Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

11/10/2016

C'était les Daudet, de Stéphane Giocanti

Une histoire littéraire de la IIIème République

C’était les Daudet

L’histoire de la famille Daudet, telle que la raconte Stéphane Giocanti, se confond avec celle de la IIIème République. Alphonse Daudet devint un écrivain à succès suite à la défaite de 1870. Son fils aîné, Léon, fut d’abord le « fils privilégié de la République », avant d’en être son adversaire en tant que rédacteur en chef de L’Action française. Cependant le réactionnaire Léon Daudet surprit par ses choix esthétiques d’avant-garde.

            Le jeudi 12 février 1891, MM. Jules Ferry, Georges Clemenceau, Victor Schœlcher, Emile Zola, Edmond de Goncourt et bien d’autres hautes personnalités, se retrouvent dans la salle des fêtes de la mairie du XVIème arrondissement de Paris. Ils sont invités à la célébration du mariage de M. Léon Daudet et Mlle Jeanne Hugo. Le fils aîné de l’écrivain Alphonse Daudet épouse la petite fille de Victor Hugo, immortalisée par le poème « Jeanne était au pain sec dans le cabinet noir ». L’ombre du grand homme, mort six ans auparavant, plane sur la cérémonie. Conformément aux vœux laissés par le défunt, seul un mariage laïc est célébré. Cette journée offre, selon Stéphane Giocanti, « un grand moment de communion officielle en plein âge d’or de la IIIème République, à l’heure où le régime tout entier semble célébrer une stabilité durement acquise. »

                   c'était les daudet,stéphane giocanti     Le livre de Stéphane Giocanti montre l’importance prise par la famille Daudet dans la IIIème République naissante. Au départ, il y eut Alphonse, né en 1840, dans cette Provence à laquelle il resta attaché toute sa vie et qui inspira une bonne partie de son œuvre. En 1857, il monta à Paris rejoindre son frère aîné et devint le secrétaire du duc de Morny, demi-frère de Napoléon III. Il publia Les Lettres de mon moulin, qui furent saluées par la critique, mais qui, dans un premier temps, ne rencontrèrent pas leur public.

            Le jeune Alphonse était un homme à femmes qui menait une vie de bohème. Sa rencontre avec Mlle Julie Allard allait le corriger. Ils se marièrent en 1867, et, dès lors, Mme Alphonse Daudet décida de faire de son mari un grand écrivain. Leur fils cadet, Lucien, reconnut, bien des années après, l’influence exercée par sa mère sur son père : « Jeune fille aussi belle que cultivée, elle avait décidé que ce bohème fantaisiste […] deviendrait, par sa volonté à elle, un homme rangé, un bon mari, un excellent père et le grand écrivain qu’il allait être. » L’importance prise par Madame dans le couple fut telle, que de mauvaises langues firent circuler la rumeur selon laquelle c’était elle qui écrivait les livres de Monsieur.

            La défaite de 1870 donna aux œuvres d’Alphonse Daudet une résonnance particulière. Tout d’un coup il se trouva en phase avec les préoccupations de la société, et ses livres rencontrèrent de nombreux lecteurs. Dans Les Contes du lundi, Alphonse Daudet annonce, selon Stéphane Giocanti, « le patriotisme qui prévaudra tout au long des années 1880, lorsque l’Etat républicain sera consolidé, mais avec des touches merveilleusement poétiques, ici tendres, ailleurs acérées. » Sur le plan politique, Alphonse Daudet n’était ni royaliste, ni bonapartiste, ni même particulièrement républicain, mais c’était un ardent patriote qui pleurait les provinces perdues. Son conte La Dernière Classe est d’autant plus émouvant qu’il avait lui-même parcouru l’Alsace, sac au dos, avant la guerre.

Léon Daudet imposa Proust, se battit pour Céline,

défendit Gide et s’enthousiasma pour Debussy, puis Picasso

              Dans ce contexte, le fils aîné des Daudet, Léon, devint, selon Stéphane Giocanti, « le fils privilégié de la République ». Il entama des études de médecine, mais les abandonna au bout de quelques années, après avoir échoué au concours d’internat. Il en tira un roman intitulé Les Morticoles, qui se révéla dévastateur pour l’académie de médecine et les mandarins. Comme son père, le jeune Léon n’avait pas d’idées politiques arrêtées. Son mariage avec Jeanne Hugo fut un échec. Ils divorcèrent, puis Léon épousa sa cousine Marthe Allard. N’ayant pas été marié religieusement à Jeanne Hugo, il put épouser sa cousine à l’église. C’est dans les années qui suivirent et sous l’influence de sa nouvelle femme, que Léon revint au catholicisme de sa jeunesse et épousa les idées royalistes. Il rencontra Maurras et devint rédacteur en chef de L’Action française.

