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03/04/2017

Les Dieux ont soif, d'Anatole France

Mise en garde contre le fanatisme

Les Dieux ont soif

Evariste Gamelin, un jeune citoyen vertueux, est nommé juré au Tribunal révolutionnaire. Parce qu’il a une vision mystique de sa charge, il se montre terrible en multipliant les condamnations à mort. Pour Anatole France, la Terreur révolutionnaire n’est pas le produit de l’athéisme, mais le fruit d’un excès de religiosité.

            « Le tribunal révolutionnaire ressemble à une pièce de Guillaume Shakespeare, qui mêle aux scènes les plus sanglantes les bouffonneries les plus triviales », déclare l’un des personnages des Dieux ont soif. Ce commentaire résume l’esprit qu’Anatole France a voulu insuffler à son roman, dont l’histoire se passe au cours de l’année 1793-94, sous le règne de la Terreur.

 les dieux ont soif,anatole france           Tout en étant foncièrement républicain, Anatole France rejetait le fanatisme. Dans Les Dieux ont soif, il essaye de comprendre, et de faire comprendre au lecteur, comment la machine s’est emballée, c’est-à-dire comment d’honnêtes citoyens ont pu se transformer en monstres sanguinaires, en tant que jurés des tribunaux révolutionnaires.

            Le personnage principal, Evariste Gamelin, est un artiste peintre médiocre, qui essaye de « contenter le goût du vulgaire ». Le jeune homme habite avec sa mère et aime en secret Elodie, la fille d’un marchand d’estampes. Révolutionnaire sincère, il est inscrit à la section du Pont-Neuf. Un jour, l’une de ses riches protectrices, déplorant qu’il vive dans le dénuement, fait jouer ses relations et lui obtient un siège de juré au Tribunal révolutionnaire, afin de lui procurer un traitement. « On le façonnera », se dit-elle en lui faisant part de sa nomination. Mais elle se fourvoie, car elle n’a pas compris la personnalité du jeune homme. Le voisin de Gamelin, Brotteaux, lui, sait à qui il a affaire et, quand il apprend la nomination du garçon, il déclare à son propos : « Il est vertueux : il sera terrible. »

            Brotteaux ci-devant des Ilettes (« ci-devant » = « précédemment » en langage révolutionnaire) est le double littéraire d’Anatole France ; ses opinions reflètent celles de l’auteur. C’est un « philosophe épicurien », il veut profiter au maximum de la vie, car il ne croit pas en un au-delà ; aussi dit-il : « Ce qui suit la vie est comme ce qui la précède. » A l’image d’Anatole France, c’est un athée obsédé par les questions religieuses, dont il aime à discuter. Ainsi, quand il cache chez lui le père Longuemarre, prêtre réfractaire menacé d’arrestation, il en profite pour avoir avec lui des entretiens approfondis portant sur la théologie.

Par souci d’égalité,

Gamelin ne réserve pas la guillotine aux aristocrates

et tient à montrer que le peuple est digne d’être envoyé à l’échafaud

            En tant que philosophe, Brotteaux est accoutumé à raisonner ; mais, parce que c’est un homme sage, il se méfie du culte de la Raison, que la République veut instaurer. Ainsi il déclare à Gamelin : « J’ai l’amour de la raison, je n’en ai pas le fanatisme. La raison nous guide et nous éclaire ; quand vous en aurez fait une divinité, elle vous aveuglera et vous persuadera des crimes. »

            Homme peu cultivé, Gamelin ne partage pas les préventions de Brotteaux. Il a vénéré et chéri Marat, et croit en un peuple qui, régénéré, répudiera « tous les legs de la servitude ». Un soir, au club des Jacobins, il a une révélation en entendant Robespierre discourir sur les « crimes et les infamies de l’athéisme ». Le grand homme souligne le caractère perfide de l’athéisme, qui a pris naissance dans les salons de l’aristocratie et dont le but est de démoraliser et asservir le peuple. C’est alors que Gamelin commence à se faire du châtiment une « idée religieuse et mystique, à lui prêter une vertu, des mérites propres. Il pensait, écrit Anatole France, qu’on doit la peine aux criminels et que c’est leur faire tort que de les en frustrer. » Par souci d’égalité, il ne réserve pas la guillotine aux aristocrates et tient à montrer la même sévérité à l’égard des porte-faix et des servantes, et les trouve dignes d’être envoyés à l’échafaud : « Il eût jugé méprisant, insolent pour le peuple, de l’exclure du supplice. C’eût été le considérer, pour ainsi dire, comme indigne du châtiment. »

