individus, juifs ou non juifs, chaque fois qu’il en aura l’occasion. C’est ainsi qu’il sauve d’un camp de concentration dix Témoins de Jéhovah, qui viennent travailler dans son domaine agricole, hors de toute surveillance policière.
Pour sauver des vies, Kersten met à profit les moments d’apaisement que connaît Himmler à l’issue des séances de massage, en s’adressant à ses sentiments de gratitude et d’amitié. Quand cela s’avère insuffisant, il a recours à la vanité du chef SS : il lui présente la figure de l’empereur Henri l’Oiseleur comme un modèle de justice et de générosité dont il devrait s’inspirer, s’il veut entrer dans l’Histoire comme le « plus grand chef de la race allemande ». A force de donner régulièrement satisfaction à son masseur, Himmler finira par dire : « Le Dr Kersten m’arrache une vie à chacun de ses massages. »
Himmler, « maître des supplices »,
ne supportait pas la vue des souffrances,
ni la vue d’une goutte de sang
Au début de 1945, en lien avec les autorités suédoises, Kersten soumit à Himmler un document qui paraît invraisemblable, intitulé Contrat au nom de l’humanité. Il stipule que les camps de concentration ne seront pas dynamités à l’approche des armées alliées et qu’aucun prisonnier juif ne sera plus exécuté. Himmler consent à apposer sa signature. Il est vrai que celui-ci a pris conscience que la guerre est définitivement perdue. Kersten obtient aussi la libération de milliers de détenus juifs, qui sont envoyés en Suisse.
Les faits datant de 1945 et racontés dans ce livre sont aujourd’hui incontestés. Cependant des historiens ont exprimé des réserves sur certains points du témoignage de Kersten, notamment quand il prétend avoir sauvé le peuple néerlandais de la déportation. D’autres historiens n’ont pas ces préventions, tel le professeur François Kersaudy, spécialiste de la Seconde Guerre mondiale, qui a lu Les Mains du miracle dans sa jeunesse et en a fait l’un de ses livres de chevet.
On ne peut s’empêcher de rapprocher cet ouvrage de Hitler m’a dit, de Hermann Rauschning. Les deux livres se rejoignent dans leur description des mœurs des maîtres du Reich. Rauschning voyait dans le IIIe Reich un régime de gangsters pratiquant l’assassinat pour parvenir à leurs fins. On retrouve un tel esprit et de telles pratiques dans Les Mains du miracle. Ainsi, bien que médecin de Himmler, Kersten dit avoir échappé à une tentative d’assassinat préparée par le n°2 de la SS, Kaltenbrunner, qui avait prévu de le faire abattre au cours d’un banal contrôle routier ; mais un autre chef SS, le général Schellenberg, l’informa à temps du guet-apens qui était préparé contre lui.
Les Mains du miracle font aussi penser à La Mort est mon métier, de Robert Merle. Le Himmler de Kersten n’est pas un être sadique, mais un bureaucrate du crime qui fait preuve d’un « zèle meurtrier » dans le but de se montrer à la hauteur de la tâche que lui a confiée son Führer. Très différent d’un Gœring ou d’un Ribbentrop, Himmler, d’après Kersten, n’était habitué qu’à obéir et, à la différence des deux précités, ne songeait même pas à s’enrichir. Qui plus est, celui que Kessel appelle le « maître des supplices » ne supportait pas la vue des souffrances ni d’une goutte de sang. A la lecture de ce livre, comme à la celle de La Mort est mon métier, on a vraiment l’impression d‘être confronté à la banalité du mal théorisée par Hannah Arendt
Il n’y a pas besoin de s’intéresser particulièrement à la Seconde Guerre mondiale pour lire et aimer Les Mains du miracle ; car Kessel a privilégié la dimension humaine dans son récit. Ce livre est captivant, facile à lire, tout en étant profond. Il peut être recommandé à un adolescent.
Les Mains du miracle, de Joseph Kessel, 1959, collections L’Air du Temps (épuisé) et Folio.
10:21 Publié dans Biographie, portrait, Essai, document, Essai, document, biographie, mémoires..., Histoire, Livre | Tags : les mains du miracle, kessel, kersten | Lien permanent | Commentaires (0)
20/11/2017
Balzac, le roman de sa vie
L’homme qui voulut concurrencer Dieu
Balzac
Le roman de sa vie
Stefan Zweig consacra à Balzac une biographie dans laquelle il montra l’étendue et la puissance de son œuvre. Il raconta sa vie, qui fut un véritable roman, et toutes ses mésaventures, qui nourrirent nombre de ses livres. La Comédie humaine était une œuvre titanesque dont l’accomplissement finit par épuiser ses forces, si bien que Balzac est mort d’avoir voulu concurrencer Dieu.
