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11/04/2016

Fatherland, de Robert Harris

Thriller uchronique

Fatherland

Robert Harris imagine une intrigue policière ayant pour cadre le Berlin de 1964, capitale d’une Allemagne qui aurait gagné la guerre. Fatherland est ce qu’on pourrait appeler un thriller uchronique. A l’aide d’une solide documentation et tout en faisant preuve d’imagination, Robert Harris mêle habilement le vrai et le faux.

            Par certains aspects, Fatherland a les caractéristiques d’un roman policier classique. Au départ, il s’agit d’une simple histoire de crime. Une nuit, à Berlin, l’inspecteur Xavier March, de la Kripo, la police criminelle, est appelé sur les bords de la Havel, pour constater le décès d’un individu retrouvé noyé. La victime est un ancien ministre, et sa mort n’est pas naturelle. L’inspecteur March enquête, il trouve des témoins, mais ils ont peur de parler. On cherche à l’envoyer sur de fausses pistes. Sa quête de la vérité gêne en haut lieu, lui-même reçoit des menaces…

           fatherland,robert harris Beaucoup d’ingrédients servis dans Fatherland se retrouvent dans de nombreux autres thrillers : un assassinat, une enquête, des témoins qui se taisent définitivement, des fausses pistes, un secret d’Etat... Ce qui fait l’originalité de ce roman, c’est le contexte imaginé par l’auteur. Robert Harris a construit sa fiction sur la base d’une uchronie : il a placé son intrigue en avril 1964, dans un Berlin qui s’apprête à célébrer le soixante-quinzième anniversaire du Führer. Robert Harris imagine qu’Hitler a gagné la guerre et qu’il domine l’Europe. A condition d’accepter cette hypothèse de départ, les informations données par Robert Harris paraissent vraisemblables et font froid dans le dos. La nouvelle Europe est dominée par l’Allemagne qui a annexé ses proches voisins : « Le Luxembourg était devenu le Moselland, l’Alsace-Lorraine la Westmark ; l’Autriche, l’Ostmark. Même scénario pour la Tchécoslovaquie – le petit bâtard de Versailles n’était plus que le protectorat de Bohême et de Moravie. La Pologne, la Lettonie, la Lituanie, l’Estonie : gommées de la carte. […] A l’ouest, douze nations [dont la France et la Grande-Bretagne] avaient lié leur sort à celui de l’Allemagne, par le traité de Rome, et formaient l’espace économique européen. L’allemand était la deuxième langue officielle dans toutes les écoles. » Edouard VIII a été réinstallé sur le trône d’Angleterre et règne avec la reine Wallis à ses côtés. La Guerre froide oppose l’Allemagne aux Etats-Unis, mais la Détente semble se profiler, avec l’annonce du voyage qu’a prévu de faire à Berlin le président Kennedy. Il s’agit bien sûr de Joseph Kennedy, soixante-quinze ans, qui, quand il était ambassadeur en Allemagne avant-guerre, était réputé pour ses sympathies pro-nazies.

            S’inspirant des projets d’Albert Speer qui était l’architecte d’Hitler, Robert Harris plante le décor et imagine à quoi ressemble la capitale du Reich hitlérien. Xavier March, en compagnie de son jeune fils, a pris place à bord d’un autobus touristique qui fait le tour de Berlin. Le guide leur présente les principaux monuments de la ville en commençant par le plus célèbre, le Grand Dôme. Il précise : « Le Grand Dôme du Reich est le plus grand édifice au monde. Il s’élève à plus d’un quart de kilomètre du sol et certains jours – remarquez aujourd’hui – le sommet est invisible. La coupole fait cent quarante mètres de diamètre ; elle peut contenir seize fois Saint-Pierre de Rome. » La visite se poursuit avec l’Arc de Triomphe ; le guide croit bon d’ajouter que « l’Arc de Triomphe de Paris y pénétrerait quarante-neuf fois. » Quand l’autobus s’engage dans l’imposante avenue de la Victoire, il est précisé qu’elle est « deux fois et demie plus longue que les Champs-Elysées à Paris. » Robert Harris, ou plutôt Xavier March, conclut : « Plus haut, plus long, plus grand, plus large, plus cher… Même dans la victoire, pensait March, l’Allemagne gardait un complexe d’infériorité. Rien n’avait de valeur en soi. Tout se comparait à ce qui existait ailleurs. »