            Gamelin a beau croire au culte de la Raison, il ne fait guère preuve de raison et de réflexion quand il siège au Tribunal révolutionnaire. La plupart des autres jurés et des magistrats ne valent guère mieux, à tel point que Brotteaux, appelé à comparaître, comprend qu’il est inutile pour un accusé d’essayer de les émouvoir, car, dit-il, « Ce ne sont pas des hommes, ce sont des choses : on ne s’explique pas avec les choses. »

En dépit de l’athéisme de son auteur,

ce livre n’a rien d’anticlérical

            Cette justice expéditive n’a rien à envier à la justice du roi, ce qui n’est pas très étonnant, car nombre de « ces magistrats de l’ordre nouveau » exerçaient déjà sous l’Ancien Régime, à commencer par le terrible Fouquier-Tinville qui fut procureur du roi au Châtelet.

            Anatole France décrit avec minutie le déroulement des procès, et, comme dans les pièces de Shakespeare, il y introduit de la bouffonnerie. Le Tribunal a un caractère « odieux et ridicule » que souligne Brotteaux. Ses jugements sont binaires. C’est tout ou rien. Ou l’accusé est un scélérat, un fripon, et alors il est condamné à mort ; ou il est innocent, et alors le public l’applaudit pendant que le président du Tribunal proclame son acquittement et lui donne « l’accolade fraternelle ».

            Avec l’accentuation de la terreur, les procès se multiplient : « On ne procédait plus que par fournées. L’accusateur public réunissait dans une même affaire et inculpait comme complices des gens qui souvent, au Tribunal, se rencontraient pour la première fois. » Fatigués par tant de besogne, les jurés jugent suivant les « impulsions de leur cœur », c’est-à-dire qu’en général ils condamnent à mort. Il faut dire que leur sort est maintenant étroitement lié à celui de la Révolution, alors que les armées étrangères menacent la France : « Sûrs de périr si la patrie périssait, ils faisaient du salut public leur salut propre. Et l’intérêt de la nation, confondu avec le leur, dictait leurs sentiments, leurs passions, leur conduite. » C’est la chute de Robespierre, le 9 Thermidor, qui leur est fatale.

            Anatole France développe une thèse originale en attribuant la Terreur, non à l’athéisme révolutionnaire, mais au contraire à un excès de religiosité. En dépit de l’athéisme de son auteur, ce livre n’a rien d’anticlérical, un prêtre réfractaire étant sous sa plume l’une des victimes du Tribunal. Dans le cas présent, ce n’est pas le christianisme, mais le culte robespierrien de la Raison qui conduit au pire fanatisme.

            De nos jours, Anatole France est un écrivain tombé en désuétude. Pourtant Les Dieux ont soif est, si l’on peut dire, un récit vivant de la Terreur révolutionnaire. Cette mise en garde contre le fanatisme et le dévoiement de la raison mérite encore d’être lue.

 

Les Dieux ont soif, d’Anatole France, 1912, collections Le Livre de poche, Folio, Garnier Flammarion et Pocket.

 

13/02/2017

M. Klein, de Losey

Film kafkaïen sur l’indifférence

M. Klein

Alain Delon interprète Robert Klein, un être oisif qui, sous l’Occupation, enrichit sa collection de tableaux sur le dos des juifs. Il est indifférent au monde qui l’entoure, jusqu’au jour où il est confondu avec un homonyme juif. Sa vie bascule alors dans l’absurde. M. Klein est le meilleur film dans lequel a tourné Alain Delon à quarante ans passés.

