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04/12/2017

Salammbô, de Flaubert

Péplum littéraire

Salammbô

Dans ce roman d’aventure et d’évasion, Flaubert ressuscite la Carthage de l’Antiquité. La cité punique est assiégée par des mercenaires dont le chef convoite Salammbô, fille d’Hamilcar, l’un des principaux magistrats carthaginois. Même si les descriptions sont nombreuses, le lecteur passe un bon moment en compagnie des personnages et se passionne pour ce récit rempli de scènes d’atrocités.

            Il y eut au XIXe siècle une vague de romans historiques ayant pour cadre l’Antiquité, parmi lesquels Le Roman de la momie, de Théophile Gautier. C’est ce livre-ci qui aurait donné à Flaubert l’idée de se plonger à son tour dans l’Antiquité. Il choisit pour théâtre de son histoire la Carthage du IIIe siècle avant Jésus-Christ, c’est-à-dire l’orgueilleuse cité des Guerres puniques qui tint tête à Rome. Fidèle à sa méthode, il lut de nombreux livres sur le sujet, et, en 1858, il fit un voyage en Tunisie. Il se rendit sur les ruines de Carthage afin de mieux s’imprégner de son sujet. La gestation fut encore longue et difficile, et occupa Flaubert pendant plusieurs années. Le livre fut achevé en 1862. A sa sortie, il fut vivement critiqué par les spécialistes, mais rencontra le succès.

   salammbô,flaubert         La description que Flaubert fait de Carthage est particulièrement réussie. Pour plus de clarté, un plan de la ville est placé en tête du livre. Le lecteur n’a aucun mal à imaginer la cité au bord de la mer et à visualiser les différentes ceintures de murailles, les temples, les jardins d’Hamilcar et l’aqueduc, copié sur les Romains, lequel joue un rôle capital dans l’histoire. La Carthage de Flaubert ne se résume cependant pas à ses monuments, elle est pleine de vie et grouille d’animation.

            « C’était à Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d’Hamilcar. » Telle est la phrase d’ouverture de roman de Flaubert. Donc, ce jour-là, dans les jardins d’Hamilcar, un grand banquet est donné pour célébrer le jour anniversaire de la victoire en Sicile. Des milliers de mercenaires y participent. Ils sont allongés sur des coussins, accroupis ou debout contre des arbres. Des viandes leur sont servies et le vin coule à flot. Ils attendent le versement de leur solde. Or, la République, épuisée par la guerre, rechigne à payer. Pour tromper leur attente, elle a organisé ce festin et a expressément choisi le palais d’Hamilcar pour les recevoir. C’est une manière pour le Conseil de se venger d’Hamilcar, chef du Parti de la guerre ; car les Mercenaires entendent bien être payés. « Hamilcar, précise Flaubert, leur avait fait des promesses exorbitantes, vagues il est vrai, mais solennelles et réitérées. »

            Les Mercenaires ont des sentiments ambigus à l’égard de Carthage : « Ils l’admiraient, ils l’exécraient, ils auraient voulu tout à la fois l’anéantir et l’habiter. » Leur chef se nomme Mâtho ; ce Lybien est obsédé par le visage de Salammbô depuis qu’il l’a aperçue dans les jardins d’Hamilcar son père. Dès lors il veut conquérir Carthage afin de posséder Salammbô, tous deux finissant par se confondre dans son esprit. Mâtho, écrit Flaubert, « était jaloux de cette Carthage enfermant Salammbô, comme quelqu’un qui l’aurait possédée. » Guidé par Spendius le Grec, il quitte le campement des Mercenaires et pénètre de nuit dans la cité en s’introduisant par l’aqueduc. Les deux hommes entrent dans le temple de Tanit et y volent le zaïmph, le voile sacré des Carthaginois. Or le zaïmph est censé donner la victoire à celui qui le possède.

            On peut quasiment dire que le zaïmph est à Flaubert ce que le McGuffin est à Hitchcock : un objet que les protagonistes se disputent et qui sert de prétexte au déroulement de l’intrigue. Une fois le zaïmph dérobé, les Carthaginois mettront tout en œuvre pour le récupérer.

