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16/02/2015

La Vraie Vie du capitaine Dreyfus, de Laurent Greilsamer

Dans la peau d’Alfred Dreyfus

La Vraie Vie du capitaine Dreyfus

Le livre de Laurent Greilsamer n’est pas un livre supplémentaire sur l’Affaire, mais une brève et originale biographie d’Alfred Dreyfus. Le lecteur se met dans la peau du capitaine, vit les événements de son point de vue et partage son calvaire à l’île du Diable.

            Le samedi 13 octobre 1894, dans la journée, un officier d’ordonnance sonne au domicile du capitaine Alfred Dreyfus, au 6 de l’avenue du Trocadéro, et lui remet la convocation suivante :

            « Le général de division, chef d’état-major général de l’armée, passera l’inspection de MM. les officiers stagiaires dans la journée du lundi 15 octobre courant. M. le capitaine Dreyfus, actuellement au 39e régiment d’infanterie de Paris, est invité à se présenter à cette date et à 9 heures du matin au cabinet de M. le chef d’état-major général de l’armée, tenue bourgeoise. »

            Dreyfus ne peut évidemment pas se douter que sa vie basculera ce lundi 15 octobre à 9 heures. Il ne sortira pas libre de sa convocation, il sera arrêté pour haute trahison et sera envoyé au bagne.

 la vraie vie du capitaine dreyfus,laurent greilsamer,dreyfus           La Vraie Vie du capitaine Dreyfus, de Laurent Greilsamer, n’est pas un livre supplémentaire sur l’Affaire, mais une biographie d’Alfred Dreyfus. Le lecteur est invité à se mettre dans la peau du capitaine et à vivre le déroulé des événements en voyant les choses de son point de vue.

            Alfred Dreyfus est né en 1859 dans une famille juive d’Alsace. Son père est un riche industriel. En 1871, quand l’Allemagne annexe l’Alsace-Lorraine, les Dreyfus optent pour la France. Dans la famille, on est profondément patriote et républicain.

            Le jeune Alfred Dreyfus est doué en mathématiques. Il est reçu à Polytechnique. A sa sortie de l’école, il est affecté dans l’artillerie. Ses supérieurs sont satisfaits de lui et lui mettent de bonnes notes. Une seule réserve revient régulièrement : l’intonation de sa voix est mauvaise ; probablement est-ce lié à son fort accent alsacien. En tout cas, il est promis à une carrière brillante et est admis à devenir stagiaire à l’Ecole supérieure de guerre. Il entre dans le saint des saints, l’état-major général de l’armée. Le général de Boisdeffre, nouveau chef d’état-major général, est impressionné par ses qualités. Il le note favorablement et écrit de lui qu’il « fera un bon officier d’état-major. »

            Lorsqu’il se rend à sa convocation le 15 octobre 1894, Dreyfus se demande peut-être pourquoi il lui a été expressément demandé de se présenter en tenue bourgeoise, alors qu’il est inhabituel qu’un officier, dans le cadre du service, soit habillé en civil à l’Ecole militaire. Ce jour-là, quand il est arrêté, Dreyfus ne sait pas précisément ce qui lui est reproché. Il est mis au secret à la prison du Cherche-Midi, où il est complètement coupé du monde, y compris de ses proches. Il croit devenir fou. Il pleure et rit alternativement. Il sent que son cerveau s’en va.

            Deux semaines plus tard, le 29 octobre, Dreyfus a pour la première fois entre les mains une copie du fameux bordereau qu’il est accusé d’avoir écrit et remis à l’ambassade d’Allemagne. Il est soulagé, cette écriture n’est bien sûr pas la sienne, il va pouvoir prouver son innocence.

            Le 19 décembre, son procès s’ouvre à huis-clos. A l’audience, Dreyfus marque des points. Il est convaincu qu’il va être acquitté. Et pourtant le conseil de guerre, à l’unanimité, le reconnait coupable du crime de haute-trahison et le condamne à la peine de déportation.