            Paris, sous l’Occupation. Robert Klein est un homme d’une quarantaine d’années, séduisant et élégant, qui aime les femmes et les tableaux. Quand une œuvre d’art lui plaît, il l’acquiert. Ces temps-ci des vendeurs se présentent régulièrement à son domicile. Certains d’entre eux ont hâte de conclure la transaction, tant ils ont besoin de liquidités. Dès qu’il détecte une certaine fébrilité chez son interlocuteur, Robert Klein fait ce que ferait n’importe quel autre acheteur à sa place : il en profite pour tirer le prix à la baisse ; lui, il n’est pas pressé d’acheter.

     m. klein,losey,delon,suzanne flon,jeanne moreau,michael lonsdale,jean bouise,louis seigner       M. Klein achète des tableaux à des juifs qui ont besoin d’argent pour quitter la France. Il est bien conscient de la précarité de leur situation, mais il n’est en rien responsable des persécutions dont ils sont victimes. Il n’est pas antisémite ; il est bon citoyen et fait confiance aux institutions de son pays. D’ailleurs il tient à respecter les formes et rédige un acte de vente qu’il fait signer par l’autre partie. Il considère ne spolier personne, puisque son interlocuteur reste libre de renoncer à la transaction, tant qu’il n’a pas apposé sa signature.

            Un jour, Robert Klein reçoit dans son courrier le dernier numéro des Nouvelles juives. Le bandeau du journal porte son nom et son adresse. Aussitôt Robert croit à une mauvaise plaisanterie faite par l’un de ses amis, qui l’aurait à son insu abonné au journal.

            Préférant par prudence rectifier la situation, il se rend à la rédaction des Nouvelles juives pour demander à ce que son nom soit enlevé de la liste des abonnés. Sur place, il apprend avec stupéfaction que le fichier a été saisi par la préfecture de police. Il se présente à l’administration, qui lui confirme que son nom figure sur la liste, mais avec une adresse qui n’est pas la sienne. Il existe à Paris un autre Robert Klein, qui lui est juif et qui joue de son homonymie pour brouiller les pistes.

            Dès lors, Robert n’a plus qu’une idée en tête : retrouver l’autre pour tirer l’affaire au clair. Mais l’autre se révèle insaisissable. A chaque fois que Robert est sur le point de mettre la main sur lui, il lui échappe.

            Parallèlement, la préfecture de police soupçonne Robert de ne pas être « français-français ». S’il veut échapper à toute persécution, il doit absolument authentifier ses origines non juives.

Klein ne manifeste aucune compassion à l’égard d’autrui,

il est égoïste, mais n’a pas mauvaise conscience

            « Le thème de M. Klein, déclara Losey, c’est l’indifférence. » Robert Klein est effectivement indifférent au monde qui l’entoure. C’est un oisif qui vit au milieu de ses tableaux, dans son vaste appartement parisien. La guerre n’affecte guère sa vie quotidienne. Il continue de mener à bien son activité de collectionneur comme s’il était en temps de paix. C’est un être froid, incapable d’éprouver la moindre émotion. Il ne manifeste aucune compassion à l’égard d’autrui, il est égoïste, mais n’a pas mauvaise conscience. Après tout, il ne cause du tort à personne et n’est pas un être qu’on peut qualifier de mauvais.

            Le film de Losey porte aussi sur le thème de la curiosité. Robert Klein veut absolument savoir qui est cet homonyme juif avec qui il est confondu. Il veut d’autant plus satisfaire sa curiosité que les connaissances de l’autre Robert Klein ne cessent de lui dire qu’il lui ressemble physiquement. L’autre est à ses yeux devenu son double, il est comme une ombre qui se dérobe à chaque fois qu’il croit le saisir.

            « SAVOIR laisse notre faible organisation dans un perpétuel état de calme », disait le vieil antiquaire de La Peau de chagrin de Balzac. Or Robert Klein ne sera apaisé que quand il saura, c’est-à-dire dès qu’il aura son double en face de lui, et qu’il aura pu le dévisager en le regardant droit dans les yeux. Sa curiosité devient tellement forte qu’elle aura raison de lui et finira par le faire entrer, lui l’individualiste, dans la tragédie collective.

