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05/05/2014

Madame Malraux, d'Aude Terray

Les statues qu’on abat

Madame Malraux

Madame Malraux fut d’abord l’épouse de Malraux. Devenue veuve après la guerre, elle se remaria avec et André Malraux, frère aîné de son défunt mari. Le livre d’Aude Terray nous fait vivre dans l’intimité du grand homme, il nous raconte les drames qui ont marqué la famille, et ne nous cache pas qu’André fut quelques fois bien décevant.

            Madame Malraux, née Madeleine Lioux, est décédée en janvier 2014. Deux ans avant sa mort, elle a raconté sa vie à l’historienne Aude Terray, déjà auteur d’une très intéressante biographie de Claude Pompidou. Madeleine Lioux est née en 1914 dans une famille de la bourgeoisie toulousaine. Son père est un riche industriel passionné de musique. La petite Madeleine est une pianiste prodige. En 1928, elle monte à Paris et entre au conservatoire. En 1942, elle tombe amoureuse d’un jeune homme de trente ans, Roland Malraux. Roland a été le secrétaire de Gide, pour qui il faisait des traductions d’articles de journaux allemands et anglais. Il est le demi-frère d’André Malraux. Ils ont le même père, mais Roland est un fils adultérin.

   madame malraux,aude terray,madeleine malraux,malraux         Peu à peu, Madeleine s’aperçoit que rien n’est simple chez les Malraux. André, le grand homme, se montre même bien décevant. Il est marié à Clara, mais il a une maîtresse, Josette Clotis, qui le pousse à divorcer. Le divorce ne vient pas. Josette Clotis s’impatiente. Elle attend un enfant, qu’elle choisit de mettre au monde afin de mettre André face à ses responsabilités. Gauthier naît en 1940. André ne le reconnaît pas. Pour que l’enfant ait un père, Roland fait une fausse déclaration à l’état-civil ; Gauthier devient officiellement son fils. En 1943, Josette Clotis est à nouveau enceinte. Roland précipite son mariage avec Madeleine pour reconnaître l’enfant à venir. Vincent naît en 1943. Mais cette fois la mère refuse de renouveler le stratagème, afin qu’André comprenne la situation une fois pour toute. André ne veut rien entendre. Vincent sera ce qu’on appelait alors un bâtard, et portera le nom de Clotis. Quant à Madeleine, devenue madame Roland Malraux, elle aura de son mari un fils prénommé Alain.

            Roland Malraux s’engage dans la Résistance. Claude, le troisième frère Malraux, fait de même, tandis qu’André, lui, ne bouge pas. Le héros de la guerre d’Espagne se réfugie dans un attentisme prudent. En mars 1944, Roland et Claude Malraux sont arrêtés par les Allemands. Suite à ce double coup dur, André entre en résistance. Bien que son engagement soit tardif, il s’impose rapidement comme un chef. Il y va au culot et joue de son prestige. Pour asseoir sa légitimité, il évoque des actes héroïques qu’il a commis dès 1940. Les faits décrits sont authentiques, à la réserve près qu’André s’attribue la paternité d’opérations dont ses deux frères cadets sont les véritables auteurs. Néanmoins, sous le nom de colonel Berger, André Malraux devient le chef incontesté de la brigade Alsace-Lorraine et combat courageusement jusqu’à la victoire de 1945.

            Après la guerre, quand il devient évident que Roland Malraux ne reviendra plus, André propose à Madeleine de vivre sous son toit. André, même s’il reste officiellement marié à Clara, est esseulé depuis la mort accidentelle de Josette Clotis. Madeleine vient vivre à Boulogne dans l’hôtel particulier du grand homme. André mène maintenant la vie d’un riche rentier. Il a des domestiques, un chauffeur et une limousine. D’où lui vient sa soudaine fortune ? Nul ne le sait. Aude Terray propose une piste pour expliquer l’origine de cet argent.

Malraux est difficile à vivre

            Au bout de quelques temps, Madeleine, veuve de Roland Malraux, épouse l’écrivain et devient madame André Malraux. Son nouveau mari se montre très exigeant. Il veut que son épouse soit digne de lui. Elle doit mettre en valeur son génie, elle doit briller mais sans lui faire de l’ombre. Madeleine accepte bien des sacrifices et doit s’effacer devant lui. Le lecteur comprend qu’elle a réussi à tenir parce qu’elle avait conscience de vivre à côté d’un génie.

            Dans la vie quotidienne, Malraux est difficile à vivre. Il abuse du whisky, des somnifères et des amphétamines. Sa silhouette épaissit. Ses relations sont difficiles avec ses fils. Un jour de 1956, il convoque Gauthier, Vincent et Alain dans son bureau, et, selon Madeleine, leur déclare froidement : « Vous avez un âge où il ne faudra plus nous embrasser. Vous pouvez disposer. »

            Madeleine partage le combat de son mari pour de Gaulle. Malraux a rencontré le général en 1945 et a été subjugué. En 1958, il rêve d’un grand ministère et doit se contenter des Affaires culturelles. C’est lui qui est à l’origine du transfert au Panthéon des cendres de Jean Moulin. Il y prononce son plus grand discours, resté dans la mémoire nationale : « Entre ici, Jean Moulin !... ». Mais Madeleine, qui vit dans le souvenir de Roland et de Claude, est très mal à l’aise ce jour-là. Elle trouve tout cela bien grandiloquent et hors-de-propos.