L’administration a programmé

la mort de Dreyfus au bagne,

de « cause naturelle » si possible

            Presqu’aussitôt, le parlement vote une loi qui, appliquée rétroactivement, autorise à transformer en bagne l’île du Diable, au large de Cayenne. Dreyfus y est envoyé. Il y vit un véritable calvaire. Tout est fait pour qu’il meure le plus vite possible, et, de préférence, de « cause naturelle ». Ses conditions de détention peuvent faire penser à celles des détenus de la base de Guantanamo dans les années 2000. Ainsi sa couchette est éclairée en permanence, et lui-même est mis aux fers. L’hygiène est déplorable, il est atteint de fièvres et perd ses dents. A force de solitude, il commence même à perdre l’usage de la parole. Ses jours sont comptés. L’administration en est tellement convaincue qu’elle a tout organisé dans cette perspective. Dès que son décès aura été constaté, son corps sera embaumé et un moulage de son visage sera exécuté. Mais Dreyfus ne meurt pas, il résiste. Certes il a peur d’être oublié dans son oubliette de l’île du Diable, mais en même temps il garde la foi. Il croit en la France, en son armée, en ses chefs. Sa religion, c’est la foi en la nation.

            Quand en 1899 il est enfin sorti de son bagne et qu’il apprend l’ouverture prochaine d’un procès en révision, Dreyfus est convaincu qu’il le doit au général de Boisdeffre, qui très certainement sera intervenu en sa faveur. Il lui écrit pour lui exprimer sa profonde gratitude. C’est seulement arrivé en France que le capitaine découvre l’existence de ce qu’il est convenu d’appeler l’affaire Dreyfus. Pendant sa captivité, sa cause a été médiatisée et a pris des proportions gigantesques. C’est devenu l’Affaire, avec un « A » majuscule, qui déchaine les passions des Français et divise la  nation. Dans sa prison, Dreyfus était coupé de toute information. C’est seulement maintenant qu’il se rend compte qu’il a l’armée contre lui. Non seulement le général de Boisdeffre n’a rien fait pour l’aider, mais il est l’un de ses principaux accusateurs. Un monde s’effondre dans l’esprit d’Alfred Dreyfus.

            A Rennes, à l’issue du procès en révision, Dreyfus est à nouveau condamné, mais les circonstances atténuantes lui sont cette fois reconnues. Au vu de sa santé chancelante, son frère Mathieu, à l’origine du combat en sa faveur, le presse d’accepter la grâce que lui offre le gouvernement. Mais accepter la grâce, n’est-ce pas d’une manière implicite reconnaitre sa culpabilité ? Très affaibli physiquement, Alfred Dreyfus donne son accord et recouvre la liberté. Son attitude choque parmi les Dreyfusards les plus prestigieux ; Péguy considère qu’il aurait dû refuser la grâce et ne se gêne pas pour souligner dans sa revue la prétendue faiblesse du capitaine. En somme, Dreyfus n’était plus un homme, il était devenu un symbole et, à ce titre, ne s’appartenait plus.

            Dreyfus est même victime d’un attentat. En 1908, lors d’une cérémonie au Panthéon, un homme tire sur lui. Devant la Cour d’assises, l’auteur des faits dira ne pas avoir tiré sur Dreyfus mais sur le dreyfusisme.

            La Vraie Vie du capitaine Dreyfus est une biographie brève et originale. Elle est très facile à lire et devrait plaire, même à ceux qui ne sont pas férus d’histoire.

 

La Vraie Vie du capitaine Dreyfus, de Laurent Greilsamer, 2014, éditions Tallandier.

02/02/2015

Tout Maigret, tome 1, de Simenon

Le plus célèbre policier de France entre en scène

Tout Maigret

tome 1

Le tome un de l’intégrale de Maigret contient les huit premières enquêtes du commissaire, publiés en 1930-31. Le talent de Simenon éclate dans Le Chien jaune, qui se déroule à Concarneau. Le style est incisif et fluide. Il n’y a pas un mot en trop. Les romans valent pour leur intrigue, mais aussi pour leur atmosphère. Le lecteur y découvre une France aujourd’hui disparue, avec ses petits hôtels, ses ports et ses bas-fonds.

            La collection Omnibus a eu l’heureuse idée de rééditer l’intégrale de Maigret, soit soixante-quinze romans, auxquels s’ajoutent les nouvelles. L’ensemble est présenté dans l’ordre chronologique d’écriture.

            Le premier tome regroupe les huit premiers romans dont le commissaire est le héros. Ils ont été publiés en 1930 et 1931.