Il ne faut pas chercher la vraisemblance dans ce film kafkaïen

            Ce film a un côté kafkaïen. Robert Klein est victime d’une situation absurde : il est soupçonné d’être juif alors que c’est lui-même qui a signalé son cas à la préfecture de police. Mais, comme le lui fait observer le commissaire chargé de l’enquête, « ce ne serait pas la première fois que quelqu’un se montre pour mieux se cacher. »

            Les scènes avec Robert sont entrecoupées, à intervalles réguliers, de séquences montrant l’administration préparer la rafle du Vel-d’Hiv. Dans ces séquences entièrement muettes, la bureaucratie est comme un monstre froid qui fait preuve de minutie dans la mise au point de l’opération.

            Il ne faut pas chercher la vraisemblance dans ce film kafkaïen. Il contient de nombreuses coïncidences qui sont volontaires, et l’histoire se passe en hiver alors que la rafle du Vel-d’Hiv eut lieu en été. Il y a même une dimension onirique dans ce film qui peut s’apparenter à un conte, notamment quand Robert, sur les traces de son double, se rend la nuit dans un mystérieux château.

            M. Klein fut mal accueilli par certains critiques, et Losey en fut affecté. Il se vit néanmoins décerner les Césars du meilleur film et de la meilleure réalisation, en 1977.

            Le traitement de l’image par Losey est ici particulièrement fluide. Alain Delon, le visage impassible, est envoûtant dans le rôle de Robert Klein. Il s’agit là du meilleur film dans lequel il a tourné à quarante ans passés.

            M. Klein apparaît comme un film contenant bien des mystères et des étrangetés. Le spectateur a besoin de le voir et de le revoir sans fin, pour en percer les secrets.

 

M. Klein, de Joseph Losey, 1976, avec Alain Delon, Suzanne Flon, Jeanne Moreau, Michael Lonsdale, Jean Bouise et Louis Seigner, DVD StudioCanal.

23/01/2017

Hitler m'a dit, d'Hermann Rauschning

Hitler tel qu’il est

Hitler m’a dit

En 1939, Hermann Rauschning, un ancien dignitaire nazi, publiait Hitler m’a dit pour alerter le monde sur les véritables desseins du chancelier allemand. L'auteur fait le portrait d’un Hitler chef de gang, prêt à sacrifier des millions de vies pour parvenir à ses fins.

            Hermann Rauschning naquit en 1887 en Prusse Orientale. Fils d’un propriétaire terrien, il était appelé à hériter du domaine familial ; mais la défaite de l’Allemagne, en 1918, bouleversa son destin. Ses terres étant situées dans la partie de la Prusse annexée par la Pologne, il se trouva dépossédé.

 hitler m'a dit,hitler,hermann rauschning           Humilié et blessé, il adhéra au parti nazi et fut élu au Sénat de la Ville libre de Dantzig. Au lendemain de la Grande Guerre, Dantzig ne faisait plus partie du Reich et avait reçu un statut spécial sous protection de la SDN (Société des nations).

            De 1933 à 1934, pendant un peu plus d’un an, Hermann Rauschning fut président du Sénat de Dantzig, et, à ce titre, il fut le chef du gouvernement de la Ville. En tant que haut responsable nazi, il fut amené à approcher Hitler à plusieurs reprises, avant et après l’accession de celui-ci à la chancellerie du Reich.

            A l’occasion de ces rencontres, Rauschning fut défavorablement impressionné par Hitler. De plus en plus inquiet, il fuit l’Allemagne en 1935 et se réfugia en Suisse, puis aux Etats-Unis. En 1939, il publia Hitler m’a dit dans le but d’alerter ses contemporains sur les desseins d’Hitler et sa personnalité.

            A la question « Quelle impression Hitler produit-il ? », Rauschning répond qu’il éveilla en lui des impressions contradictoires. En août 1932, il fut reçu à l’Oberzsalzberg, le chalet d’Hitler dans les Alpes bavaroises, et pénétra son intimité. Or, le portrait qu’il fait du Führer n’est pas celui d’un être charismatique. « Dans ce cadre, écrit Rauschning, le grand tribun disparaissait, s’effaçait jusqu’à n’être plus qu’un bourgeois insignifiant. […] Hitler n’a vraiment rien qui puisse attirer. » Rauschning parle de son regard fixe et éteint, et déplore sa « voix criarde, gutturale, menaçante et frénétique ». Il évoque aussi sa manie de se curer les dents d’un « geste affreusement vulgaire ».