            Trois auparavant est survenu un drame. En 1961, Vincent, âgé de dix-huit ans, est au volant de sa voiture de sport, alors qu’il n’est pas titulaire du permis de conduire, il a pour passager son frère Gauthier, âgé de vingt ans. La voiture sort de la route et percute un arbre. Les deux garçons sont tués. Apprenant la nouvelle, Malraux ne manifeste aucune émotion. Il réagit en soldat, habitué à voir ses camarades tomber au combat. En réalité, il tait sa douleur qu’il ne sait exprimer. Peu à peu, il va devenir une épave.

            Le livre d’Aude Terray nous raconte une histoire tragique et pathétique. Même s’il s’agit de la version des faits vus par Madeleine Malraux, l’ensemble paraît sincère. Il ne s’agit pas d’une hagiographie, comme ne l’était pas non plus la biographie de Claude Pompidou. Aude Terray a su garder une distance critique avec son sujet. Il est dommage que le livre n’ait pas été davantage relu, certaines phrases étant peu claires. Cependant le livre est fascinant. Le lecteur est emporté dans un tourbillon, il est mêlé à la grande histoire tout en partageant le quotidien de la famille Malraux.

 

Madame Malraux, d’Aude Terray (2013), éditions Perrin.

14/04/2014

La Maison Nucingen, de Balzac

Histoire d’un banquier goinfre

La Maison Nucingen

Balzac nous raconte comment le baron de Nucingen fit fortune dans la banque sur le dos des épargnants tout en respectant la législation en vigueur. Le livre vaut surtout par les commentaires faits par les personnages, qui nous renseignent sur la société de l’époque. Bien des remarques restent d’actualité au XXIème siècle. Très avisé, Balzac nous rappelle ainsi qu’en bourse, pour limiter les risques, il ne faut pas mettre tous ses œufs dans le même panier.

            La Maison Nucingen, par sa brièveté (moins de cent pages), est plus une nouvelle qu’un roman. Le mode de construction est original. Le narrateur retranscrit une conversation qu’il a surprise dans un cabaret. Un soir, il dîne en galante compagnie, quand par derrière une cloison il entend quatre convives évoquer la personne du baron de Nucingen et l’histoire singulière de sa fortune. Le narrateur laisse la parole aux quatre interlocuteurs : Finot, Blondet, Couture, et surtout Bixiou qui semble en savoir plus long que les trois autres.

 la maison nucingen,balzac,la comédie humaine,bixiou           Disons le tout net, il vaut mieux être un familier de La Comédie humaine pour se repérer dans La Maison Nucingen, de très nombreux personnages apparaissant dans le récit. Balzac en est conscient : il écrit que Bixiou se vante, à un moment, d’introduire un vingt-neuvième personnage dans son histoire du baron de Nucingen. Par ailleurs, il n’est pas donné à tout le monde de comprendre les mécanismes précis de la filouterie mise en place par le banquier pour assurer sa fortune. Nous retenons cependant, et c’est là le plus important, qu’il a construit sa fortune sur le dos des autres, et cela en toute légalité. Nous le voyons plumer des épargnants et s’attribuer la fameuse part à goinfre que se réservaient au XIXème siècle de nombreux fondateurs de société par actions. La part à goinfre, ce sont tout simplement des actions gratuites que s’attribue ici le baron de Nucingen, et que l’ensemble des actionnaires paient pour lui. A l’époque, le procédé était légal.

            Ce qui confère au livre toute sa richesse, ce sont les remarques diverses et variées sur la société de l’époque, que Balzac a placées dans la bouche des quatre convives. Ces commentaires restent le plus souvent d’actualité :

            - Pour faire fortune en bourse, il ne faut pas mettre tous ses œufs dans le même panier et répartir les risques. Couture précise : « Vous avez dix mille francs, vous prenez dix actions de chacune mille dans dix entreprises différentes. Vous êtes volé neuf fois… [….] Une seule affaire réussit ! (par hasard ! – D’accord ! – On ne l’a pas fait exprès ! – Allez ! blaguez ?) Eh ! bien, le ponte assez sage pour diviser ainsi ses masses, rencontre un superbe placement, comme l’ont trouvé ceux qui ont pris les actions des mines de Wortschin. »

            - Mieux vaut voler des millions à des milliers de petits épargnants que cinq mille francs à un seul individu. Dans le premier cas, on ne vous reproche rien, mais dans le second cas il en est tout autrement, dit Blondet : « vous prenez cinq mille francs dans mon secrétaire, on vous envoie au bagne. »