Dans cette nouvelle Allemagne, reste un sujet tabou :

le sort des Juifs

            La victoire de l’Allemagne apparaît d’ailleurs toute relative. Sur le papier, elle a gagné de vastes territoires à l’Est. La propagande promet aux volontaires de devenir colons sur des terres qui leur sont distribuées gracieusement. Pourtant ces vastes espaces ne sont pas sûrs. Robert Harris présente l’envers du décor : « La propagande montrait des colons heureux vivant dans l’opulence. Mais d’autres informations filtraient, sur la situation réelle : une existence conditionnée par un sol pauvre, un travail harassant, les mornes cités-dortoirs où les Allemands devaient se réfugier la nuit tombée, par crainte des attaques des partisans locaux. »

            Dans cette nouvelle Allemagne, reste un sujet tabou : le sort des Juifs. Les personnages du roman s’abstiennent d’en parler, ou le font à mots couverts. L’un d’entre eux se borne à dire, quand il est question des Juifs au cours d’une conversation : « Comme chacun sait, ils sont à l’Est. » Et le personnage change aussitôt de sujet.

            Ce qui rend percutant Fatherland, c’est le mélange habile entre le vrai et le faux. Robert Harris a su trouver le bon équilibre entre les deux. Par exemple, les citations d’Hitler qu’il met en exergue sont authentiques. Certes le Berlin colossal qu’il imagine n’a jamais vu le jour, mais il correspond, monument par monument, à celui qu’Hitler avait prévu de bâtir à partir des plans de Speer, si l’Allemagne avait gagné la guerre. A la lecture du livre, on perçoit que Robert Harris, tout en faisant preuve d’imagination, s’est solidement documenté sur le IIIème Reich.

            Publié en 1992, Fatherland est le premier roman écrit par Robert Harris et contribua à sa renommée. Depuis, l’auteur s’est fait le spécialiste du thriller historique, visitant différentes époques, l’une après l’autre. Son dernier livre, D., publié en 2014, porte sur l’affaire Dreyfus. Robert Harris est aussi l’auteur de Ghostwriter, adapté au cinéma par Polanski.

 

Fatherland, de Robert Harris, 1992, collection Pocket.

22/02/2016

Il était un capitaine, de Bertrand Solet

L’affaire Dreyfus racontée aux jeunes

Il était un capitaine

Il était un capitaine fut publié au début des années soixante-dix, dans une collection pour la jeunesse. Aujourd’hui réédité, ce livre raconte, sous forme de fiction, les différents épisodes de l’affaire Dreyfus. La peinture de l’époque est particulièrement réussie. Le lecteur comprend mieux comment, de bonne foi, de nombreux contemporains crurent en la culpabilité du capitaine.

            Dans Il était un capitaine, Bertrand Solet remonte aux sources de l’affaire Dreyfus ; il écrit : « Certains ont dit que tout avait commencé, en fait, le 23 septembre 1894, aux abords de la chapelle Sainte-Clotilde, à Paris. » Ce jour-là, la nommée Marie Bastian, femme de ménage à l’ambassade d’Allemagne, avait rendez-vous avec le commandant Henry, l’un des chefs du service « section des statistiques, rattachée au deuxième bureau » de l’Etat-major de l’armée. En clair, le commandant Henry était l’un des chefs du contre-espionnage. Marie Bastian lui remit un certain bordereau trouvé dans une corbeille à papier de l’ambassade. Henry fit ensuite son rapport à son supérieur hiérarchique, le colonel Sandherr, chef de la section des statistiques. Ledit bordereau était un document de la plus haute importance, il constituait la preuve qu’un officier de l’Etat-major livrait des secrets à l’Allemagne. Une enquête discrète fut confiée au commandant du Paty de Clam, qui, en étudiant les écritures, eut vite fait de démasquer le coupable : le capitaine Alfred Dreyfus, stagiaire à l’Etat-major. Dreyfus eut beau clamer son innocence, il fut confondu, arrêté et mis au secret. L’affaire, rondement menée, trouvait rapidement sa conclusion. En fait, elle ne faisait que commencer.

     Il était un capitaine, Bertrand Solet       Chapitre après chapitre, Bertrand Solet fait revivre les épisodes successifs de l’Affaire : la condamnation de Dreyfus par un conseil de guerre, sur la foi d’un dossier secret ; sa déportation à l’île du Diable ; la fabrication de fausses preuves contre lui ; la campagne de presse en sa faveur ; la cassation et l’annulation du procès ; la tenue d’un second conseil de guerre, qui, lui aussi, prononce sa condamnation ; et puis, sa réhabilitation. Les personnages de l’Affaire sont nombreux, ce qui demande au jeune lecteur un effort d’attention. Pour rendre le récit plus fluide, Bertrand Solet a inventé le personnage de Maxime Dumas, un jeune journaliste chargé de couvrir l’affaire Dreyfus.