Hitler aurait pu être inventé par Dostoïevski

            Pourtant Hitler a déclenché l’enthousiasme de certains. Rauschning s’interroge donc pour savoir comment cet homme « gauche et embarrassé » peut subjuguer les masses, et comment même des hommes cultivés et intelligents tombent en extase dès qu’ils le rencontrent. « On est obligé de penser aux médiums », écrit Rauschning. Selon lui, les médiums sont des hommes ordinaires et insignifiants, qui subitement se trouvent dotés de pouvoirs qui les élèvent au-dessus du commun. Rauschning confesse lui-même qu’en présence d’Hitler il fut victime d’une « sorte d’emprise hypnotique ».

            Rauschning évoque à plusieurs reprises l’instabilité du caractère d’Hitler : «  A la moindre contradiction, il entrait dans de violentes colères » ; mais ses accès de fureur étaient « soigneusement prémédités ». Suite à un incident mineur, Rauschning le vit vociférer : « Il criait à perdre voix, il trépignait et frappait du poing sur la table et contre les murs. Sa bouche écumait ; il haletait comme une femme hystérique et éructait des exclamations entrecoupées : "Je ne veux pas !... F…ez le camp ! traitres !" Ses cheveux étaient en désordre, son visage contracté, ses yeux hagards et sa face cramoisie. Sur le moment, j’eus peur qu’il ne tombât victime d’une attaque. » Par certains aspects, Hitler fait penser aux Possédés de Dostoïevski. Rauschning écrit lui-même à propos du dictateur : « Cet être aurait pu être inventé par Dostoïevski. »

            L’auteur ne se borne pas à livrer les clés de la psychologie d’Hitler, il raconte aussi les coulisses de son accession au pouvoir. A plusieurs reprises, Hitler donna l’impression d’hésiter sur la voie à suivre : la voie de la brutalité ou la voie de la légalité. Finalement il opta pour la seconde solution, quitte à donner l’impression d’être velléitaire et quitte à être critiqué par certains de ses camarades du Parti.

Pour Rauschning, les Nazis sont des gangsters

qui pratiquent le pillage et l’assassinat

            En ce qui concerne les principaux chefs nazis, Rauschning déclare qu’ils ont des « méthodes de gangsters ». Leur objectif principal est de s’enrichir au maximum dans le minimum de temps. Leur slogan pourrait être, selon Rauschning, « Enrichissez-vous » ; et il poursuit : « Les nazis s’emplissaient les poches à une allure si scandaleuse qu’on n’arrivait plus à suivre la cadence du pillage. […] Pendant ce temps, le Führer renonçait à son traitement de chancelier. Il donnait, lui, le bon exemple. Il n’avait besoin de rien. En une nuit, il était devenu l’éditeur le plus riche du monde, cousu de millions, l’auteur le plus lu, le plus obligatoirement lu. » Ici Rauschning fait allusion à l’obligation qu’avait chaque foyer allemand de posséder dans sa bibliothèque un exemplaire de Mein Kampf, ce qui assura à Hitler la vente de plusieurs millions d’exemplaires de son livre.

            Chez les gangsters, la vie ne tient qu’à un fil. Depuis la nuit des Longs-Couteaux et la liquidation de Rœhm, chef des SA, chacun sait que l’assassinat est une solution qui, à tout instant, permet de résoudre les problèmes. En conséquence, chaque chef nazi constitue des dossiers sur ses camarades, qu’il dépose chez un notaire, afin de disposer d’une police d’assurance.

