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10/11/2014

Jules Ferry, la liberté et la tradition, de Mona Ozouf

L’un des pères de l’identité française

Jules Ferry,

la liberté et la tradition

En 2012, François Hollande a placé son quinquennat sous la bannière de Jules Ferry père de l’école publique, tout en renvoyant dans les ténèbres Ferry le colonisateur. Piquée au vif, l’historienne Mona Ozouf veut rétablir Jules Ferry dans son unité en montrant la cohérence de sa pensée. De nombreuses réformes qu’il a mises en place ont traversé le temps et nous paraissent aujourd’hui naturelles.

            Ce livre n’est pas une biographie de Jules Ferry, mais un court essai cherchant à cerner l’homme et ses idées. Mona Ozouf considère que l’exemple de Ferry peut, de nos jours, éclairer le débat qui a lieu, au sein de la société française, sur l’identité nationale. L’auteur estime que Ferry fut un artisan de cette identité. Il est l’auteur de nombreuses réformes qui ont traversé le temps et qui aujourd’hui nous paraissent naturelles. Il est bien sûr le père de l’école publique, mais, en tant que président du Conseil, il fut aussi à l’origine de la loi sur la liberté de la presse et de la loi sur la liberté de réunion. C’est encore lui qui a fait voter la loi municipale prévoyant, non plus la nomination, mais l’élection des maires, et dotant chaque commune d’un hôtel de ville et d’une mairie. Et puis, il est aussi à l’origine de l’institution du mariage civil.

            Malgré l’importance de son legs, il fut haï de son vivant. Mona Ozouf nous rappelle que Ferry eut notamment contre lui :

            - la droite catholique, opposée à son école sans Dieu ;

            - la gauche radicale, avec à sa tête Clemenceau ;

            - le peuple de Paris, qui se souvenait qu’il avait été maire de la ville sous la Commune ;

            - et de nombreux patriotes qui l’accusaient de sacrifier les provinces perdues au profit de sa politique coloniale.

            Pour couronner le tout, Ferry ne pouvait se glorifier d’actions héroïques, à la manière de Gambetta qui avait organisé la défense héroïque de 1870 contre l’envahisseur prussien.

  jules ferry,la liberté et la tradition,mona ozouf          De nos jours, Jules Ferry a trouvé une certaine popularité, mais il existe une fâcheuse tendance à vouloir le couper en deux. Ainsi, n’hésite-t-on pas à opposer le bon Ferry, père de l’école publique, au mauvais Ferry, dont l’action extérieure a eu pour résultat de soumettre des peuples lointains qui n’avaient rien demandé à personne. Même François Hollande, quand il a placé son quinquennat sous sa bannière après son élection en 2012, a cru nécessaire de renvoyer aux ténèbres son action coloniale, comme si la politique de Ferry ne formait pas un tout cohérent. Et pourtant, ainsi que le montre Mona Ozouf, Ferry avait beaucoup réfléchi et avait mûri ses projets politiques.

Un héritier respectueux de la tradition,

qui ne croit pas en la politique de la table rase

            Jules Ferry, bien qu’épris de liberté, est un héritier respectueux de la tradition. Il ne croit ni en la politique de la table rase, ni en l’avènement d’un homme nouveau. Jules Ferry est un homme enraciné dans sa Lorraine natale. Il a souvent parcouru sa province à pied, muni d’un carnet de croquis, à la recherche d’un cloître ou d’une ruine. Il est respectueux des saisons et sait qu’il faut faire preuve de patience avant de récolter le fruit de sa semence. Il est admiratif des paysans… et des prêtres, qui, dans leur majorité, sont « des fils de la charrue et des sillons ». Enfant, Jules Ferry « avait même fait une si bonne première communion », soupirait l’abbé Voizelat, qui s’était occupé de lui ; mais, devenu jeune homme, il s’était détaché de la religion. Cependant il continuait de considérer la France comme un pays dont le catholicisme fait partie des racines. Devenu président du Conseil, il se montre hostile à la séparation de l’Eglise et de l’Etat, et reste favorable au concordat… qui permet au gouvernement de nommer les évêques.

