Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

26/06/2017

Mémoires d’outre-tombe, de Chateaubriand, Livres XIII à XXIV

Les années Napoléon

Mémoires d’outre-tombe

Livres XIII à XXIV

Dans ce volume, Chateaubriand évoque son œuvre littéraire, notamment le Génie du christianisme, qui fit beaucoup pour sa renommée. Il consacre de nombreuses pages à Napoléon dont il se fait quasiment le biographe. Tout en admettant son génie, il lui impute plusieurs crimes, parmi lesquels l’exécution du duc d’Enghien. Le lecteur vit quasiment en direct les Cent-Jours et les deux Restaurations, que Chateaubriand vécut auprès de Louis XVIII.

             A son retour en France sous le Consulat, Chateaubriand était encore inconnu du grand public. Après son exil provoqué par la Révolution, le jeune aristocrate avait obtenu de Bonaparte d’être rayé de la liste des émigrés et ainsi avait pu rentrer au pays. En 1802, il fit paraître le Génie du christianisme ; le retentissement de cet ouvrage fut tel, que le nom de Chateaubriand s’imposa chez les catholiques. Selon l’auteur, « on avait alors besoin de foi », si bien que le livre « est venu juste et à son moment ». Sous le Consulat, la France se remet de la Révolution, s’interroge sur les doctrines qui ont conduit à ses excès et remet en cause une partie de l’héritage philosophique issu du XVIIIe siècle. Chateaubriand se flatte d’avoir permis « une résurrection momentanée d’une religion qu’on prétendait au tombeau » et parle d’« une métamorphose » qui s’opéra dans les esprits. Croire en Dieu ne paraissait plus aussi absurde qu’au siècle précédent :

 L’athéisme et le matérialisme ne furent plus la base de la croyance ou de l’incroyance des jeunes esprits ; l’idée de Dieu et de l’immortalité de l’âme reprit son empire : dès lors, altération dans la chaîne des idées qui se lient les unes aux autres. On ne fut plus cloué dans sa place par un préjugé antireligieux ; on ne se crut plus obligé de rester momie du néant, entouré de bandelettes philosophiques ; on se permit d’examiner tout système, si absurde qu’on le trouvât, fût-il même chrétien.

    mémoires d'outre-tombe, chateaubriand,Napoléon        Quand, en 1815, pendant les Cent-Jours, Chateaubriand retourne en exil, il semble flatté, voire amusé, de la réputation que continue de lui procurer le Génie du christianisme, sorti treize ans plus tôt. Il réside alors en Belgique, au lieudit l’enclos du Béguinage, et voici l’accueil qu’il reçoit :

J’étais reçu gracieusement dans l’enclos comme l’auteur du Génie du christianisme ; partout où je vais, parmi les chrétiens, les curés m’arrivent ; ensuite les mères m’amènent leurs enfants ; ceux-ci me récitent mon chapitre sur la première communion. Puis se présentent des personnes malheureuses qui me disent le bien que j’ai eu le bonheur de leur faire. Mon passage dans une ville catholique est annoncé comme celui d’un missionnaire et d’un médecin. Je suis touché de cette double réputation ; c’est le seul souvenir agréable de moi que je conserve ; je me déplais dans tout le reste de ma personne et de ma renommée.

            Il arrive cependant que son livre soit une carte de visite sans effet. Ainsi, toujours pendant les Cent-Jours, il se présente chez un chanoine à Senlis pour lui demander l’hospitalité, et :

Sa servante nous reçut comme des chiens ; quant au chanoine, qui n’était pas saint Rieul, patron de la ville, il ne voulut pas nous regarder. Sa bonne avait ordre de nous rendre d’autre service que de nous acheter de quoi manger, pour notre argent : le Génie du christianisme me fut néant.

Chateaubriand se flatte d’avoir mis à la mode

l’architecture gothique

             Chateaubriand se flatte également d’avoir mis à la mode l’architecture gothique, car, dans le Génie du christianisme, il faisait part de son admiration pour les cathédrales. Il écrit que « c’est encore à cet ouvrage que se rattache le goût actuel pour les édifices du moyen âge ». Cependant il nuance aussitôt son propos en ajoutant que de nos jours (dans les années 1830-1840) on a tendance à exagérer la beauté de ces constructions. Il se défend d’être à l’origine de cette exagération et précise : « si à force d’entendre rabâcher du gothique on en meurt d’ennui, ce n’est pas ma faute. » Même si Chateaubriand ne cite aucun nom, cette dernière phrase peut être légitimement prise comme une pique visant Victor Hugo et son Notre-Dame de Paris.