            En février 1933, le Reichstag fut incendié. Les communistes furent accusés. Sur le moment, Rauschning fut persuadé que le Komintern avait commandité l’incendie. Mais, quelques jours plus tard, alors qu’il patiente dans une antichambre de la chancellerie du Reich, il surprit une conversation entre Gœring et Himmler. Goering racontait avec force détails comment ses « garçons » avaient utilisé un passage souterrain pour pénétrer dans le Reichstag et l’incendier. « Eclats de rire de satisfaction, plaisanteries, fanfaronnades, telles étaient les réactions de ces "conjurés". »

« Hitler n’a jamais pu terminer une conversation

sans éclater au moins une fois en imprécations contre les juifs »

            Dans le livre, il est question de l’antisémitisme du régime. Selon Rauschning, la plupart des chefs nazis, très pragmatiques, voient dans l’élimination des juifs l’occasion de s’enrichir à bon compte en les expropriant. Quelques uns d’entre eux cherchent aussi à satisfaire leurs « rêves sadiques ». Quant à Hitler, il croit profondément que « le juif est tout simplement le Mal ». Rauschning poursuit : « Hitler ne manquait pas de raisons pour exprimer sa haine. Il en était comme possédé au point qu’il n’a jamais pu terminer une conversation sans éclater au moins une fois en imprécations contre les juifs. »

            Selon Rauschning, Hitler parlait de ses projets devant tel ou tel collaborateur, seulement dans la mesure où celui-ci était concerné; mais il se gardait bien de lui donner une vision d’ensemble de ses intentions. Devant Rauschning cependant, Hitler alla assez loin en lui dévoilant une bonne partie de ses plans. Un jour, il lui déclara : « Il nous faut l’Europe et ses colonies. […] Notre espace complet, à nous, c’est l’Europe. Celui qui la conquerra imprimera son empreinte au siècle à venir. Nous sommes désignés pour cette tâche. Si nous ne réussissons point, nous succomberons, et tous les peuples européens périront avec nous. » Hitler précisa qu’il était prêt à « sacrifier toute une génération de la jeunesse allemande », et ajouta : « Même si tel doit être le prix, je n’hésiterai pas une seconde à me charger la conscience de la mort de deux ou trois millions d’Allemands. » Et concernant les peuples dont il s’apprêtait à saisir les territoires, il conclut : « Nous aurons le devoir d’éliminer ces peuples. »

            Cependant, pour arriver à ses fins, Hitler n’écartait de passer un pacte avec l’Union Soviétique : « Peut-être ne pourrai-je pas éviter l’alliance avec la Russie. Mais je garde cette possibilité comme mon dernier atout. […] Et si jamais je me décide à miser sur la Russie, rien ne m’empêchera de faire encore volte-face et de l’attaquer lorsque mes buts à l’Occident seront atteints. » Rappelons qu’Hitler m’a dit fut publié en 1939 et que la rupture du pacte germano-soviétique eut lieu en 1941.

            Sur un plan philosophique et religieux, Hitler déclara à Rauschning : « Le national-socialisme est plus qu’une religion : c’est la volonté de créer un nouvel Homme. » Et il fit part de son intention d’ « extirper le christianisme d’Allemagne ». Rauschning, appartenant à une vieille famille protestante de Prusse, dit que c’est suite à ces propos en particulier qu’il commença de se détacher d’Hitler et du nazisme.

            Installé aux Etats-Unis, Rauschning y mourut en 1982, à l’âge de quatre-vingts quatorze ans.

            Après la guerre et encore ces dernières années, certains historiens ont contesté l’authenticité des entretiens rapportés par Rauschning. Pourtant, avec le recul, son livre apparaît à bien des égards prophétiques. Et, en tout cas, personne ne conteste le fait que Rauschning l'a publié en 1939, à l’apogée d’Hitler et du nazisme, à l’aube de la Seconde Guerre mondiale et avant l’écrasement du Troisième Reich. Il ne s’agit en rien d’un texte apocryphe.

            Le mieux est de lire Hitler m’a dit comme un témoignage écrit et publié sur le vif. Le plus important, ce ne sont pas les erreurs que l’ouvrage peut contenir, mais le fait que bien souvent il approche la vérité. Quiconque aurait lu ce livre à sa parution, en 1939, aurait su à quoi s’en tenir sur Hitler et n’aurait pas été complètement surpris par le cours des événements.

 

Hitler m’a dit, d’Hermann Rauschning, 1939, collection Pluriel.