            D’une manière générale, Ferry se montre hostile aux changements radicaux. Il fait partie du groupe dit des Opportunistes, qui pratique une politique de petits pas pour installer progressivement la République et y rallier la majorité de la population, notamment la bourgeoisie et les catholiques, qu’il ne veut pas effrayer.

            Mona Ozouf ne manque pas de passer au crible la très contestée politique coloniale de Jules Ferry. Son grand adversaire Clemenceau railla son discours dans lequel il faisait valoir le droit des races supérieures de civiliser les races inférieures. Mona Ozouf remet les choses dans leur contexte et rappelle que le mot « race » était d’usage courant à l’époque. Dans l’esprit de Ferry, la colonisation n’a pas pour but d’asservir les faibles, mais de leur apporter la justice et les lumières. Sur ce dossier, le défenseur de la tradition et de l’enracinement est même logique avec lui-même. Quand, en 1881, il doit fixer le statut de la Tunisie, il ne la transforme pas en départements français, ainsi que l’avaient fait ses prédécesseurs pour l’Algérie ; il choisit le protectorat. Grâce à Ferry, la Tunisie gardera une large autonomie administrative, ainsi que ses traditions.

Ferry, natif de Saint-Dié, n’oublie pas

les provinces perdues

            De nombreux patriotes, dont Clemenceau, déploraient que la politique coloniale de la France fût encouragée par Bismarck, afin de détourner son attention des provinces perdues. Pourtant, Ferry, natif de Saint-Dié, n’oublie pas l’Alsace-Lorraine. Mais il veut d’abord refaire la France et lui redonner toute sa puissance en la dotant d’un empire colonial.

            Pour refaire la France, l’instruction doit occuper une place primordiale. Par l’enseignement qu’ils reçoivent, les enfants doivent apprendre à connaitre la France ; d’où les cartes de géographie qui font leur apparition sur les murs des salles de classe. Ferry n’oublie pas les jeunes filles, à qui il ouvre les portes des écoles. Il les envoie au chef-lieu de canton passer le même certificat d’études que les garçons.

            Il encourage la lecture chez l’enfant. Ses adversaires s’inquiètent alors des ravages moraux que pourrait provoquer un accès généralisé aux livres. Ferry leur répond que le contenu du livre importe peu, puisque l’acte de lire est en lui-même émancipateur. Pour cette raison, il ne rechigne pas à ce que des filles apprennent à lire dans L’Imitation de Jésus-Christ.

            Mona Ozouf parvient à rendre toute sa cohérence à la pensée et à la politique de Ferry. Il fut ce pendant la proie de quelques contradictions. Ainsi, d’un côté, il voulut débarrasser l’enseignement du discours latin afin de faire plus de place à l’enseignement des sciences, de façon à ce que la France soit une grande puissance industrielle. Mais, d’un autre côté, l’homme enraciné qu’il était, restait attaché au latin et craignait qu’il n’y ait quelques dangers à se couper de la tradition des humanités.

 

Jules Ferry, la liberté et la tradition, de Mona Ozouf, 2014, éditions Gallimard.

20/10/2014

Le Père Goriot, de Balzac

Derrière toute grande fortune se cache un crime

Le Père Goriot

Le jeune Eugène de Rastignac monte à Paris et prend une chambre dans une pension de famille. Il y rencontre le père Goriot, un homme très riche qui vit pourtant misérablement. Après enquête, Rastignac découvrira le secret du vieillard. Dans ce roman, Balzac nous démontre, preuve à l’appui, que le travail ne paie pas, la plupart des gens fortunés étant des héritiers. Le livre prend une dimension supplémentaire de nos jours, alors que la société actuelle s’interroge sur la fin de vie. A travers l’exemple de l’agonie de Goriot, Balzac nous renseigne sur la frontière entre la vie et la mort.

            Le Père Goriot suscite actuellement un regain d’intérêt depuis que l’économiste Thomas Piketty y fait référence dans son livre Le Capital au XXIème siècle, best-seller en France et aux Etats-Unis.