          A la tête du journal, Léon Daudet acquit une réputation de royaliste de choc et de pamphlétaire sans merci. Malgré tout, il garda une grande indépendance d’esprit et une liberté totale dans ses choix littéraires, qui purent heurter sa famille politique.

            Son père avait été l’exécuteur testamentaire d’Edmond de Goncourt, mais était mort peu après. En conséquence, c’est Léon qui mit en place l’académie dont les frères Goncourt avaient rêvé. Il en devint le président à la suite d’Huysmans et voulut imposer ses choix. En 1919, il fit campagne pour que le prix Goncourt fût décerné à A la recherche du temps perdu : A l’ombre des jeunes filles en fleur. L’ardent patriote qu’il était, préféra, au lendemain de la Grande Guerre, récompenser l’œuvre de Proust, plutôt que Les Croix de bois, de Dorgelès. Il faut dire que Lucien son frère cadet lui avait fait découvrir Proust, dont il était plus que le confident.

            « Les lettre ne sont point un divertissement de jeunes filles,

et la vraie bibliothèque n’est pas rose. »

            Dans les années 1930, Léon Daudet se battit pour Céline ; mais, cette fois-ci, il échoua ; et le Goncourt alla aux Loups, de Mazeline. Il défendit également Gide, malgré les idées très différentes des siennes que ce dernier professait.

            Conscient que ses choix esthétiques pouvaient déconcerter ses lecteurs, Léon Daudet se justifia en écrivant : « La question morale, en littérature et en art, m’importe peu, alors qu’en pédagogie, je la crois essentielle. » Plus tard, il ajouta : « Les lettre ne sont point un divertissement de jeunes filles ni de frères de lais, et la vraie bibliothèque n’est pas rose. » Stéphane Giocanti salue « la lucidité de son jugement littéraire » et rappelle que Léon Daudet s’intéressait à toutes les formes d’art. Jeune homme, il avait défendu Pelléas et Mélisande, pourtant sifflé à leur création, et avait qualifié Debussy de « musicien de génie ». Parvenu à l’âge mûr, il s’enthousiasma de la même manière pour Picasso.

             C’était les Daudet est un livre touffu, mais riche en enseignements. A travers une grande famille d’écrivains, c’est l’histoire de la IIIème République que Stéphane Giocanti retrace. Léon Daudet mourut en 1942, deux ans après le sabordage de cette république dont il avait été le « fils privilégié ».

 

C’était les Daudet, de Stéphane Giocanti, 2013, éditions Flammarion.

20/09/2016

Z, de Costa-Gavras

Film engagé à la réalisation efficace

Z

En 1969, Costa-Gavras démontrait, avec Z, que film politique ne rime pas systématiquement avec film soporifique. L’intrigue est menée tambour-battant et la réalisation est efficace. Sur un dialogue écrit par Jorge Semprun, Z raconte l’assassinat d’un député grec d’opposition, interprété par Yves Montand.

           Au printemps 1967, le jeune cinéaste Costa-Gavras était en voyage en Grèce, son pays d’origine, quand il tomba sur un roman de Vassilis Vasslikos, intitulé Z. Le livre racontait dans quelles circonstances le député de l’opposition Grigoris Lambrakis avait été assassiné à Salonique quelques années plus tôt. Costa-Gavras fut captivé par le récit digne d’un thriller et comprit aussitôt qu’il tenait là le sujet de son prochain film. De retour en France, il écrivit un scénario avec Jorge Semprun, puis contacta Yves Montand pour lui proposer le rôle principal. Costa-Gavras connaissait bien l’acteur, depuis qu’il avait accepté de jouer dans son premier film, Compartiment tueurs. Montand donna son accord pour interpréter le député, bien que le personnage meure assassiné dans la première demi-heure du film.

          z,costa-gavras,jorge semprun,theodorakis,montand,irène papas,trintignant,françois périer,jacques perrin,charles denner,pierre dux,georges géret,bernard fresson,marcel bozzufi,julien guiomar,magali noël,renato salavatori,jean bouise  Restait à trouver des producteurs. Et c’est là que les difficultés apparurent. Malgré la présence de Montand en tête d’affiche, les producteurs ne furent pas très chauds pour financer un film qui devait durer plus de deux heures et qui se voulait engagé, alors qu’à l’époque cinéma engagé était synonyme de cinéma ennuyeux. Par ailleurs, quand le projet prit forme, c’est-à-dire au début de l’été 1968, la donne politique avait changé, à la fois en Grèce et en France. La Grèce avait été le théâtre d’un coup d’Etat militaire qui avait vu l’instauration du « régime des colonels », tandis que la France, elle, se remettait des soubresauts de Mai.