Stefan Zweig avait fait de Balzac l’un de ses principaux maîtres. Non sans déférence, il l’appelait le « Grand Balzac ». Il était fasciné par sa personnalité hors du commun, sa puissance créatrice, sa force, sa volonté, qui lui paraissaient surhumaines. Il voyait en lui un concurrent de Dieu qui avait créé « à côté du monde réel un autre cosmos », celui de la Comédie humaine.
Le Balzac de Zweig est un homme qui entend soumettre le réel à sa volonté. C’est ainsi que, pour commencer, il modifia son patronyme. Né Honoré Balzac, sans particule, il décida, à trente ans, de se l’attribuer et de devenir Honoré de Balzac aux yeux de ses contemporains et pour la postérité. Très en avance sur son temps à cet égard, il transforma son nom en une marque destinée à rencontrer le succès littéraire et commercial.
Ce sont les femmes qui contribuèrent à forger le destin de Balzac. La première d’entre elles fut Mme de Berny, une aristocrate ayant quinze ans d’âge de plus que lui et dont il fit la connaissance dans ses années d’apprentissage. Dans un écrit, Balzac reconnut la dette qu’il lui devait : « elle a été une mère, une amie, une famille, un ami, un conseil. Elle a fait l’écrivain, elle a consolé le jeune homme […]… sans elle, je serais mort. » C’est Mme de Berny qui lui inspira La Femme de trente ans, l’un de ses premiers succès ; à travers l’Europe, des milliers de lectrices qui étaient malheureuses dans leur mariage se reconnurent dans le personnage principal et eurent l’impression qu’il se trouvait enfin un écrivain pour comprendre leur désarroi.
De toutes les femmes de Balzac, Zulma Carraud fut, selon Zweig la plus pure. Bourgeoise de province, elle était cultivée et surtout très lucide, notamment quand elle poussa Balzac à nettoyer son style de ses lourdeurs. Plein de reconnaissance à son égard, il la remercia de l’aider à « arracher les mauvaises herbes de son champ ». Avant tout le monde, elle avait compris la puissance de l’œuvre de Balzac et lui déclara avec beaucoup de pertinence : « Vous êtes le premier prosateur de l’époque et, pour moi, le premier écrivain. Vous seul vous êtes semblable et tout paraît fade après vous. »
Si elle admirait l’écrivain,
Mme de Hanska n’avait que mépris pour l’homme
Il y eut beaucoup d’autres conquêtes dans la vie de Balzac, lequel, selon les mots de Zweig, « change de femme plus souvent que de chemise. » Néanmoins Balzac eut l’intention de se marier ; il voulait, disait-il, « une femme et la fortune » pour assurer sa sécurité matérielle. Or, un jour de 1831, Balzac, qui était habitué à recevoir des lettres d’admiratrices, en reçut une provenant d’Ukraine, mystérieusement signée « l’Etrangère ». Son auteur se révèle être Mme de Hanska, épouse d’un aristocrate russe ; il entama avec elle une correspondance régulière, et ils se rencontrèrent, pour la première fois, à Genève en présence de M. de Hanski, lequel voyait en Balzac un ami de la famille, sans percevoir qu’il entretenait une liaison avec sa femme. Les deux amants s’engagèrent et attendirent patiemment la mort du mari, beaucoup plus âgé que sa femme.
Mais ensuite, au lieu d’épouser aussitôt Balzac, Mme de Hanska, devenue libre, le fit lanterner ; car, si elle admirait l’écrivain, elle n’avait que mépris pour l’homme Balzac, individu d’un rang social largement inférieur au sien. Zweig se montre sévère pour Mme de Hanska, en qui il voit une femme gâtée par la fortune et ne pensant qu’à son propre plaisir. Elle traita Balzac comme s’il était un serf lui appartenant ; et lui-même accepta son statut d’inférieur : il se présentait, dans ses lettres, comme étant « son fidèle et obéissant moujik ». Elle consentit à l’épouser, mais seulement après avoir acquis la certitude que leur union serait brève, Balzac étant gravement malade.