            Ce n’est pas le roman de Balzac le plus difficile d’accès, mais ce n’est pas pour autant le plus facile. Le livre est d’une longueur raisonnable, mais le texte n’est pas aéré, il ne bénéficie pas de divisions en chapitres et certains paragraphes font plus d’une page. Le lecteur se doit d’être attentif aux trente premières pages environ, qui sont des pages d’exposition au cours desquelles Balzac présente les personnages un à un. Si le lecteur sait être patient, alors il sera largement récompensé en entrant peu à peu dans une histoire dont il voudra savoir le dénouement.

 le père goriot,balzac,la comédie humaine,rastignac,vautrin           « All is true » nous dit, en anglais dans le texte, Balzac dans son ouverture du Père Goriot. Il précise que son livre n’est ni un roman ni une fiction. Le héros en est Eugène de Rastignac. C’est un garçon de vingt-et-un ans qui a quitté son Angoulême natale pour monter à Paris y suivre des études de droit. C’est encore un cœur pur plein d’illusions sur la vie. Il trouve pension à la Maison-Vauquer, tenue par madame Vauquer (prononcez Vauquère). Les pensionnaires sont des gens de condition modeste qui ne font pas de folie et se révèlent, dans l’ensemble, assez médiocres. Par exemple, ils pratiquent un humour à deux sous. Ainsi, en 1819, date à laquelle se déroule l’histoire, le diorama est une invention toute récente qui fait parler d’elle, si bien, que, pour plaisanter, les pensionnaires de la maison ont pris l’habitude de décliner les mots qu’ils utilisent dans la conversation, en leur ajoutant la terminaison rama. Ainsi, au cours du dînerama l’un des convives évoque sa santérama. Cet usage donne lieu à une discussion très savante pour savoir s’il faut dire froidorama, le mot froid se terminant par la lettre d, ou plutôt froitorama, suivant la règle qui veut que l’on dise : « J’ai froit aux pieds. »

            Pendant les repas pris en commun, les pensionnaires font de l’un des leurs leur souffre-douleur : monsieur Goriot, le doyen de la maison, est l’objet de leurs moqueries. Goriot, que l’on appelle sans égard le père Goriot, est un être bien mystérieux. Rastignac apprend que c’est un ancien négociant qui a fait fortune dans la farine. Dans ce cas, comment expliquer qu’un homme qui a gagné beaucoup d’argent mène une vie aussi modeste dans un tel endroit ? La vérité est simple à comprendre, Goriot n’a qu’une seule passion dans la vie, ses deux filles. Il a réussi à conclure pour elles des mariages « heureux » : l’aînée est devenue comtesse de Restaud et la cadette, baronne de Nucingen. Mais, peu de temps après leurs mariages, ses filles et ses gendres eurent honte de lui. Comprenant la situation nouvelle et refusant de constituer une gêne pour ses enfants, le vieux Goriot accepta de se sacrifier et de se retirer en toute discrétion dans la modeste pension qu’est la Maison-Vauquer.

Goriot aime ses filles

comme un amant aime

passionnément sa maîtresse

            Rastignac se prend de curiosité pour la personne de Goriot. Il se lie avec lui. Goriot le pousse à devenir l’amant de la baronne de Nucingen, espérant ainsi, par son intermédiaire, se rapprocher de sa fille cadette. Peu à peu, Rastignac découvre la personnalité de Goriot : le vieil homme aime ses filles au point de s’oublier lui-même, il les aime comme un amant peut passionnément aimer sa maîtresse, au-delà de toute raison. Goriot a gâté ses filles et a abîmé leur caractère. Aux yeux des deux sœurs, leur père n’a d’existence que par rapport à elles. Toutes deux se montrent bien ingrates avec lui.