            Alors que le projet restait bloqué faute de financement, un jeune acteur de la distribution, Jacques Perrin, dénoua la situation en trouvant des partenaires algériens, si bien que le premier coup de manivelle put être donné rapidement. Le tournage eut lieu en août 1968, à Alger.

Montand est inoubliable

alors qu'il disparaît au bout d'une demi-heure

            Avec le recul, les qualités du film paraissent évidentes. La première qualité, c’est le rythme haletant. On ne s’ennuie pas. L’intrigue est menée tambour-battant. Le montage, nerveux, efface toute trace éventuelle de temps mort. Costa-Gavras, par sa réalisation efficace, démontre que film politique ne rime pas systématiquement avec film soporifique.

            La deuxième qualité du film réside dans le scénario et le dialogue. Costa-Gavras s’appuie sur un texte écrit par Jorge Semprun, qui a su donner un côté littéraire à ce thriller. La collaboration de Costa-Gavras avec Jorge Semprun lui aura permis de réaliser ses meilleurs films.

            La troisième qualité, c’est la distribution. Montand, dans le rôle du député, est inoubliable, alors que pourtant il disparaît de l’histoire au bout d’une demi-heure. Les seconds rôles sont remarquables : Pierre Dux, dans le rôle du général de gendarmerie ; Julien Guiomar ; Marcel Bozzufi, dans le rôle de l’assassin ; Bernard Fresson ; Charles Denner ; Jean Bouise ; Irène Papas ; sans oublier Jean-Louis Trintignant, dans le rôle du juge d’instruction chargé de l’enquête sur la mort du député.

            La quatrième qualité, c’est la musique composée par Theodorakis. Sa partition lui apporta la notoriété et lui ouvrit les portes d’Hollywood, mais, déporté par les colonels, il ne put diriger l’enregistrement de la musique de Z.

            Enfin, la cinquième qualité du film réside dans l’utilisation des décors. Les rues et les bâtiments publics d’Alger assurent le dépaysement. Le spectateur qui ne reconnaît pas Alger a l’impression que l’histoire se passe dans une ville de Grèce ou de n’importe quel autre pays méditerranéen. Dans les scènes tournées de jour, le soleil est éclatant et se réverbère sur les immeubles blancs.

Z fit le tour du monde et fut couvert de récompenses

            Encore aujourd’hui, il se peut que certains spectateurs trouvent les personnages trop typés, voire stéréotypés. Ainsi les gentils étudiants aux cheveux longs sont sveltes et se montrent pacifiques dans la contestation, tandis que les gros bras du pouvoir, qui incarnent l’extrême-droite, ont des airs de butors et aiment à se promener avec une matraque en poche. Pourtant, malgré certaines apparences, Costa-Gavras et Semprun ont introduit de la nuance chez certains des personnages, ou tout au moins de la subtilité. Par exemple, quand l’opposition veut organiser un rassemblement en l’honneur du député, le général de gendarmerie, en bon démocrate, ne l’interdit pas… Mais, parce qu’il est respectueux des libertés de tous, il n’interdit pas non plus la contre-manifestation des partisans du régime.

            La scène d’ouverture a un aspect littéraire, avec une conférence donnée sur le mildiou au cours de laquelle le général de gendarmerie use d’une métaphore particulièrement osée : tout comme le vigneron traite préventivement sa vigne, la société doit se prémunir contre les agents infectieux, tels le communisme, qui menacent de la détruire.

            Une allusion à l’affaire Dreyfus est faite dans ce film. A l’image du commandant Picquard, convaincu de la culpabilité du capitaine avant de se rendre à l’évidence, le juge qui enquête sur la mort du député ne doute pas, dans un premier temps, de la version officielle des autorités, qui concluent à un accident. Mais, comme il est honnête et consciencieux, il cherche à faire toute la lumière sur les faits entourant ce qu’il appelle « les incidents ». Derrière ses verres fumés, Jean-Louis Trintignant ne laisse rien transparaître de ses sentiments et se montre redoutable. Quand il prêche le faux, c’est pour savoir le vrai.

            Z sortit en février 1969. Le film rencontra le succès dans les salles et fit le tour du monde. Il fut couvert de prix dans de multiples festivals. A la cérémonie des Oscars de 1970, en tant que film algérien, il fut sacré meilleur film étranger de l’année.