            - Il vaut mieux un homme d’Etat pas très honnête mais efficace, plutôt qu’un ministre vertueux mais imbécile : « Un Premier ministre qui prend cent millions et qui rend la France grande et heureuse, n’est-il pas préférable à un ministre enterré aux frais de l’Etat, mais qui a ruiné son pays ? »

            - A Lyon, les impôts locaux, en fait les fameux octrois perçus à l’entrée de la cité, sont élevés, parce que la ville veut accéder au rang de capitale, selon Blondet : « Lyon veut bâtir des théâtres et devenir capitale, de là des octrois insensés. »

            - Une réforme de la fiscalité est chose impossible en France, déclare le même Blondet. Bixiou lui répond : « Blondet ! Tu as mis le doigt sur la plaie de la France, la Fiscalité qui a ôté plus de conquêtes à notre pays que les vexations de la guerre. Dans le ministère [où j’ai travaillé], il y avait un employé, homme de talent, qui avait résolu de changer tout le système des finances… ah ! bien, nous l’avons joliment dégommé. »

            Une fois le livre terminé, le lecteur est tenté de se dire qu’il sera bon de le relire à tête reposé, afin de saisir toute la signification du propos de Balzac.

 

La Maison Nucingen, de Balzac (1839), collection Folio.

24/03/2014

Les Justes, d'Albert Camus

La justice au-dessus de tout ?

Les Justes

La pièce fut créée sur scène en 1949, avec Serge Reggiani, Maria Casarès et Michel Bouquet dans les rôles principaux. Camus s’est inspiré d’un fait réel : l’assassinat, en 1905, du grand-duc Serge. La pièce est vivante, les dialogues sont concis et les réflexions philosophiques ne sont pas pesantes du tout.

            Le grand-duc Serge doit mourir. Ainsi en a décidé le groupe de combat du parti socialiste révolutionnaire. Son exécution est destinée à hâter la libération du peuple russe. Ses déplacements sont maintenant connus. Les terroristes se réunissent pour établir un plan d’action. Le poète Kaliayev se porte volontaire pour lancer la bombe sur sa voiture du grand-duc. Kaliayev est épris de justice ; c’est un militant résolu de la cause, mais c’est aussi un humaniste. Or, le jour dit, il s’apprête à lancer son engin quand il s’aperçoit que le grand-duc est accompagné de ses deux jeunes neveux, qui ont pris place à ses côtés. Kaliayev hésite. Une cause aussi juste que celle de la révolution autorise-t-elle à tuer des enfants innocents ?

les justes,camus,jacques hébertot,maria casarès,reggiani,michel bouquet            Dans son introduction aux Justes, Albert Camus explique qu’il s’est inspiré d’un fait réel : l’assassinat, en 1905, du grand-duc Serge, oncle du tsar Nicolas II. Les situations sont historiques. Camus a même conservé au héros son véritable nom, Kaliayev. Si, bien sûr, il est préférable de voir les pièces de théâtre sur scène avec des acteurs en chair et en os, les pièces étant faites pour être jouées, il faut cependant reconnaître que Les Justes se lit très facilement. La pièce est vivante, les dialogues sont concis, les réflexions philosophiques ne sont pas pesantes et, comme dans un film d’action, nous vivons l’attentat « en direct ».

            Camus glisse dans la bouche des personnages des réflexions récurrentes dans son œuvre. La justice est-elle au dessus-de tout ? Ou encore, y a-t-il quelque chose qui puisse justifier la mort d’un enfant innocent ? Si Kalayev hésite, en revanche son camarade Stepan, lui, a la réponse : oui, les deux neveux du grand-duc doivent mourir. Peut-être sont-ils innocents. Mais renoncer, du fait d’une sensiblerie hors de propos, retardera la libération du peuple russe. Et, pendant tout ce temps perdu, des milliers d’enfants mourront de faim. Or, selon Stepan, « la mort par la bombe est un enchantement à côté de cette mort-là ». Qu’importe que les justiciers soient des assassins, seul le résultat compte ; la mort du grand-duc est un acte de justice.

            Les Justes fut créée en 1949, avec le jeune Serge Reggiani dans le rôle d’un Kalliayev tourmenté. La fragile Maria Casarès jouait Dora, terroriste plus âgée que ses camarades, riche de son expérience. Sa réflexion lui fait dire : si la révolution tolère que des enfants soient broyés par des bombes, alors l’humanité entière haïra la révolution.

            Quant à Michel Bouquet, alors âgé de vingt-quatre ans, on l’imagine aisément dans le rôle de Stepan, terroriste froid et déterminé, qui ne va pas se laisser attendrir par la mort de deux enfants, fussent-ils innocents. Le même Michel Bouquet jouera un rôle analogue dans Katia,de Robert Siodmak (film à la mauvaise réputation injustifiée). Là encore, il interprètera un terroriste implacable appartenant à une organisation qui prononce la condamnation à mort du tsar Alexandre II.

 

Les Justes, d’Albert Camus (1949), pièce créée, sur une mise en scène de Jacques Hébertot, par Maria Casarès, Serge Reggiani et Michel Bouquet, collection Folio.