            Rastignac, qui cherche encore sa voie, comprend que le comportement de Goriot, qui s’est donné à ses filles, conduit à une impasse. Un autre pensionnaire lui montre un tout autre exemple. Cet autre pensionnaire, c’est monsieur Vautrin. Vautrin est le négatif de Goriot. Autant Goriot est un être effacé, morose, qui dégage une impression de tristesse, autant Vautrin est une forte personnalité, c’est un être truculent, jouisseur, qui respire la joie de vivre. Il est souvent de bonne humeur, trouve le mot pour rire, et sait parler aux dames (en dépit de ses inclinations.) Il connaît la réalité de la vie et, en face de Rastignac, il met les points sur les i. Pour avoir un train de vie conforme à son goût, Rastignac a besoin d’une fortune d’un million par an, or jamais l’étudiant en droit n’arrivera à accumuler une telle somme par le produit de son travail, même après une brillante carrière dans la magistrature. Vautrin, qui entend se transformer en grand marionnettiste, dit crûment à Rastignac à quoi pourrait ressembler son parcours professionnel : « Il faudra […] commencer […] par devenir le substitut de quelque drôle, dans un trou de ville où le gouvernement vous jettera quelques milles francs d’appointements, comme on jette une soupe à un dogue de boucher. […] Si vous n’avez pas de protection, vous pourrirez dans votre tribunal de province. Vers trente ans, vous serez juge à douze cents francs par an, si vous n’avez pas encore jeté la robe aux orties. Quand vous aurez atteint la quarantaine, vous épouserez quelque fille de meunier, riche d’environ six mille livres de rente. Ayez des protections, vous serez procureur du roi à trente ans, avec mille écus d’appointements, et vous épouserez la fille du maire. Si vous faites quelques-unes de ces petites bassesses politiques, […] vous serez à quarante ans procureur général, et vous pourrez devenir député. […] J’ai l’honneur de vous faire observer de plus qu’il n’y a que vingt procureurs généraux en France, et que vous êtes mille aspirants à ce grade, parmi lesquels il se trouve des farceurs qui vendraient leur famille pour monter d’un cran. […] Une rapide fortune est le problème que se proposent de résoudre en ce moment cinquante mille jeunes gens qui se trouvent dans votre position. » Bref, explique Vautrin, le travail ne paie pas. Après tout, si les filles Goriot sont si riches, elles, c’est parce qu’elles sont des héritières.

            Vautrin, dont le lecteur ne tardera pas à connaître la véritable identité, connaît le moyen de faire rapidement fortune et veut l’enseigner à Rastignac. Il se transforme en mauvais génie en lui proposant un chemin bien singulier. Vautrin conclue son propos ainsi : « Le secret des grandes fortunes sans cause apparente est un crime oublié, parce qu’il a été proprement fait. »

            Par la bouche de Vautrin, c’est bien sûr Balzac qui parle. Et pour achever de convaincre le lecteur, Balzac raconte comment Goriot, un homme apparemment honnête et désintéressé, a pu gagner autant d’argent au cours de sa vie. Même la fortune de ce brave Goriot a été bâtie sur la base d’une malhonnêteté.

Le rôle primordial

du cerveau

            Comme l’ensemble de l’œuvre de Balzac, Le Père Goriot est un livre très riche qui aborde de nombreux sujets. De nos jours, il prend encore une dimension nouvelle à l’heure où notre société s’interroge sur la fin de vie et les limites entre la vie et la mort. Un être humain est-il encore vivant en l’absence de toute activité cérébrale ? Balzac fournit des éléments de réponse à travers l’exemple de l’agonie de Goriot. Lorsque le vieillard est à l’article de la mort, allongé sur son lit de douleur, Rastignac le veille et obtient d'un ami étudiant en médecine, Bianchon, qu'il lui donne un coup de main. Bianchon, très curieux d’approfondir ses connaissances médicales, demande à Rastignac de surveiller l’agonie du malade et de bien noter ses déclarations : « s’il s’occupe de matérialités ou de sentiment ; s’il calcule, s’il revient sur le passé », car, poursuit Bianchon, il arrive que « le cerveau recouvre quelques unes de ses facultés, et la mort est plus lente à se déclarer ».

            Tout au long de l’agonie de Goriot, Balzac se montre très attentif au rôle primordial tenu par le cerveau et parle du « combat qui se livrait entre la mort et la vie dans une machine qui n’avait plus cette espèce de conscience cérébrale d’où résulte le sentiment du plaisir et de la douleur pour l’être humain. » Un peu plus loin, quand Goriot rouvre les yeux, l’une de ses filles, présente à ses côtés, reprend espoir, mais il s’agit d’un simple geste convulsif. Le cerveau a cessé de fonctionner.