            La peinture de l’époque est particulièrement réussie. Dans les années 1890, la IIIe République est bien jeune et mal assurée. Une restauration monarchique n’est pas à exclure. L’armée est toute puissante et occupe la première place dans le cœur de la nation, car c’est elle qui a la responsabilité de préparer la revanche contre l’Allemagne. Dans ces circonstances, le ministre de la Guerre est quasi-systématiquement un militaire. En 1894, il s’agissait du général Mercier, un républicain, qui ne tarda pas à être convaincu de la culpabilité de Dreyfus et qui devint son principal accusateur. Dans ses dires, il fut appuyé par le général de Boisdeffre, chef d’Etat-major général de l’armée, qui ferma les yeux sur les agissements du commandant Henry, alors que ce dernier était un faussaire, grand spécialiste de la fabrication de faux documents. A partir de deux brouillons de vraies lettres et en y insérant quelques mots supplémentaires bien choisis, il se révéla capable de fabriquer une lettre, fausse celle-là, établissant la culpabilité de Dreyfus ; cette lettre fut appelée le faux Alexandrine. Henry n’était certes pas un homme recommandable, mais comme l’écrit Solet, « un service de renseignement n’est jamais un endroit très propre ».

            Dans ces conditions, on comprend mieux comment, de bonne foi, de nombreuses personnes furent convaincues de la culpabilité de Dreyfus. Tous les éléments portés à la connaissance du public allaient dans le sens de sa culpabilité. Le général Mercier martelait : « Il existe des charges accablantes contre le capitaine. La culpabilité est certaine. » Jean Jaurès lui-même trouva trop clément le jugement du premier conseil de guerre, condamnant Dreyfus à la déportation. Par la suite, il se ravisa et devint un Dreyfusard de premier plan. Par ailleurs, l’antisémitisme était tellement répandu et diffus à travers la nation que Dreyfus faisait un coupable idéal.

A la manière de Balzac, Solet entend dissiper

les ténèbres de l’Affaire

            Un homme fit beaucoup pour établir l’innocence de Dreyfus ; cet homme est au centre du récit, c’est le lieutenant-colonel Picquard. Picquard succéda au colonel Sandherr à la tête du service des statistiques. Convaincu lui aussi de la culpabilité du capitaine, il fut chargé par ses supérieurs de rassembler de nouvelles preuves. Il se plongea dans le dossier, examina les pièces et se rendit compte que certaines d’entre elles étaient fausses. Il confondit le faussaire, son subordonné Henry, et démasqua le véritable traitre à la patrie, le commandant Esterhazy. Picquard présenta les résultats de son enquête au général de Boisdeffre. Mais au lieu de lui donner raison, Boisdeffre lui ordonna de garder le silence. Picquard, étant honnête avant tout, refusa de se taire. Avant qu’un scandale n’éclate, il fut muté en Afrique du Nord, dans une contrée dangereuse, ses supérieurs caressant l’espoir qu’une balle perdue le ferait taire définitivement.

            Par ailleurs, Solet montre bien comment le commandant Esterhazy, un être impudent sans foi ni loi, fut soutenu par l’Etat-major, qui l’aida secrètement dans sa défense et dans sa fuite. Il faut dire qu’Esterhazy pensait tenir l’Etat-major à sa merci, il le menaçait régulièrement de révélations qui pourraient être embarrassantes pour les chefs.

            Lorsque l’Affaire éclata, il y eut, semble-t-il, un homme qui, d’emblée, ne crut pas en la culpabilité de Dreyfus. Cet homme, écrit Solet, c’est le généralissime Saussier, gouverneur militaire de Paris, le plus haut chef de l’armée. Devant le président de la République, il eut alors cette phrase sibylline : « Cet imbécile de Mercier s’est encore mis le doigt dans l’œil. » Pourtant le général Saussier ne fit aucune démarche en faveur de Dreyfus.

            Dans cette affaire, il reste bien des zones d’ombre. A la fin du livre, tel Balzac dans Une ténébreuse affaire, Bertrand Solet entend faire la lumière sur l’Affaire Dreyfus en dissipant les ténèbres qui la couvrent. Il éclaire les zones d’ombre en faisant sienne la thèse jadis défendue par l’historien Henri Guillemin. Cette thèse, dans le style « complotiste », est contestée par nombre de spécialistes, mais elle est passionnante à connaître.

 

Il était un capitaine, de Bertrand Solet, 1971, collections Plein Vent (épuisé) et Le Livre de Poche.