             Chateaubriand revient aussi sur René, roman qui, à l’origine, faisait partie intégrante du Génie, et qui préfigure les autofictions chères à la littérature française des XXe et XXIe siècles. Œuvre essentielle aux yeux des romantiques, René a contribué à la naissance du spleen, la maladie du siècle. Faussement contrit, Chateaubriand ironise :

 Si René n’existait pas, je ne l’écrirais plus ; s’il m’était possible de le détruire, je le détruirais. Une famille de René poètes et de René prosateurs a pullulé […]. Il n’y a pas de grimaud sortant du collège qui n’ait rêvé être le plus malheureux des hommes ; de bambin qui à seize ans n’ait épuisé la vie, qui ne se soit crut tourmenté par son génie ; qui, dans l’abîme de ses pensées, ne se soit livré au vague de ses passions ; qui n'ait frappé son front pâle et échevelé, et n’ait étonné les hommes stupéfaits d’un malheur dont il ne savait pas le nom, ni eux non plus.

***

            Les livres seizième à vingt-quatrième sont consacrées à Napoléon, dont Chateaubriand se fait pour ainsi dire le biographe. Pour commencer, il s’interroge sur son année de naissance et, après recoupement d’informations de différentes provenances, il en arrive à penser que Napoléon a triché sur ce point : il ne serait pas né en 1769, comme c’est indiqué sur certains actes officiels, mais en 1768, c’est-à-dire un an avant le rattachement de la Corse à la France. Napoléon aurait menti afin de prétendre être né français.

            A ce propos, Chateaubriand rappelle que la langue maternelle de Napoléon était l’italien et qu’il maîtrisait mal le français. Pour étayer ses dires, l’auteur reproduit le texte d’un écrit de Napoléon, fautes d’orthographe comprises ; et il a ce commentaire : « C’est visiblement pour cacher la négligence de son instruction que Napoléon a rendu son écriture indéchiffrable. »

Bonaparte envahissant l’Egypte, c’est comme si des Algériens

s’étaient emparés de Marseille et de la Provence

            Si Chateaubriand ne nie pas le génie militaire de Napoléon, il critique très sévèrement la plupart de ses campagnes, notamment l’expédition d’Egypte. Selon lui, la volonté d’exporter les droits de l’homme ne saurait justifier le déclenchement d’une guerre. « Comme Mahomet avec le glaive et le Koran, nous allions, écrit-il, l’épée dans une main, les droits de l’homme dans l’autre. » Chateaubriand n’hésite pas à faire la leçon à ses compatriotes en leur faisant remarquer que ladite expédition violait ce qu’on appellerait aujourd’hui le droit international :

Les Français s’extasient sur l’expédition d’Egypte, et ils ne remarquent pas qu’elle blessait autant la probité que le droit politique : en pleine paix avec la plus vieille alliée de la France [c’est-à-dire la Turquie], nous l’attaquons, nous lui ravissons la féconde province du Nil, sans déclaration de guerre, comme des Algériens qui, dans une de leurs algarades, se seraient emparés de Marseille et de la Provence.

            Chateaubriand est d’autant plus sévère pour la France qu’au cours de ses voyages il a découvert d’autres peuples, d’autres cultures et d’autres manières de penser. Ainsi, en 1805-1806, il s’est rendu en pèlerinage à Jérusalem et, dans sa traversée des contrées orientales, il a bénéficié de la protection des autorités ottomanes. Son passeport visé à Constantinople le qualifiait de « personnage noble de la cour de France » parti « pour accomplir le saint pèlerinage des (chrétiens) » et demandait à toutes les juridictions de l’Empire de s’acquitter de tous les égards qui lui étaient dus. Conscient des facilités que lui ont accordées les autorités ottomanes, Chateaubriand se demande quel comportement nous aurions dans une situation analogue : « Protégerions-nous de la sorte un voyageur inconnu près des maires et des gendarmes qui visitent son passeport ? »

« Pratiquons le bien pour être heureux »