Le chapitre le plus atroce

est celui consacré aux sacrifices de petits garçons

            Les scènes de bataille son nombreuses et haletantes. Elles sont presqu’en cinémascope, avec leurs cavaliers, leurs fantassins, leurs catapultes et surtout leurs éléphants qui, sur leur passage, écrasent les combattants adverses. Flaubert ne nous épargne aucune cruauté : les têtes tombent ; les cervelles sautent ; on marche dans le sang des cadavres ; pour survivre on pratique le cannibalisme ; et après la bataille les Carthaginois prennent plaisir à mutiler méthodiquement les prisonniers.

            Le chapitre le plus atroce est celui consacré aux sacrifices de petits garçons, que pratiquent les Carthaginois pour apaiser la colère de Moloch-le-Dévorateur, alors que la ville assiégée souffre de la sécheresse. Sur décret des Anciens, des petits garçons sont enlevés à leurs parents pour être donnés en sacrifice. Le jour de la cérémonie, la statue de Baal est ôtée de son temple et installée sur la place, face à la population rassemblée. Les enfants, enveloppés de voiles noirs, sont placés en cercle autour de la statue, laquelle est une espèce de machine infernale. Une fois que le grand-prêtre de Moloch a dit les paroles rituelles, un homme paraît et offre un enfant à la divinité. Il le pousse dans l’ouverture et les bras articulés de la statue se referment. Un panache noir de fumée s’élève alors. Et la cérémonie continue. A la fin de la journée, plusieurs dizaines d’enfants auront été jetés en sacrifice dans la fournaise.

A la sortie du livre, Sainte-Beuve

fut très dur dans sa critique

            Flaubert ne délivre aucun message moral ou religieux. La société antique telle qu’il la voit n’a rien de civilisé, du moins au sens où nous l’entendons nous-mêmes. Les Carthaginois ne sont guidés que par leurs propres intérêts. Son avarice aura conduit la cité punique à ne pas respecter la parole donnée aux Mercenaires pour le règlement de leurs soldes. Carthage n’épargne pas non plus les villes voisines : « Elle exténuait ces peuples, écrit Flaubert. Elle en tirait des impôts exorbitants. » Au moindre revers dans la fortune de Carthage, ses voisins, dont Tunis, n’hésiteront pas à la lâcher.

            Les Carthaginois sont tellement méfiants qu’ils suspectent les réussites individuelles. Selon Flaubert, « Le génie politique manquait à Carthage. » Pour éviter la tentation du pouvoir personnel, il n’y a pas un seul chef à la tête de la cité, mais deux magistrats appelés sulfètes, dont Hamilcar, chef du Parti de la guerre, qui est sulfète-de-la-mer.

             A la sortie du livre, Sainte-Beuve fut très dur dans sa critique. Il fit la leçon à Flaubert en écrivant : « On la restitue, l’Antiquité, on ne le ressuscite pas. » Précisément, Flaubert a su éviter l’écueil d’une restitution archéologique qui eût été froide et déshumanisée. Il a voulu rendre son récit probable, mais, chez lui, l’harmonie prime l’archéologie. Contrairement à ce que lui reprocha Sainte-Beuve, le génie de Flaubert est d’avoir voulu ressusciter l’Antiquité et d’avoir fait de ses personnages des êtres de chair. Peut-être peut-on lui reprocher un abus de descriptions dans ce roman. Mais si le lecteur les accepte, alors il passe un bon moment et finit par se passionner pour Salammbô, Hamilcar, Mâtho et Spendius. Il est admirable que le même auteur ait su autant varier les genres au cours de sa carrière d’écrivain. Flaubert est passé du roman dit réaliste, avec Madame Bovary, au roman d’aventure et d’évasion, avec Salammbô. Dans ce livre il fait preuve d’une grande capacité d’innovation. Salammbô n’a rien à envier aux plus grands péplums tournés dans les années cinquante et soixante.

   

PS : Salammbô a grandement inspiré Les Aventures d’Alix, de Jacques Martin, aux éditions Casterman, certains passages du roman étant repris dans les albums Le Tombeau étrusque et Le Sceptre de Carthage.

 

Salammbô, de Flaubert, 1862, collection Folio.