            Se plonger dans les Maigret est un véritable plaisir qui s’offre à qui sait le saisir. Les romans sont courts, l’action démarre immédiatement et il n’y a pas de longues descriptions. Les intrigues sont captivantes, elles peuvent donner l’impression de se ressembler entre elles, mais sont à chaque fois différentes.

  maigret,simenon, tout maigret          Le premier Maigret écrit par Simenon s’intitule Pietr le Letton. Comme tous les Maigret il se dévore, bien que ce ne soit pas le meilleur de la série. Il permet en tout cas de faire connaissance avec le commissaire. C’est un homme solide, capable d’affronter les enquêtes les plus difficiles. Jules Maigret est grand, il mesure un mètre quatre-vingt (sa taille est précisée par Simenon dans un épisode ultérieur publié dans le tome deux de l’intégrale.) Son corps est énorme et osseux. Dès qu’il fait chaud, il a tendance à transpirer. Simenon nous précise que Maigret ne ressemble pas aux policiers tels que la caricature les a popularisés, du fait qu’il ne porte pas de moustache. Comme la plupart des cadres de la police au début des années trente, et contrairement à ce que le lecteur pourrait s’imaginer, il ne porte pas un feutre mou, mais un chapeau melon. Il reste fidèle aux chemises à faux col, porte un pardessus au col de velours, et fume la pipe. Dans les premiers épisodes il appartient à la Sûreté nationale, qu’il quitte ensuite pour la Police judiciaire, sise Quai des Orfèvres, auquel ses enquêtes apporteront la célébrité.

            Pietr le Letton et Le Charretier de la Providence sont les deux premiers Maigret écrits par Simenon et, fort logiquement, ce sont les deux premiers romans présentés dans le tome un de l’intégrale. Mais, en 1931, l’éditeur Fayard démarra la collection avec la publication de Monsieur Gallet, décédé et Le Pendu de Saint-Pholien, deux romans au caractère plus abouti que les précédents.

Dans Le Chien jaune,

le lecteur subit le crachin et la tempête

en même temps que Maigret

            C’est dans Le Chien jaune, sixième roman rédigé par Simenon et publié par Fayard, qu’éclate le talent du romancier. Dès les premières lignes, Simenon plante le décor. Il le fait en quelques mots et avec une économie de moyens : « Vendredi 7 novembre. Concarneau est désert. […] Le vent s’engouffre dans les rues, où l’on voit parfois quelques bouts de papier filer à toute allure au ras du sol. Quai de l’Aiguillon, il n’y a pas une lumière. Tout est fermé. Tout le monde dort. […] La porte de l’hôtel de l’Amiral s’ouvre. Un homme paraît. La tempête le happe, agite les pans de son manteau, soulève son chapeau melon qu’il rattrape à temps et qu’il maintient sur sa tête tout en marchant. […] Une lueur tremble, très brève. [L’homme] vacille, se raccroche au bouton de la porte. N’a-t-on pas entendu un bruit étranger à la tempête ? [Le noctambule] s’étale sur le sol, au bord du trottoir, la tête dans la boue du ruisseau. » Simenon se révèle très fort pour installer une atmosphère. Il aime les ports avec leurs bas-fonds, les petits hôtels de province et les cafés à l’air enfumé. Tout cela transparaît dans Le Chien jaune. Le roman eut un tel impact, que les propriétaires de l’hôtel Le Clinche à Concarneau, dont Simenon s’était inspiré, demandèrent l’autorisation à l’auteur, qui la leur accorda, de rebaptiser leur établissement hôtel de l’Amiral.

            Dans Le Chien jaune, le lecteur subit le crachin breton et la tempête en même temps que les personnages, de même que, dans Monsieur Gallet, décédé il transpire en compagnie du commissaire, qui, du fait de sa corpulence, supporte mal la chaleur de ce mois de juillet, au cours de son séjour dans une auberge des bords de Loire. Au total, Maigret passe peu de temps à Paris et se retrouve souvent à enquêter en province.

            Au cours de ses enquêtes, Jules Maigret ne force pas sa nature et ne cherche pas à se montrer sympathique. Il n’est pas toujours très aimable, abuse du tutoiement, et se montre quelques fois condescendant, notamment auprès de ses subordonnés et de ses collègues, sûr qu’il est de sa supériorité intellectuelle. Et pourtant, il est profondément humain. Plongé dans un milieu social à chaque fois différent, il fait preuve de beaucoup d’empathie et arrive à se mettre dans la peau de chaque suspect qu’il interroge, pour savoir, comme on dit familièrement, ce qu’il a dans le ventre. Maigret fonctionne à l’intuition en essayant de comprendre les motifs qui auraient pu pousser tel suspect à agir. En cela, il est différent d’un Hercule Poirot qui est beaucoup plus cérébral. Avec sa méthode fondée sur l’intuition, Maigret peut paraître beaucoup plus proche de la réalité et des manières d’agir des vrais policiers. Bien sûr, le lecteur peut rester sceptique quand, dans La Tête d’un homme, il voit Maigret organiser l’évasion d’un détenu, afin de faire avancer son enquête. Mais Simenon, comme tout romancier, s’autorise à prendre quelques libertés avec la réalité.