            Dans un premier temps, Chateaubriand se mit au service du Premier Consul ; il le quitta définitivement quand il démissionna du corps diplomatique pour protester contre la mort du duc d’Enghien. En 1804, le duc d’Enghien, cadet des Bourbons, fut enlevé en territoire étranger, ramené en France, jugé et exécuté. Tel un enquêteur, Chateaubriand restitue la chronologie des faits ayant abouti à ce qu’il appelle « un odieux assassinat ». Il attribue à chaque protagoniste sa part de responsabilité dans la mort du jeune prince, fusillé dans un fossé du château de Vincennes, et conclut sans ambages : « Bonaparte a voulu la mort du duc d’Enghien. »

            Plus loin dans ses Mémoires, Chateaubriand fait un parallèle entre la mort du duc d’Enghien et la guerre d’Espagne, menée contre une autre branche des Bourbons. Selon lui, ces deux actions injustifiées ont précipité la chute de Napoléon. Chateaubriand se fait alors moraliste en appelant à la vertu en politique :

Une grave leçon est à tirer de la vie de Bonaparte. Deux actions, toutes deux mauvaises, ont commencé et amené sa chute : la mort du duc d’Enghien, la guerre d’Espagne. Il a beau passé dessus avec sa gloire, elles sont demeurées là pour le perdre. Il a péri par le côté même où il s’est cru fort, profond, invincible, lorsqu’il violait les lois de la morale en négligeant, en dédaignant sa vraie force, c’est-à-dire ses qualités supérieures dans l’ordre et l’équité. […] Tout crime porte en soi une incapacité radicale et un germe de malheur : Pratiquons donc le bien pour être heureux, et soyons justes pour être habiles.

            Cette exhortation à faire le bien est digne de Bossuet !

Napoléon eut le tort

de ne pas savoir s’arrêter

                      Pour Chateaubriand, Napoléon eut un grand tort, celui de ne pas savoir s’arrêter à temps. Pendant ses années de gloire, il « a la puissance d’arrêter le monde et n’a pas celle de s’arrêter », tant sa soif de conquêtes demeure insatiable ; ce qui le conduisit à la désastreuse campagne de Russie.

            Chateaubriand fait le récit de la retraite de la Grande Armée dans le froid et la neige et insiste sur le nombre de morts, y compris des femmes et des enfants noyés dans la Bérésina. Il reproduit le bulletin de la Grande Armée du 3 décembre 1812, lequel informait les Français du retour de l’Empereur sain et sauf. Le bulletin se termine par cette phrase : « La santé de Sa Majesté n’a jamais été meilleure. » Et Chateaubriand d’ironiser : « Familles, séchez vos larmes : Napoléon se porte bien. » Selon lui, l’Empereur, à l’époque, ne se souciait plus que de sa propre personne et se désintéressait du sort des Français. Chateaubriand décrit un Napoléon égocentrique et narcissique :

      « Sous l’Empire, nous disparûmes ; il ne fut plus question de nous, tout appartenait à Bonaparte : J’ai ordonné, j’ai vaincu, j’ai parlé ; mes aigles, ma couronne, mon sang, ma famille, mes sujets. »

« Vivant il a manqué le monde,

mort il le possède. »

            S’il est exhaustif dans l’énumération des crimes qu’il attribue à Napoléon, qualifié par lui de « fléau », Chateaubriand ne cache cependant pas une certaine admiration à son égard ; il le qualifie ainsi de « plus fier génie d’action qui ait jamais existé. » Selon lui, la campagne de 1814, menée par un Napoléon cerné de toutes parts, est l’une de ses « deux plus belles campagnes », au même titre que la campagne d’Italie menée alors qu’il était un jeune général. Le fait que Napoléon tint tête aux armées alliées jusqu’au bout conduit Chateaubriand à faire observer qu’en 1814 ce sont bien les Français qui ont obtenu son abdication : « Il a succombé, non parce qu’il a vaincu, mais parce que la France n’en voulait plus. »

            Dans les années 1830-1840, alors que Chateaubriand rédige cette partie de ses Mémoires, Napoléon appartient définitivement au passé. L’Empereur est mort en 1821, ses cendres ont été rapatriées en France en 1840 (ce qui a donné lieu à une grande cérémonie aux Invalides), et son souvenir est très populaire auprès de la jeunesse, laquelle n’était pas née sous l’Empire. Tout se passe comme si les milliers de morts étaient passés par pertes et profit, ce qui amène Chateaubriand à considérer que « la postérité n’est pas aussi équitable dans ses arrêts qu’on le dit ». Il déplore que l’on magnifie les victoires de Bonaparte, du fait que l’on n’entend plus « les cris de douleur et de détresse des victimes » de ses guerres de conquête.