 

 

13/11/2017

La Belle Equipe, de Duvivier

Film pessimiste sur la classe ouvrière

La Belle Equipe

Trois chômeurs, Gabin en tête, ouvrent une guinguette qu’ils gèrent sous forme de coopérative. Ils réalisent le vieux rêve de nombre d’ouvriers d’être leurs propres patrons. Sans être une œuvre engagée, La Belle Equipe permet de saisir l’esprit du Front populaire. On y retrouve le pessimisme de son réalisateur, Julien Duvivier.

            A l’automne 1935, La Bandera, de Julien Duvivier, sortit dans les salles parisiennes. Pour la première fois, le nom de Jean Gabin, et son nom seul, figurait en haut de l’affiche. Le film eut un succès tel, qu’en quelques semaines Gabin devint l’acteur le plus populaire du cinéma français. Désormais, sa seule présence en tête d’un générique allait suffire à rassurer les producteurs hésitants.

    la belle equipe,duvivier,gabin,vanel,viviane romance,aimos,charpin            C’est dans ce contexte que Duvivier et son scénariste Charles Spaak eurent l’idée de La Belle Equipe, dont ils écrivirent le scénario : trois camarades, ouvriers en chômage, achètent un billet de la Loterie nationale (qui a été instituée récemment) et gagnent le gros lot ; plutôt que de répartir le gain en trois parts, ils décident de s’unir et de mettre la totalité de l’argent dans une entreprise commune. Ils achètent une maison délabrée au bord de la Marne, la restaurent et la transforment en guinguette. En bons camarades, ils gèrent l’établissement sous forme de coopérative, sans qu’il y ait de hiérarchie entre eux. Ils réalisent ainsi le vieux rêve de nombre d’ouvriers d’être leurs propres patrons. Au début, ils débordent d’enthousiasme, tant la fortune semble leur sourire. Mais, au fur et à mesure que les difficultés apparaissent, la solidarité est mise à l’épreuve ; d’autant plus que l’ancienne femme de l’un d’eux s’invite à la guinguette, bien décidée à s’incruster dans le groupe. Elle use de son charme pour briser la fragile harmonie qui règne au sein de la « belle équipe ».

            Ainsi que le raconte André Brunelin dans sa biographie de Gabin, Duvivier soumit son scénario à l’acteur qui aussitôt s’emballa pour le projet. Gabin était lui-même d’origine prolétaire et avait été ouvrier en chômage, si bien qu’il se sentait fait pour le rôle principal (si l’on peut parler de rôle principal, sachant que les trois camarades sont censés être sur un pied d’égalité).

            Une fois Gabin ayant donné son accord, on pouvait supposer que le producteur suivrait sans hésiter, mais il n’en fut rien. Celui-ci traînait les pieds ; car, en tant que producteur, il était aussi patron, et, à ce titre, il ne voyait pas d’un bon œil cette histoire socialisante d’ouvriers s’unissant en coopérative pour échapper à la mainmise de la bourgeoisie. Gabin accepta alors un sacrifice financier qui contribua à lever les réticences du producteur.

Mécontent du résultat,

le producteur exigea que la fin du film fût modifiée

            Le tournage eut lieu au printemps de 1936, au moment même où le Front populaire emportait la victoire aux élections générales. Mais, contrairement à ce que l’on pourrait croire, La Belle Equipe n’est en rien un film engagé. On n’y trouve aucun message à caractère politique ; il ne contient aucun appel aux masses, ni la moindre allusion à l’actualité (tout au moins à l’actualité politique française). Cependant ce film reflète le climat social de l’époque et les espérances de la classe ouvrière, qui croit aux lendemains qui chantent, tout au moins au début ; car ensuite les choses se gâtent. Au fur et à mesure que l’intrigue progresse, la solidarité s’avère carrément impossible, chacun retombant dans son égoïsme naturel. Ce film est foncièrement pessimiste, à l’image de son réalisateur qui l’était de caractère.

            Duvivier avait donné à son histoire un dénouement dramatique qui déplut fortement au producteur. Celui-ci, après avoir visionné le film, fit part de son mécontentement et exigea de Duvivier qu’il substituât une fin heureuse à la fin dramatique qu’il avait tournée. Assez bizarrement, ledit producteur, qui initialement voyait d’un mauvais œil cette histoire de coopérative ouvrière, voulait maintenant la voir couronnée de succès, du moins dans la fiction. Duvivier modifia donc les dernières minutes du film, et c’est la version « optimiste » qui sortit dans la plupart des salles.