            Le succès de Z et de son personnage procurèrent à Montand un surcroit de notoriété. Dans le courant de l’année 1969, il renouvela sa collaboration avec Costa-Gavras et tourna L’Aveu sous sa direction. Dans ce film, il allait trouver l’un des rôles les plus marquants de sa carrière, et certainement celui qu’il prit le plus à cœur.

 

Z, de Costa-Gavras, 1969, avec Yves Montand, Irène Papas, Jean-Louis Trintignant, François Périer, Jacques Perrin, Charles Denner, Pierre Dux, Georges Géret, Bernard Fresson, Marcel Bozzufi, Julien Guiomar, Magali Noël, Renato Salavatori et Jean Bouise, DVD StudioCanal.

30/05/2016

Mémoires d'Hadrien, de Marguerite Yourcenar

Souvenirs apocryphes d’un empereur

Mémoires d’Hadrien

Marguerite Yourcenar se glisse dans la peau de l’empereur Hadrien et imagine ce qu’eussent pu être ses mémoires, s’il en avait laissés. Elle fait preuve d’un tel mimétisme, qu’au bout d’un moment le lecteur finit par se convaincre qu’il est vraiment en train de lire les souvenirs laissés par Hadrien lui-même.

            L’empereur Hadrien n’a jamais laissé de mémoires. Mais, en puisant dans les sources de l’époque, notamment dans sa correspondance, Marguerite Yourcenar a imaginé ce qu’eussent pu être les souvenirs de l’empereur. Le résultat est étonnant. Marguerite Yourcenar s’efface complètement derrière son personnage ; elle fait preuve d’un tel mimétisme, d’une telle empathie, qu’au bout d’un moment le lecteur finit par se convaincre qu’il est vraiment en train de lire un texte rédigé par Hadrien lui-même. Soyons franc. Ce livre ne se dévore pas comme un roman policier. L’absence totale de dialogues peut décourager nombre de lecteurs et le langage soutenu employé par l’auteur peut paraître difficile et ardu. Pour bien profiter de ce livre, il est préférable de le lire quand on a du temps, notamment du « temps de cerveau disponible ».

         Marguerite Yourcenar, Mémoires d'Hadrien  Marguerite Yourcenar a donné à ces mémoires apocryphes la forme d’une longue lettre qu’Hadrien écrit à Marc-Aurèle, un garçon de dix-sept ans, déjà désigné par lui pour régner un jour sur l’empire. Hadrien est alors âgé de soixante ans, c’est un homme diminué par la maladie ; il sent que son corps, « ce fidèle compagnon », ne lui répond plus. Même s’il ignore quand il va mourir, il sait que ses jours sont comptés, et, avant de partir, il fait à Marc-Aurèle le récit de sa vie.

            Hadrien est né en Espagne, où « l’hellénisme et l’orient étaient inconnus ». Dans ce pays rustique de garnisons, il reçoit une instruction militaire qui le prépare à un mode de vie rude. Mais cette éducation à la dure est équilibrée par l’apprentissage du grec, la langue de la philosophie. Le garçon a la chance d’être envoyé à Athènes, ville qui immédiatement conquiert son cœur. Jeune homme, Hadrien est surnommé « l’étudiant grec ». Quand un jour il a une cicatrice au menton, il y voit là « un prétexte pour porter la courte barbe des philosophes grecs ». Il avoue lui-même : « C’est en latin que j’ai administré l’empire ; […] mais c’est en grec que j’aurai pensé et vécu. »

Hadrien veut le pouvoir pour lui-même,

afin de se réaliser avant de mourir

            Hadrien devient un proche du nouvel empereur, Trajan, un Romain d’Espagne comme lui. Mais, alors qu’Hadrien concilie les qualités de soldat et de philosophe, Trajan est avant tout un militaire. C’est même, selon Hadrien, un « empereur-soldat », qui vit modestement au milieu de ses hommes. Il est constamment en campagne et veut toujours étendre les limites géographiques de l’empire. Cette soif insatiable de conquêtes, notamment ce rêve d’Orient qui habite Trajan, finit par inquiéter Hadrien. Hadrien a conscience des « raisons pratiques » d’ordre politique, économique et commerciale qui dictent ces guerres, il constate également que Trajan est un empereur heureux que la victoire n’a jamais déserté. Mais il sait aussi que toutes ces conquêtes sont bien fragiles et qu’il suffirait de presque rien pour faire basculer une situation qui confine à l’absurde. Selon Hadrien, l’empereur prend des risques inconsidérés et se condamne à la victoire perpétuelle : « Le moindre revers aurait eu pour résultat un ébranlement de prestige que toutes les catastrophes pourraient suivre ; il ne s’agissait pas seulement de vaincre, mais de vaincre toujours, et nos forces s’épuiseraient. » Tombé malade, Trajan meurt au cours d’une campagne contre les Parthes, au bout de vingt ans de règne. Hadrien lui-succède.