            Conscient que ces rappels sont vains et inutiles face à la jeune génération qui s’extasie devant le génie du grand homme, Chateaubriand conclut : « Le monde appartient à Bonaparte ; ce que le ravageur n’avait pu achever de conquérir, sa renommée l’usurpe ; vivant il a manqué le monde, mort il le possède. »

***

            Chateaubriand n’a jamais fait mystère de son attachement à la royauté. En avril 1814, à la chute de Napoléon, il publie une brochure intitulée De Buonaparte et des Bourbons, qui est un appel à se rallier à ceux qu’il appelle « nos princes légitimes » ; et pendant les Cent-Jours il suit Louis XVIII dans son exil à Gand. Sa fidélité à la dynastie des Bourbons est sincère, mais ne l’empêche pas d’être lucide et de revendiquer son attachement au principe de liberté.

Chateaubriand appelle le Roi

à rendre la presse entièrement libre

            En Belgique, Chateaubriand publie un Rapport sur l’état de la France dans lequel il appelle le Roi à adopter une loi qui rendrait la presse « entièrement libre ». Mais il est sans illusion sur le résultat de sa demande ; car, comme il le rappelle dans ses Mémoires, les pages de son rapport étaient écrites, non en France, mais en terre étrangères, « dans les Etats des souverains alliés, parmi des rois et des émigrés qui détestaient la liberté de la presse, au milieu des armées marchant à la conquête, et dont nous étions, pour ainsi dire, les prisonniers. »

            Avec le recul des années, Chateaubriand considère, dans des pages écrites après la Révolution de Juillet (c’est-à-dire après 1830), que « tous les présages de la seconde Restauration furent menaçants », notamment du fait que « Louis XVIII revenaient derrière quatre cent milles étrangers » des armées russes, autrichiennes, prussiennes, britanniques. Bref, comme cela le lui a été reproché, le Roi revenait dans les fourgons de l’étranger.

« Tout à coup une porte s’ouvre :

entre silencieusement le vice appuyé sur le bras du crime »

            Chateaubriand décrit le rôle trouble joué par Talleyrand et Fouché dans le second retour de Louis XVIII. Il dit tout le mal qu’il pense de Talleyrand, ancien évêque d’Autun, « un homme sans foi », qui, selon lui, « vivait dans une atmosphère de corruption ». Il cite le célèbre mot de l’ambassadeur anglais sur Talleyrand : « C’est de la boue dans un bas de soie. » Chateaubriand note qu’il affaiblit l’expression utilisée, qui, dans sa version originale, était plus crue.

            Chateaubriand dépeint une scène qui en dit long sur Talleyrand et son caractère de séducteur. Cela se passe à Gand en 1814. Au nom du Roi, Chateaubriand se rend chez Talleyrand, dont il faut rappeler qu’il avait un pied-bot :

Je l’allai voir ; il me fit toutes ces cajoleries avec lesquelles il séduisait les petits ambitieux et les niais importants. Il me prit par le bras, s’appuya sur moi en me parlant : familiarités de haute faveur, calculées pour me tourner la tête, et qui étaient, avec moi, tout à fait perdues ; je ne comprenais même pas.

            Chateaubriand fait état des relations entre l’ancien évêque d’Autun et l’ancien prêtre oratorien qu’était Fouché : « M. de Talleyrand n’aimait pas M. Fouché ; M. Fouché détestait et, ce qu’il y a de plus étrange, méprisait M. de Talleyrand. » A la veille de la Seconde Restauration, en juin 1815, à Saint-Denis, alors que les deux hommes s’apprêtaient à être reçu par le Roi, Chateaubriand eut ce qu’il appelle une vision infernale : « Tout à coup une porte s’ouvre : entre silencieusement le vice appuyé sur le bras du crime, M. de Talleyrand soutenu par M. Fouché. »

« La Charte avait l’inconvénient

d’être octroyée »

            D’une manière générale, Chateaubriand est plus respectueux envers Louis XVIII et Monsieur, futur Charles X. Cependant il n’hésite pas à égratigner le Roi qui, après avoir prétendu « mourir au milieu de la France », ne tint pas parole et quitta précipitamment Paris pour échapper à Napoléon de retour de l’île d’Elbe.