            Le Père Goriot nécessiterait, à différents moments de la vie, une relecture régulière, qui seule permettrait d’en saisir toute la portée. A chaque fois, le lecteur y trouverait des éléments d’observation et de réflexion qui lui avaient échappé précédemment.

 

Le Père Goriot, de Balzac, 1835, collections Folio, Garnier et Le Livre de Poche.

 

29/09/2014

Guillaume II, le dernier empereur allemand, de Charles Zorgbibe

Un souverain brillant, mais brouillon

Guillaume II,

le dernier empereur allemand

Le livre de Chalres Zorgbibe permet de mieux saisir la personnalité de Guillaume II. Né avec un bras atrophié, le Kaiser dut faire preuve d’énergie et de volonté pour surmonter son handicap. Il ne fut pas le va-t-en-guerre que l’on pourrait croire, mais, du fait de son caractère instable, il joua avec le feu.

            La scène se passe dans les années 1890. Le conseiller Knesebeck, du cabinet de l’impératrice allemande, est invité pour une croisière à bord du Hohenzollern, le yacht du couple impérial. Il est installé dans sa cabine quand il reconnait la voix de Guillaume II. Le Kaiser va et vient sur le pont et parle à voix haute. Il s’exprime alternativement en français, en anglais et en italien, et se livre à une analyse de la situation politique, abordant aussi bien les débats au Reichstag que ses relations avec les autres monarques européens. De sa cabine, Knesebeck ne peut apercevoir l’interlocuteur du Kaiser. Il s’agit vraisemblablement d’une haute personnalité, peut-être un lord anglais ou un grand-duc russe. Une fois que Guillaume II et son interlocuteur ont disparu, Knesebeck sort de sa cabine pour se renseigner. Il aperçoit un marin auquel il demande l’identité du mystérieux interlocuteur de l’empereur. Le marin esquisse un sourire et répond : « Mais c’est le pilote que nous avons embarqué à Bari pour Corfou ».

           guillaume 2,le dernier empereur allemand,charles zorgbibe Cette anecdote est révélatrice du caractère de Guillaume II. C’est une personnalité brillante, ayant de l’esprit, capable de passer d’un sujet à l’autre et d’une langue à l’autre, mais c’est aussi un homme brouillon, impulsif, terriblement bavard, et capable de se confier au premier venu.

            Le livre de Charles Zorgbibe contient de nombreux faits permettant de comprendre qui était Guillaume II : l’homme n’était pas fou, mais d’un caractère instable.

            Il était né avec un bras atrophié, handicap gênant pour un homme destiné à régner sur un peuple militarisé. Il fut élevé à la dure et des méthodes brutales lui furent imposées pour surmonter son infirmité. A force d’énergie et de volonté, Guillaume réussit à devenir un tireur, un nageur et un cavalier de qualité.

            Devenu empereur allemand et roi de Prusse, Guillaume Il se heurte au chancelier de Bismarck. Le nouveau souverain est un jeune homme de vingt-neuf ans, et il ne supporte pas la tutelle exercé par le vieil homme. Imprégné de social-protestantisme, il veut marquer son avènement par de grandes réformes, comme l’instauration d’un jour de repos hebdomadaire. Mais, pour Bismarck, il n’en est pas question. Le chancelier, excédé, finit par démissionner, et lui qui était un fervent partisan de la toute puissance du pouvoir impérial, se met sur le tard à découvrir des vertus au parlementarisme.

Le récit hallucinant

de la signature du traité de Björko

            Guillaume se heurte aussi à sa mère Victoria, que l’on appelle Vicky et qui est la fille de la reine Victoria d’Angleterre. Il ne partage pas ses idées libérales, sa mère étant, il est vrai, plus anglaise qu’allemande. Même s’il est plus ou moins brouillé avec elle, Guillaume a le sens de la famille. Il se permet d’écrire à sa grand-mère Victoria pour lui donner des conseils sur l’usage de la flotte britannique. Avec Nicolas II, plus jeune et moins brillant que lui, il joue au grand frère ; il l’inonde de recommandations et finit par l’irriter.