Selon Simenon,

l’important dans une phrase,

c’est l’ordre des mots

            Simenon écrit dans un style journalistique, mais dans un très bon style journalistique. Il n’y a jamais un mot en trop. Quand l’auteur délivre une information, le lecteur a intérêt à en prendre note, car elle ne sera pas redonnée par la suite. Simenon n’a pas pour habitude de se répéter, ni d’écrire pour ne rien dire, son style n’est pas boursouflé. La lecture d’une enquête de Maigret ne doit donc pas s’étaler sur un laps trop long de temps, sous peine d’oublier, en cours de route, des éléments donnés par Simenon au début du roman. L’idéal est de lire un Maigret en quelques jours, voire d’une traite en quelques heures. Ce qui peut se faire sans difficulté, puisque les enquêtes se dévorent

            Donc, le style de Simenon est incisif et fluide. Jamais le lecteur ne se dit : « Tiens ! je n’ai pas bien compris cette phrase, je vais la reprendre… » La clarté est toujours présente. Simenon disait : « L’important dans une phrase, c’est l’ordre des mots. ». Ses livres pourraient être donnés en modèle à tous les élèves d’écoles de journalisme, et même à tous les écoliers en général, pour apprendre à rédiger avec clarté.

            Le résultat est d’autant plus impressionnant que Simenon travaillait vite. En 1930-31, il écrivait au moins un Maigret par trimestre, sans vraiment se répéter d’un roman à l’autre, même si on retrouve des similitudes, par exemple la présence de personnages de marins, récurrents dans l’œuvre de Simenon.

            Enfin, les Maigret, publiés dans le tome un de l’intégrale Omnibus, offrent un témoignage irremplaçable sur la France des années trente. Le lecteur plonge dans un monde aujourd’hui disparu : il n’y pas de grands ensembles ni de supermarchés, et, bien sûr, Internet et le téléphone mobile n’ont pas fait leur apparition. C’est un petit peu le monde d’avant la standardisation et la mondialisation.

            Après avoir achevé le tome un de l’intégrale (qui contient un cahier photos présentant les « coulisses » des principales enquêtes), le lecteur ne ressent aucune lassitude, le plaisir étant sans cesse renouvelé. Il sera devenu un familier du commissaire, presque son ami. Dès lors, il n’a qu’une envie : attaquer le tome deux, qui contient notamment L’Affaire Saint-Fiacre, dans lequel Simenon évoque les origines familiales de Maigret.

 

Tout Maigret, tome 1, de Georges Simenon, 2007, collection Omnibus :

  • Pietr  le Letton, 1930 ;

  • Le Charretier de la Providence, 1930 ;

  • Monsieur Gallet, décédé, 1930 ;

  • Le Pendu de Saint-Pholien, 1930 ;

  • La Tête d’un homme, 1931 ;

  • Le Chien jaune, 1931 ;

  • La Nuit du carrefour, 1931 ;

  • Un crime en Hollande, 1931.

19/01/2015

La Mort est mon métier, de Robert Merle

Mémoires du commandant d’Auschwitz

La Mort est mon métier

Sous forme de fiction, Robert Merle livre ce qu’auraient pu être les souvenirs du commandant du camp d’Auschwitz. Rebaptisé Rudolf Lang, l’officier SS raconte comment il a procédé à l’extermination des juifs. Véritable industriel de la mort, il n’a été confronté à aucun cas de conscience. La Mort est mon métier aide à comprendre l’incompréhensible.

            Ce livre est de caractère hybride. C’est à la fois un roman et un document. Robert Merle s’est inspiré de l’entretien qu’eut, en 1945, un psychologue américain avec Rudolf Hœss, commandant du camp d’Auschwitz. A partir d’un compte-rendu, l’auteur a accompli un travail d’imagination pour se mettre dans la peau de l’officier SS et rédiger ce qu’auraient pu être ses mémoires. Mais, parce qu’il s’agit malgré tout d’une œuvre de fiction, Robert Merle a changé certains noms et a rebaptisé Rudolf Hœss en Rudolf Lang. Et c’est donc Rudolf Lang qui est le narrateur de sa propre histoire. Dans ce roman, Robert Merle fait œuvre d’historien en ce sens qu’il nous fait comprendre comment le crime a été rendu possible.

 la mort est mon métier,robert merle           Dans sa préface, Robert Merle met tout de suite les choses au clair : il serait trop facile de dire qu’à Auschwitz c’est le démon qui fut à la manœuvre et de s’en tenir à cette seule explication. Merle poursuit : « Qu’on ne s’y trompe pas : Rudolf Lang n’était pas un sadique. Le sadisme a fleuri dans les camps de la mort, mais à l’échelon subalterne. Plus haut, il fallait un équipement psychique très différent. » Et c’est cet équipement psychique que Robert Merle démonte au fil du livre.