            Surtout, Chateaubriand est conscient du fait que la société a énormément évolué depuis 1789 et qu’un retour à l’Ancien Régime ne serait pas accepté par la nation. De fait, il constate que la dynastie des Bourbons, qu’il appelle la race légitime, est en complet décalage avec les aspirations des Français :

La race légitime, étrangère à la nation pendant vingt-trois années, était restée au jour et à la place où la Révolution l’avait prise, tandis que la nation avait marché dans le temps et l’espace. De là impossibilité de s’entendre et de se rejoindre ; religion, idées, intérêts, langage, terre et ciel, tout était différent pour le peuple et pour le Roi, parce qu’ils n’étaient plus au même point de la route, parce qu’ils étaient séparés par un quart de siècle équivalent à des siècles.

            Certes, la promulgation de la Charte fait qu’une esquisse de monarchie constitutionnelle a pu être instaurée. Mais cela n’a été possible que parce que le Roi le voulait bien. Comme le fait observer Chateaubriand, « la Charte avait, pour la plus grande partie de la nation, l’inconvénient d’être octroyée. » Autrement dit, elle venait d’en-haut et le Roi pouvait la suspendre à tout moment.

Chateaubriand croit la monarchie finie

            Sans illusion sur l’avenir de la royauté, Chateaubriand rapporte ce mot qu’il tint à Louis XVIII : « Sire ; pardonnez à ma fidélité : je crois la monarchie finie. » Et le Roi de répondre : « Eh bien, monsieur de Chateaubriand, je suis de votre avis. »

            Chateaubriand fait le deuil de la dynastie des Capets en écrivant : « Notre ancien pouvoir royal était l’ancienne royauté du monde : du bannissement des Capets datera l’ère de l’expulsion des rois. »

            L’auteur se targue de ses « lubies » qui, selon lui, l’ont fait mal voir des deux côtés : « pour les royalistes, j’aimais trop la liberté ; pour les révolutionnaires, je méprisais trop les crimes ». Et, se montrant indifférent aux modes, il réaffirme son attachement à la liberté qu’il place au-dessus de tout :

Je ne suis point à la mode, je pense que sans la liberté il n’y a rien dans le monde ; elle seule donne le prix à la vie ; dussé-je rester le dernier à la défendre, je ne cesserai de proclamer ses droits.

 

Mémoires d’outre-tombe, de Chateaubriand, 1848, Livres XIII à XXIV, collection Le Livre de poche.

19/06/2017

L'Aveu, de Costa-Gavras

La mécanique implacable d’un procès stalinien

L’Aveu

Ce film est adapté du livre de témoignage écrit par Arthur London, apparatchik communiste rescapé des purges staliniennes. L’Aveu marque la rupture de Montand avec le communisme. L’acteur s’imposa un régime de privation pour mieux s’imprégner de son rôle. Il apparut amaigri et fatigué à l’écran. La force du film est de montrer comment un innocent peut finir par s’accuser de crimes qu’il n’a pas commis.

              Arthur London était né en 1915 au sein d’une famille juive de l’Empire austro-hongrois. Militant communiste, il combattit dans les rangs des Brigades internationales pendant la Guerre d’Espagne. Installé en France, il s’engagea dans la Résistance dès 1940. Les Allemands l’arrêtèrent et le déportèrent à Mauthausen. Après la Seconde Guerre mondiale, il rentra en Tchécoslovaquie ; et, au lendemain du Coup de Prague (qui vit la prise du pouvoir par les communistes), il entra au gouvernement. En 1951, il était vice-ministre des Affaires étrangères, quand il fut brusquement arrêté. Inculpé de conspiration contre l’Etat, il fut l’un des quatorze accusés des grands procès de Prague et fut condamné à une peine de prison. En 1956, il fut libéré dans le cadre de la déstalinisation, qui entraîna la réhabilitation des victimes des purges. Installé définitivement en France, Arthur London raconta sa propre histoire dans un livre, L’Aveu, publié en 1968.