            Le récit de la  signature du traité de Björko est hallucinant. Alors que l’alliance franco-russe a été conclue, ainsi que l’Entente cordiale, ce 24 juillet 1905 Nicolas II est à bord de son yacht « L’Etoile polaire » qui mouille dans les eaux du golfe de Finlande, quand Guillaume II, qui croise à proximité, se présente à lui. En l’absence de leurs ministres, les deux cousins ont un entretien. Et là, l’impossible se produit. Se montrant très persuasif, le Kaiser réussit à retourner le tsar. Willy sort de sa poche un projet de traité d’alliance entre leur deux pays et convainc Nicky de le signer. Quelques jours plus tard, la Russie autocratique dénoncera le traité signé par son tout puissant tsar, le document étant en totale contradiction avec l’alliance franco-russe.

            Zorgbibe nous livre aussi le compte-rendu détaillé de la visite de Guillaume II au Vatican, en 1902. Le courant passe bien entre le Kaiser, souverain protestant, et Léon XIII, grand pape réformateur. Le souverain pontife se livre à son visiteur : « Vos principes de gouvernement, je les connais et je les ratifie. […] J’ai fait un rêve : vous empereur d’Allemagne, vous receviez de moi, pape Léon XIII, la mission de combattre les idées socialistes et athées, et de ramener l’Europe au christianisme. »

            Sous son règne, Guillaume entretient une obsession : la flotte. Il veut disposer d’une marine de guerre capable de rivaliser avec l’Angleterre. Il multiplie le nombre de navires de ligne, jusqu’à inquiéter les Britanniques sur ses intentions.

Guillaume paye pour

la faute commise par Bismarck

            Guillaume II est un être inconséquent et l’Allemagne joue avec le feu. En 1909, quand la situation devient explosive dans les Balkans, Berlin hausse le ton vis-à-vis de la Russie, qui se veut la championne de la cause slave. Un ultimatum est adressé à Saint-Pétersbourg et, contre toute attente, le tsar cède aux exigences allemandes. Comme le fait remarquer Zorgbibe, la passivité de la Russie en 1909 aveuglera les puissances centrales et leur fera croire, en 1914, que l’histoire allait se répéter. Elles penseront à tort que le tsar allait à nouveau céder dans l’affaire des Balkans.

            Cependant, quand l’orage menace d’éclater au cœur de l’été 1914, le Kaiser ne se montre pas le va-t-en-guerre que l’on pourrait croire, il cherche un règlement pacifique à la crise. Quand les opérations militaires commencent, c’est lui qui, officiellement, prend le commandement en chef de l’armée allemande. Dans la réalité, affaibli nerveusement, il est vite dépassé par les événements et s’en remet aveuglement à ses généraux. En 1918, quand l’Allemagne est battue, le Kaiser déchu est poursuivi par les puissances alliées qui entendent le traduire en justice. Il trouve refuge aux Pays-Bas, qui refusent de l’extrader.

            Chose étonnante, par moment, durant son règne, Guillaume II, qui d’ailleurs parlait parfaitement le français, caressa l’espoir d’une entente avec la France. Mais, d’une certaine manière, c’est lui qui paya la faute originelle commise par Bismarck en 1871, l’annexion de l’Alsace-Lorraine, qui rendait impossible toute entente avec Paris.

            Le lecteur peu connaisseur de l’histoire européenne des années 1900 sera peut-être perdu dans l’écheveau des relations diplomatiques exposées par Zorgbibe, mais la présence de nombreux dialogues, en fait des minutes d’entretien, rendent le livre vivant et, somme toute, facile à lire. On peut seulement regretter que l’éditeur n’ait pas cru nécessaire d’ajouter un cahier photos qui aurait permis d’illustrer les propos du biographe.

            Une fois le livre refermé, le lecteur saisit mieux la personnalité complexe de Guillaume II, dernier empereur allemand.

 

Guillaume II, le dernier empereur allemand, de Charles Zorgbibe, 2013, éditions de Fallois.