            Cette succession n’est pas allée de soi. C’est Plotine, veuve de Trajan et devenue entre-temps grande amie d’Hadrien, qui a imposé son protégé. Pour faciliter les choses, elle déclara que, sur son lit de mort, l’empereur agonisant avait, par lettre, désigné Hadrien. Très vite la rumeur se propagea selon laquelle la succession reposait sur une fraude. Au soir de sa vie, Hadrien en garde mémoire : « Mes ennemis ont accusé Plotine d’avoir profité de l’agonie de l’empereur pour faire tracer à ce moribond les quelques mots qui me léguaient le pouvoir. […] Mais il faut bien avouer que la fin, ici, m’importaient plus que les moyens : l’essentiel est que l’homme arrivé au pouvoir ait prouvé par la suite qu’il méritait de l’exercer. » Devenu empereur à quarante ans passés, Hadrien est impatient de rencontrer enfin son destin, car il avait peur de mourir avant de se réaliser : « Tous les problèmes de l’empire m’accablaient à la fois, mais le mien propre pesait davantage. Je voulais le pouvoir. Je le voulais pour imposer mes plans, essayer mes remèdes, restaurer la paix. Je le voulais surtout pour moi-même avant de mourir. »

Antinoüs occupe une place centrale dans les Mémoires d’Hadrien

            Pour apparaître comme le successeur naturel de Trajan, Hadrien, quand il était jeune homme, avait épousé Sabine, petite nièce de l’empereur-soldat. Ce mariage avait été, reconnaît Hadrien, « un triomphe pour un ambitieux de vingt-huit ans ». Mais, par la suite, il fut « source d’irritation et d’ennuis ». Hadrien écrit à Marc-Aurèle qu’au cours de son règne il avait envisagé de se séparer d’elle : « J’aurais pu me débarrasser par le divorce de cette femme point aimée […]. Mais elle me gênait fort peu […]. Elle assistait aujourd’hui sans paraître s'en apercevoir aux manifestations d’une passion qui s’annonçait longue. » Ici Hadrien fait allusion à sa passion pour Antinoüs.

            Antinoüs occupe une place centrale dans les Mémoires d’Hadrien. C’est en Asie mineure, à l’occasion de l’un de ses multiples voyages, que l’empereur fit la connaissance de ce jeune Grec, natif de Bithynie, dont la beauté tout de suite le fascina. Ce fut comme un coup de foudre : « Une intimité s’ébaucha. Il m’accompagna par la suite dans tous mes voyages, et quelques années fabuleuses commencèrent. […] Ce beau lévrier avide de caresses et d’ordre se coucha sur ma vie. » Hadrien évoque longuement Antinoüs vivant… et mort. Quand il est retrouvé noyé dans le Nil, c’est en philosophe qu’Hadrien accepte la mort du garçon qui a quitté la vie quelques semaines avant d’avoir vingt ans, « épouvanté de déchoir, c’est-à-dire de vieillir ». L’empereur veut immortaliser les traits de son favori qui fut pour lui l’image de la beauté, et fait graver de multiples médailles et pièces à son effigie. Il fonde une ville qui lui est dédiée, Antinoé, en Egypte, et établit le culte d’Antinoüs. C’est ainsi que les mères dont le fils est malade l’invoquent pour obtenir la guérison.

            Diminué, Hadrien décide de rentrer en Italie pour régler ses affaires : « Je me disais que seules deux choses m’attendaient à Rome ; l’une était le choix de mon successeur, qui intéressait tout l’empire ; l’autre était ma mort, et ne concernait que moi. »

            Tout au long du livre, Hadrien apparaît comme un être conforme à la réputation que la postérité lui a accordée, c’est-à-dire celle d’un empereur philosophe qui a beaucoup réfléchi au pouvoir, à la vie et à la mort. Marguerite Yourcenar va au-delà du factuel pour essayer de comprendre en profondeur la signification des événements qui ont jalonné la vie d’Hadrien, ce qui donne au livre sa force.

Post-scriptum : Mémoires d’Hadrien, de Marguerite Yourcenar, inspirèrent à Hervé Cristiani la chanson Antinoüs.

 

 Mémoires d’Hadrien, de Marguerite Yourcenar, 1951, collection Folio.