         l’aveu,costa-gavras,montand,simone signoret,michel vitold,gabriele ferzetti    Costa-Gavras, voulant adapter le livre au cinéma, contacta Montand, qui lui donna son accord pour interpréter le rôle de London. Ce projet tombait à pic pour l’acteur, alors en situation de rupture avec l’URSS. Longtemps compagnon de route du parti communiste, il avait, en 1956, avalisé l’entrée des chars soviétiques à Budapest, en allant chanter à Moscou quelques semaines plus tard. En revanche, douze ans après, en août 1968, lors du Printemps de Prague, son attitude fut radicalement différente : il condamna fermement l’intervention soviétique.

              Le tournage eut lieu à Lille à l’automne 1969. Montand s’investit pleinement dans son rôle d’accusé soumis à l’enfermement et à la torture. Il se priva volontairement de nourriture, ne mangeant que du riz et des légumes, et perdit plusieurs kilos. La nuit il dormait à même le sol ; et, entre les prises, il gardait les mains attachées par des menottes derrière le dos. C’est un Montand amaigri aux traits tirés, que ses geôliers cherchent à faire passer aux aveux.

            Comme pour ajouter à la vraisemblance, c’est Simone Signoret qui interprète elle-même la femme de Montand. Rien ne peut ébranler sa foi dans le Parti. Quand son mari est arrêté, elle cherche toutes les raisons possibles pour justifier l’attitude du Parti.

Dans la mécanique qui se met en place,

la torture a son importance

            Costa-Gavras et son scénariste, Jorge Semprun, ne cherchent ni à émouvoir ni à attendrir le spectateur, mais ils veulent lui montrer comment un innocent finit par avouer des crimes imaginaires. Dans la mécanique qui se met en place, la torture a son importance. De façon à réduire sa capacité de résistance, le détenu est privé de la lumière du jour et de sommeil ; il est condamné à faire les cent pas dans sa cellule constamment éclairée, sans pouvoir s’allonger ou même s’asseoir. Mais, dans le cas du personnage de Montand, l’humiliation et la torture se révèlent insuffisantes.

            L’interrogateur fait preuve de patience et d’habileté pour obtenir de Montand qu’il reconnaisse, un par un, des faits qui, pris isolément, ne présentent aucune signification particulière. La méthode est apparemment rigoureuse, puisqu’elle consiste, pas à pas, à établir des vérités « objectives », qui ne souffrent pas la contestation.

            Dans un second temps, l’interrogateur rassemble les faits entre eux en les enchaînant, et les présente de telle manière que la culpabilité de Montand saute aux yeux. C’est, soit dit en passant, la démonstration selon laquelle une addition de faits avérés ne fait pas forcément une vérité.

            Au moment de signer sa déclaration, l’accusé hésite. Alors l’interrogateur lui fait valoir un suprême argument : s’il consent à signer, sa femme et ses enfants seront épargnés. Cette forme de chantage s’avère très concluante.

Montand est prié d’apprendre par cœur le texte de sa confession

et de le déclamer avec foi et sincérité

            La seconde partie du film est centrée sur le procès. Pour que Montand soit présentable devant ses juges, les geôliers le soumettent, dans les jours qui précèdent, à un régime destiné à retrouver un bon teint ; il subit notamment des piqures de calcium et des séances de lampe-à-bronzer. Cette « remise en forme » est accompagnée de tout un conditionnement. Il est prié d’apprendre par cœur le texte de sa confession et de le déclamer avec foi et sincérité. Le procès est public, et, comme s’il s’agissait d’une dramatique, il est radiodiffusé, afin que nul doute ne continue de planer sur la culpabilité des accusés.

            Quatorze anciens apparatchiks, réduits à l’état de loques, comparaissent ce jour-là. Parmi eux se trouve l’ancien secrétaire général du PC. La vie sauve leur a été promise en échange de leur reconnaissance de culpabilité. C’est ainsi que tous les accusés, sans exception, avouent leurs crimes en s’en tenant au texte établi par le Parti. Malgré la promesse qui leur a été faite, la plupart sont condamnés et pendus, le personnage joué par Montand étant l’un des rares accusés à être seulement condamné à de la prison.