14/12/2015

L'Emprise, de Marc Dugain

La comédie humaine du pouvoir

L’Emprise

(Trilogie de l’emprise, tome 1)

L’Emprise est le tome 1 de la trilogie du même nom. Marc Dugain entend démonter les rouages du système politique français. Dans ce House of cards tricolore, les hommes politiques ne pensent qu’à l’Elysée, mais sont impuissants à régler les problèmes des Français. L’Emprise est riche à la fois en rebondissements et en réflexions.

            A l’origine, L’Emprise devait être une série télévisée. Marc Dugain avait monté un projet qu’il avait proposé à une chaîne de télévision ; sur le modèle de House of cards dans sa version britannique, il avait prévu de tourner une fiction démontant les rouages du système politique français. Selon Dugain, son commanditaire eut une première réaction enthousiaste avant de se raviser et d’abandonner l’idée. Convaincu que son projet dérangeait, Dugain décida d’en faire une trilogie sous forme de livres. L’Emprise est à la fois le titre de la trilogie et de son tome 1.

       L'Emprise, Marc Dugain     L’Emprise tient du roman-feuilleton, les chapitres sont courts, riches en action et en rebondissements ; ils possèdent chacun leur unité, si bien qu’ils eussent pu être publiés dans la presse quotidienne, à la manière des romans du XIXème siècle. Dans cette comédie humaine qui se joue autour du pouvoir, il y a tout une galerie de portraits. Les personnages sont très nombreux, si bien que, comme chez Balzac, le lecteur se doit d’être attentif pour mémoriser leur nom et leur identité.

            Sans être top fastidieux, on peut citer les principaux personnages : Philippe Launay, candidat à l’élection présidentielle et favori des sondages ; Lubiak, son grand rival qui accepte de se retirer de la course à la candidature à condition que Launay s’engage à n’accomplir qu’un seul mandat ; Charles Volone, puissant président de la Française d’électricité ; son numéro deux, Humbert Deloire, au style de vie flamboyant, qui fait de nombreux déplacements en Chine ; Li, maîtresse de Deloire, jeune Chinoise qui s’adonne à la peinture. On peut encore citer Lorraine, agent de la DCRI, chargée de surveiller Li ; elle a un fils, Gaspard, un garçon de seize ans au comportement singulier.

            Dans L’Emprise, il y a des meurtres, des accidents et beaucoup de coups bas. Il se peut que, par moments, le lecteur soit un peu perdu dans le dédale d’affaires politico-financières, mais il reste accroché à l’histoire, d’autant plus qu’aucune longue description ne vient casser le rythme. Dugain n’a peut-être pas un style relevé, ses phrases sont souvent saccadées, mais au moins elles sont claires et se comprennent dès la première lecture.

Vis-à-vis de la société, les hommes politiques

ne sont pas des meneurs, mais des suiveurs

            Au-delà de toutes les péripéties contenues dans son histoire, Dugain propose toute une réflexion sur la société actuelle. Il montre des hommes politiques, Launay et Lubiak en tête, obsédés par la conquête de l’Elysée. Ils sont entourés de communicants et d’experts en sondage qui guident leurs choix en les sous-pesant. Ils ont peu de prise sur les événements et, face à la société et à ses évolutions, ils sont moins des meneurs que des suiveurs. Selon Dugain, Launay est lucide quand il constate l’inefficacité de l’action politique : « Il était conscient qu’une fois au sommet de l’Etat il ne pourrait rien changer en profondeur. Le pouvoir était désormais ailleurs, partiellement insaisissable, et le reprendre exigeait des sacrifices qu’on ne pouvait demander à personne dans le pays. Il se voyait au mieux l’arbitre pondéré entre des égoïsmes contradictoires et antagonistes dissimulant leur véritable nature sous des contours généreux. » Dans L’Emprise, les hommes politiques ne cessent d’avoir le mot « rassemblement » à la bouche, mais il s’agit seulement d’une incantation, car, dans la réalité, le mot qui représente le mieux l’état de fait, c’est le mot « impuissance ».

            Dugain déplore que, depuis la chute du communisme, « l’avidité » soit devenu le seul modèle qui régisse la planète. D’ailleurs, du fait de leur avidité, ses hommes politiques traînent beaucoup de « casseroles » qui pourraient compromettre leurs ambitions. Assez pessimiste, Dugain met en garde les nations « civilisées » contre la Chine, qui, par sa puissance, menace les grands équilibres.

            On peut se féliciter d’avoir en Dugain l’un des rares écrivains français contemporains capables d’écrire des fictions, destinées au grand public, permettant de comprendre la réalité d’une époque. Une fois L’Emprise refermé, on n’a qu’une seule envie, attaquer le tome II de la trilogie : Quinquennat.

 

L’Emprise (Trilogie de l’emprise, tome 1), de Marc Dugain, 2014, collection Folio.