            Malgré la présence de Gabin en haut de l’affiche, le film fut un échec. Seule la chanson Au bord de l’eau, composée par Maurice Yvain et chantée par l’acteur, eut du succès.

            Au début des années 1990, Patrick Brion, grand admirateur de l’œuvre de Duvivier, diffusa les deux versions de La Belle Equipe dans son émission Le Cinéma de minuit, sur FR3. Patrick Brion avait réussi à mettre la main sur une copie du film, sortie en Allemagne, contenant la fin dramatique prévue à l’origine. Depuis le film a été restauré par Pathé dans la version voulue par le réalisateur.

            Par sa personnalité, Jean Gabin domine nettement l’interprétation masculine ; dans le film, on le voit piquer l’une de ses premières colères (ces fameuses colères allaient devenir, avec les années, sa marque de fabrique et finirent par indisposer certains critiques, qui y voyaient du cabotinage). Charles Vanel, alors âgé de quarante-trois ans (soit douze de plus que Gabin), fait figure de vieux au sein du groupe. Quant à Viviane Romance, elle est pleine de sensualité dans son rôle de garce qui fait chuter Gabin.

            Aujourd’hui La Belle Equipe apparaît comme le film permettant le mieux de saisir l’esprit du Front populaire. Sa valeur, tant historique que cinématographique, est considérable.

 

La Belle Equipe, de Julien Duvivier, 1936, avec Jean Gabin, Charles Vanel, Viviane Romance, Aimos et Charpin, DVD Pathé.

06/11/2017

La Plaisanterie

Roman sur la foi dans le communisme

La Plaisanterie

Ludvik est un garçon qui aime à plaisanter, ce qui n’est pas bien vu dans la Tchécoslovaquie d’après-guerre au régime totalitaire. Pour avoir ironisé sur la construction du socialisme, il est exclu du Parti et renvoyé de l’Université. Le roman de Kundera est en partie autobiographique et permet de comprendre ce que fut la foi dans le communisme.

            La Plaisanterie est un roman à la construction singulière : pas moins de cinq narrateurs se relaient au fil des pages, de chapitre en chapitre. Ces cinq narrateurs se retrouvent, un jour de 1967, à une fête folklorique intitulée la Chevauchée des Rois, qui se déroule dans les rues de la ville d’Ostrava. C’est l’occasion pour eux de se remémorer, chacun de son côté, les circonstances dans lesquelles l’un des leurs, Ludvik Jahn, fut jadis exclu du parti communiste.

  La plaisanterie, kundera          Le premier de ces narrateurs, qui n’est autre que Ludvik lui-même, se souvient que tout a commencé en 1948, au moment du Coup de Prague, c’est-à-dire lors de la prise du pouvoir par les communistes. Il était étudiant à l’université et souhaitait faire la conquête de Marketa, l’une de ses condisciples. Tous deux étaient de caractères très différents : Marketa était, aux dires de Ludvik, l’une de « ces femmes qui prennent tout au sérieux » ; tandis que lui-même, revendiquant le « sens de la plaisanterie », aimait à faire des blagues, ce qui le plaçait en contradiction avec le nouveau régime qui ne souffrait pas les facéties ou l’ironie. Certes, en cette période construction du socialisme, « l’optimisme de la classe ouvrière » est alors à l’ordre du jour, mais il s’agit d’une félicité grave, d’une espèce d’ascèse qui se résume au mot Joie écrit avec un « J » majuscule.

            Or, à l’été 1948, alors que Marketa participait à un stage de formation du Parti, Ludvik, qui cherchait à la provoquer, lui envoya une carte postale sur laquelle il avait écrit : « L’optimisme est l’opium du genre humain », détournement de la célèbre formule de Marx : « La religion est l’opium du peuple. » Cette carte postale finit entre les mains de responsables communistes et valut à Ludvik une convocation devant le comité des étudiants du Parti. Ses juges, brandissant la carte postale incriminée, le harcelèrent de questions : « Et toi, l’optimisme qu’est ce que tu en penses ? Tu crois vraiment qu’il est possible de construire le socialisme sans optimisme ? Je serais curieux de savoir ce qu’en diraient nos ouvriers et nos travailleurs de choc qui dépassent les plans s’ils apprenaient que leur optimisme, c’est de l’opium. » Ce jour-là, devant ses juges, Ludvik refusa de tenir le rôle qu’on attendait de lui, c'est-à-dire le « rôle de l’accusé qui s’accusant lui-même avec passion, tentait d’implorer la pitié. »

            Reconnu coupable de trotskisme, Ludvik fut exclu du Parti, renvoyé de la Faculté et, de fait, perdit le bénéfice de son sursis d’appel au service militaire, si bien qu’il fut aussitôt incorporé et envoyé dans un bataillon disciplinaire.