            Il est évident que la dureté des conditions de tournage de L’Aveu fut l’occasion pour Montand de trouver une forme d’expiation aux errements qu’il pensait avoir commis en apportant trop longtemps son soutien à l’URSS. C’est presque son aveuglement qui figure dans l’affiche du film. Certains spectateurs peuvent se régaler de l’accumulation de perles propres à la lange de bois communiste, telle que : « On peut toujours s’expliquer avec le Parti » ; « Le Parti a toujours raison » ; « Mieux vaut avoir tort avec le Parti que raison en dehors » ; « Qu’importe que nous soyons broyés si la Révolution continue »

             Cependant il serait facile d’ironiser sur la naïveté de ces militants communistes. En voyant le film, il faut garder en tête que beaucoup de contemporains crurent en l’authenticité des procès staliniens. Ce fut notamment le cas, dans les années trente, à l’occasion des Procès de Moscou. Même des farouches anticommunistes crurent en la sincérité des aveux des accusés, parce que, malgré leur anticommunisme, ils ne pouvaient concevoir que des innocents s’accusassent de crimes qu’ils n’avaient pas commis. Cela défiait l’imagination.

            L’un des grands mérites de ce film est de démonter la mécanique implacable qui conduit un innocent à avouer un crime qu’il n’a pas commis.

 

L’Aveu, de Costa-Gavras, 1969, avec Yves Montand, Simone Signoret, Michel Vitold et Gabriele Ferzetti, DVD StudioCanal.

24/04/2017

La Malédiction d'Edgar, de Marc Dugain

Hoover : la fin d’un mythe

La Malédiction d’Edgar

Marc Dugain brise une légende. Selon lui, contrairement à ce que l’on a longtemps cru, Edgar Hoover, fondateur du FBI, n’était pas un policier modèle. C’était un être complexe, obsédé par les valeurs morales, ce qui le conduisit à commettre les pires turpitudes. Au lieu de combattre le crime organisé, il préférait surveiller les prétendus ennemis de l’Amérique et constituer des dossiers compromettants pour tenir en ses mains le Tout-Washington.

            Edgar Hoover fonda le FBI en 1924, et le dirigea jusqu’à sa mort. De son vivant, il fut présenté comme un policier modèle et un modèle de policier. Aujourd’hui, depuis que certains faits ont été révélés, la réalité apparaît toute autre. Au lieu de combattre le crime organisé, Hoover préféra s’attaquer aux prétendus ennemis de l’Amérique. Il pourchassa les communistes et mit sous écoute des personnalités comme Martin Luther King, qui, à ses yeux, représentaient pour les Etats-Unis un danger plus important que la Mafia. D’une manière générale, Hoover mit à profit ses fonctions pour se constituer des dossiers compromettants sur l’ensemble des hommes politiques de l’époque, ce qui lui permettait de tenir en ses mains le Tout-Washington.

            Plutôt qula malédiction d'edgar,marc dugain,edgar hoovere d’écrire une biographie, Marc Dugain a imaginé ce qu’eussent pu être les souvenirs personnels de Clyde Tolson, qui fut, pendant quarante ans, l’adjoint de Hoover, et même plus que son adjoint. Dans ses mémoires apocryphes, Tolson fait pénétrer le lecteur dans l’intimité d’Edgar, un homme profondément solitaire, qui considérait son adjoint comme le seul membre de sa famille. Hoover n’était ni svelte ni gracieux, il avait un physique ingrat et ne s’aimait pas. « J’ai toujours une tête de gros et un cou de vieux taureau », confia-t-il à Clyde. Edgar avait fait don de sa personne au Bureau et n’aima qu’une seule femme, Annie Hoover, sa mère.

            Il se sentait investi d’une mission première, celle de sauvegarder l’Amérique des êtres subversifs et des personnes dépravées. Son combat était avant tout moral, il se considérait comme étant l’ « immuable gardien des valeurs de ce pays ». Si, malgré son poids et sa puissance, il ne ressentait aucune ambition présidentielle, il confia cependant être prêt à détruire tout candidat qui lui eût paru dangereux : « Il y a un pouvoir que j’accepte qu’on me prête, c’est éventuellement celui de défaire un président ou de nuire à sa réélection, de barrer la route à un candidat qui me paraitrait inadéquat pour le pays. Tous ces hommes politiques à la petite semaine sous-estiment mon pouvoir de nuisance. »