Zweig perce le grand secret de Balzac
Balzac vécut mille aventures et mésaventures au cours de son existence. Il se lança dans de nombreuses entreprises commerciales (imprimerie, édition, spéculation foncière, exploitation de mines d’or…), et à chaque fois il échoua, non qu’il eût tort sur le fond, mais parce qu’il était d’un caractère trop impatient : après avoir semé, il ne parvenait pas à attendre le temps de la récolte. Sur le long terme, toutes ses intuitions se révélèrent justes. Mais ce furent d’autres que lui qui en tirèrent profit. Lui-même passa sa vie criblé de dettes et harcelé par ses créanciers. Pour leur échapper, il inventa mille stratagèmes, possédant par exemple plusieurs demeures à Paris, dans lesquelles un visiteur ne pouvait pénétrer sans avoir donné le mot de passe au domestique.
Le lecteur doit se féliciter des multiples échecs qu’essuya Balzac, car ils servirent de matériaux à nombre de ses romans, dont César Birotteau ou Illusions perdues. Zweig note : « Pour avoir travaillé avec les ouvriers, lutté contre les usuriers, marchandé sans répit avec les fournisseurs, il a acquis une connaissance infiniment plus précise des rapports et des conflits sociaux que ses grands contemporains : Victor Hugo, Lamartine et Alfred de Musset. » Plus loin, Zweig perce le grand secret de Balzac : « tout est sujet » ; « La réalité est une mine inépuisable quand on s’entend à la fouiller. Il n’est besoin que d’observer comme il faut et chaque homme devient un acteur de La Comédie humaine. Il n’y a pas de haut ni de bas : on peut tout choisir et – c’est là pour Balzac le point capital – on doit tout choisir. Qui veut peindre le monde ne peut laisser de côté aucun de ses aspects, tous les échelons de l’échelle sociale doivent être représentés, le peintre tout comme l’avocat et le médecin, le vigneron, la concierge, le général et le fantassin, la comtesse, la petite prostituée des rues, le porteur d’eau, le notaire et le banquier. »
« Plus Balzac devient amer sous les coups de l’expérience,
plus il devient vrai »
La Comédie humaine, telle que la concevait Balzac, était une œuvre titanesque, dont l’accomplissement finit par épuiser ses forces : « C’est le seul homme peut-être dont on peut dire sans exagération qu’il s’est tué au travail. » Sa monomanie conduisit Balzac à un rythme quotidien hors du commun : il se couchait tous les soirs à six heures, se levait à minuit et écrivait de minuit à huit heures quand Paris dormait. Le jour levé, il ne ralentissait pas son rythme de travail et relisait les épreuves apportées de l’imprimerie. Ses corrections étaient si nombreuses qu’il indisposait les typographes, lesquels refusaient de « faire plus d’une heure de Balzac par jour ».
Zweig n’hésite pas à critiquer certaines imperfections dans nombre de romans de Balzac. Ainsi il déplore que Louis Lambert fut écrit trop vite, mais il reste admiratif devant Le Père Goriot et César Birotteau, écrits dans les années 1830 ; et il fait observer que ses dernières œuvres sont les plus percutantes : « Plus Balzac devient amer sous les coups de l’expérience, plus il devient vrai. » Pour Zweig, Une ténébreuse affaire et La Rabouilleuse, écrits dans les années 1840, sont des « œuvres grandioses ». Balzac eut le temps de finir Le Cousin Pons et La Cousine Bette, qui sont, aux yeux de Zweig, ses « deux plus grands romans ».
Vers 1847, son cerveau soumis à trop de tensions refusa d’obéir à sa volonté créatrice. Balzac, qui perdait peu à peu la vue, cessa définitivement d’écrire et mourut, riche et marié. Sur sa tombe, Victor Hugo prononça une oraison funèbre que Zweig reproduit et dans laquelle le poète qualifia Balzac d’ «homme de génie », ce que nombre de contemporains ne mesuraient pas.
Notre époque a trop tendance à réduire Balzac à l’état d’écrivain un peu ennuyeux, réservé aux programmes scolaires. Le livre de Zweig permet de découvrir l’étendue et la richesse de son œuvre. Qui doute encore du génie de Balzac n’a qu’à lire La Messe de l’athée, qui fait une trentaine de pages et qui n’exige pas plus d’une heure de lecture ; Zweig qualifie cette nouvelle de « chef-d’œuvre en miniature ».
Balzac, le roman de sa vie, de Stefan Zweig, 1942, collection Le Livre de poche.
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