            La première moitié du roman est entièrement consacrée aux jeunes années de Rudolf Lang, de 1913 à 1934. Le petit Rudolf est né dans une famille catholique. Son père lui inculque l’esprit d’obéissance et la crainte du péché. A l’âge de treize ans, il perd la foi. En 1916, à seize ans, il rencontre un jeune lieutenant de cavalerie qui l’hypnotise en lui faisant cette révélation : « Il n’y a qu’un péché, Rudolf, écoute-moi bien. C’est de ne pas être un bon Allemand. Voilà le péché ! »

            Le garçon s’enfuit de chez lui et s’engage dans l’armée. Sa bravoure et son esprit d’obéissance font merveille. Il sert en Asie mineure. Son allié turc liquide un village arabe. Tout étonné, Rudolf objecte : « Mais ce village était innocent ! » Le Turc rétorque : « Il n’y a pas de place en Turquie pour les Arabes et les Turcs. […] Si tu es piqué par une puce, est-ce que tu ne les tues pas toutes ? »

            Sous la République de Weimar, Rudolf Lang travaille dans l’industrie. C’est un ouvrier consciencieux qui obéit aux ordres, qui fait son devoir sans rechigner, et surtout qui tient la cadence. Il se met même, dit-il, « à travailler aveuglément, parfaitement, comme une machine. » Il adhère au parti nazi. Il s’y épanouit pleinement : « J’éprouvais un profond sentiment de paix. J’avais trouvé ma route. Elle s’étendait devant moi, droite et claire. Le devoir, à chaque minute de ma vie, m’attendait. »

Lang ne parle pas de juifs,

mais d’unités à traiter

            Rudolf Lang est repéré par le Reichsführer Himmler qui fait de lui un officier de la SS. Lang est tout dévoué à son chef : « On n’avait plus de cas de conscience à se poser. Il suffisait d’être fidèle, c’est-à-dire d’obéir. Notre devoir, notre unique devoir était d’obéir. » Il est devenu un être sans conscience, complètement déshumanisé, qui s’en remet entièrement à Himmler. Quand le Reichsführer le charge, en tant que commandant d’Auschwitz, de procéder à l’extermination des juifs, Lang soulève des objections. Oh, ce n’est pas de liquider des juifs qui le tracasse, d’ailleurs Lang ne parle pas de juifs ni d’êtres humains, mais d’unités à traiter ; ce qui le préoccupe, c’est de ne pas atteindre le rendement fixé. Il estime l’objectif chiffré trop élevé et s’en ouvre à ses supérieurs : « Si je me base sur le chiffre global de 500 000 unités pour les six premiers mois, j’aboutis à une moyenne de 84 000 unités environ par mois, soit environ 2 800 unités à soumettre par vingt-quatre heures au traitement spécial. C’est un chiffre énorme. »

            Mais, parce qu’il est un soldat obéissant et dévoué à ses chefs, Rudolf Lang se démène pour atteindre l’objectif fixé. C’est un subordonné froid et zélé, qui s’acquitte de sa tâche sans être confronté au moindre cas de conscience. Il travaille beaucoup. Il part le matin à sept heures et rentre à la maison vers dix, onze heures du soir. Il fait preuve d’une réelle efficacité pour se montrer digne de la confiance qu’Himmler a placée en lui. Rudolf Lang est un industriel de la mort.

            La Mort est mon métier peut laisser une impression de malaise. Des esprits bien-pensants déploreront que ce livre ne laisse entrevoir aucune lueur d’espoir. Mais y en avait-t-il à Auschwitz ? La Mort est mon métier aide à comprendre l’incompréhensible. Publié quelques années après la guerre, en 1951, il illustre ce qu’Hannah Arendt allait appeler la banalité du mal.

 

La Mort est mon métier, de Robert Merle, 1952, avec une préface de l’auteur, 1972, collection Folio.