Hoover détestait tout ce que représentaient les Kennedy

            Hoover eut dans le collimateur une famille, ou plutôt un clan : les Kennedy ; lesquels représentaient tout ce qu’il détestait. Il abhorrait le patriarche, Joseph, dont la fortune reposait sur une série de malhonnêtetés, et qui pourtant rêvait d’être élu président des Etats-Unis. Avec ironie, Hoover disait que Joseph Kennedy était « prêt à tout, y compris à l’honnêteté, pour accéder à la magistrature suprême. » Pour Hoover, Joseph Kennedy représentait le comble du cynisme et de l’arrivisme, avec ses maximes telles que : « Qu’importe ce qu’on est, ce qui compte c’est l’image qu’on donne. »

            Concernant John, Clyde Tolson se montre, pour sa part, plus mesuré. John Kennedy, concède-t-il, « paraissait très différent de son père. A l’inverse de lui, il éprouvait un intérêt sincère pour les autres, pourvu bien sûr qu’ils aient un minimum de charme intellectuel. Il préférait aussi débattre d’un sujet plutôt que de s’ancrer dans des opinions sans y avoir réfléchi. » Mais ses qualités ne trouvaient pas grâce aux yeux de Hoover, selon qui John était « trop riche, trop désinvolte, trop intellectuel, trop coureur de femmes, et au fond, trop immoral. »

            Pour Hoover et de Tolson, le pire du clan Kennedy était représenté par Robert Kennedy, nommé ministre de la Justice par son frère après son élection à la présidence des Etats-Unis. Tolson le qualifie de « petit jeune homme nerveux à la voix haut perchée dont le comportement de roquet ne passait inaperçu chez personne. » En tant que ministre de tutelle de Hoover, Bob ne cessa de l’humilier en lui infligeant de petites vexations. Même John se serait montré réservé à l’égard de son frère en le considérant comme un idéaliste.

Dans une déclaration à la presse,

Hoover nia l’existence du crime organisé

            C’est sur le terrain de la lutte contre le crime organisé que les choses se jouèrent. Dans une déclaration à la presse, Hoover avait, contre toute évidence, nié l’« existence du crime organisé sur le territoire des Etats-Unis. » Dans une conversation privée avec Tolson, Edgar s’était justifié de cette dénégation en faisant valoir que la moindre affirmation de sa part eût pu être prise par la Mafia comme une déclaration de guerre. La prudence recommandait donc le silence.

            Une fois nommé ministre de la Justice, Robert Kennedy se mit en tête de s’attaquer au crime organisé et se lança dans une croisade contre la Mafia, oubliant un peu vite le rôle de celle-ci dans l’élection de son frère. A lire Dugain, la contradiction dans laquelle s’enfoncèrent les Kennedy allait aboutir à l’assassinat de John, suivi, quelques années plus tard, de celui de Bob. Pour leur part, Hoover et Tolson ne versèrent aucune larme sur les cercueils des deux frères ; car, ainsi que l’écrit Clyde, « avec les Kennedy nous avons croisé les pires malfaiteurs déguisés en gendres idéaux. »

            Ni John Kennedy, ni Richard Nixon, ni aucun autre président avant eux, n’osèrent se débarrasser de Hoover. Il en savait trop sur eux : « la richesse des informations recueillies, écrit Tolson, devait nous permettre de nous maintenir indéfiniment à la tête du FBI. » Et c’est effectivement ce qui se produisit. Hoover se maintint à son poste pendant quarante-huit années consécutives et mourut directeur du FBI. A son décès, en 1972, le fidèle Clyde Tolson préféra se retirer et prit sa retraite.

            Dans son livre, Marc Dugain fait de Hoover un être complexe, prisonnier de ses contradictions. Son obsession des valeurs morales le conduisit à commettre des turpitudes, comme s’il voulait faire oublier les moments d’égarements qu’il avait lui-même connus. Selon Dugain, la Mafia possédait des photos compromettantes qui lui permettait de tenir Hoover, ce qui pourrait expliquer sa tiédeur à combattre le crime organisé.

             La Malédiction d’Edgar se lit assez facilement. Le style de Dugain n’est peut-être pas très élégant, mais il est diablement efficace.

 

La Malédiction d’Edgar, de Marc Dugain, 2006, collection Folio.