Etre exclu du Parti est vécu

comme un traumatisme

            Ce qui est fascinant dans ce roman, c’est la foi des personnages dans le socialisme. Ludvik a du mal à admettre son exclusion, il a le sentiment, dit-il, d’être « rejeté hors du chemin de la vie ». « Tous les fils étaient cassés », précise-t-il. L’un de ses compagnons de chambrée au sein de l’unité disciplinaire vit son exclusion comme un véritable traumatisme ; car, croit-il, « à partir du moment où le Parti bannit un homme de son sein, cet homme n’a plus de raison de vivre. »

            Kotska, un camarade de Ludvik qui croit au socialisme mais aussi en Dieu, fut à son tour exclu du Parti. Kotska voit dans le socialisme un « courant d’idées né du message de Jésus », ce qui lui vaut d’être fiché comme « clérical » et « élément suspect ». Il fut éjecté de l’Université et envoyé dans une ferme d’Etat, mais le dur traitement qui lui fut infligé ne modifia en rien ses convictions. Ce fut même l’occasion pour lui de renouveler sa profession de foi en ces termes : « L’homme dévoué à sa foi est humble et humblement il doit accepter le châtiment, même injuste. »

            Le nouvel Etat tente bien de déchristianiser la société nouvelle. A Ostrava, Ludvik assiste à une cérémonie de « bienvenue dans la vie », censée se substituer au baptême chrétien. Mais tout cela sonne faux, est artificiel et ridicule. La cérémonie est organisée au Comité national de la ville, anciennement mairie de la commune. Dans une grande salle, des mères de famille sont assises, avec leurs maris à leurs côtés, et tiennent leurs bébés dans les bras. Un détachement d’enfants entre et prend place sur un podium. Des petits récitants se succèdent et enchaînent des banalités telles que « l’enfant c’est la paix ; l’enfant est une fleur » ; puis un adulte appelle publiquement les parents à faire de leurs enfants des « citoyens modèles ». En fin de cérémonie, les parents sont invités tour à tour à monter sur le podium pour apposer leurs signatures au registre.

Aragon tenait ce roman

pour « une œuvre majeure »

            Ce qui est plus inattendu dans ce tableau de la Tchécoslovaquie communiste, c’est, à travers l’organisation de la chevauchée des Rois, la volonté du Parti de récupérer à son profit la tradition morave et le folklore national. Le gouvernement favorise l’enseignement de la musique et consacre des sommes colossales à la création d’ensembles, s’appuyant sur la définition qu’avait donnée Staline de l’art neuf : « un contenu socialiste dans une forme nationale ». Il est officiellement précisé que la pratique des arts populaires forme partie intégrante de l’éducation communiste.

            Ce roman est en partie autobiographique. Ludvik ressemble beaucoup à Kundera. Tous deux ont le même âge, trente-sept ans en 1966 ; tous deux sont musiciens ; tous deux ont été exclus du PC pour avoir plaisanté mal à propos ; et tous deux ont été envoyés comme ouvriers mineurs à Ostrava.

            La Plaisanterie fut publiée en France en 1968, au lendemain du Printemps de Prague. Aragon écrivit la préface de l’édition française : il exprima ses remerciements à Kundera et dit tenir son roman pour « une œuvre majeure ». Cette préface fut reproduite dans l’édition de poche de la collection Folio, puis fut supprimée quelques décennies plus tard.

            De nos jours, alors que le communisme s’est effondré, La Plaisanterie a acquis une valeur historique pour comprendre ce que fut la foi dans le communisme. Le lecteur habitué aux formes classiques de la narration doit cependant faire un effort au début de chaque chapitre, pour déterminer, d’après les éléments donnés par Kundera, à quel narrateur il a affaire.

 

La Plaisanterie, de Milan Kundera, 1967, collection Folio.