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04/05/2015

Les Clés de saint Pierre, de Roger Peyrefitte

Un écrivain à la réputation sulfureuse s’attaque au Vatican

Les Clés de saint Pierre

En 1954, Les Clés de saint Pierre choqua de nombreux catholiques. Dans ce livre au ton très caustique, Roger Peyrefitte s’attaque au Vatican et à la papauté. Il ironise sur la simplicité de Pie XII et sur ce qu’il appelle son agoraphilie. Plus profondément, l’auteur dénonce l’inflation du nombre de canonisations et s’interroge sur certaines pratiques de l’Eglise.

            Roger Peyrefitte fut un écrivain à la réputation sulfureuse. Se rappelant ses années d’étude passées dans des collèges religieux, il en tira un roman, Les Amitiés particulières, publié en 1945. Le livre obtint le prix Renaudot, mais de nombreux lecteurs furent choqués en découvrant les mœurs exposées par l’auteur. En 1954, sous le pontificat de Pie XII, Roger Peyrefitte publia Les Clés de saint Pierre et déclencha à nouveau le scandale, en s’attaquant directement au Vatican. Dans ce livre au ton caustique, l’auteur ne respecte rien de la papauté. Ce n’est pas tant le dogme que l’institution en tant que telle qui est sa cible. Peyrefitte est un érudit, il connait son sujet, et seuls des spécialistes pourraient le prendre en faute. Il a aussi fait appel à son expérience de diplomate pour construire ce livre d’autant plus féroce et dévastateur qu’il est écrit dans une langue élégante. Le style de Peyrefitte, un peu ampoulé, paraît en harmonie avec la pompe vaticane.

les clés de saint pierre,roger peyrefitte,vatican            L’intrigue n’a pas grande importance, elle est squelettique et tient en quelques lignes. L’abbé Victor Mas, jeune séminariste du diocèse de Versailles, arrive à Rome pour devenir secrétaire adjoint du cardinal Belloro, préfet de la congrégation des Rites. Au fil du livre, le cardinal Belloro, personnalité anticonformiste, fait découvrir au jeune abbé les arcanes du Vatican. L’essentiel du livre est construit autour des conversations qu’ont les deux hommes. Le lecteur s’identifie à l’abbé Mas et finit par comprendre que, par la bouche du cardinal Belloro, c’est en fait Peyrefitte qui s’exprime.

            Tel un Luther du XXe siècle, Peyrefitte s’attaque aux indulgences sur lesquelles il ironise abondamment. Il consacre aussi de longs passages aux canonisations. Le cardinal Belloro dénonce la récente inflation du nombre de saints et va jusqu’à parler de tromperie. Pour se faire comprendre, il remonte au XIVe siècle : « Boniface VIII n’effectua qu’une seule canonisation et il a régné neuf ans. On trouvait fabuleux au XVIIIe siècle que Benoît XIII eut fait neuf saints. Pie XI a battu tous les records avec vingt-sept saints et quarante et un bienheureux. Pie XII nous a donné à ce jour trente-cinq des uns et dix-huit des autres. » Le cardinal Belloro poursuit en ironisant sur les congrégations, notamment de religieuses, qui se battent pour obtenir la canonisation de leur fondateur. Il poursuit sa démonstration en prenant l’exemple du vénérable Jean-Marie Lamenais, fondateur des frères de Ploërmel. Il ne discute pas ses qualités, mais déplore qu’à côté l’Eglise n’ait pas su garder dans son sein Félicité de Lamenais, frère du précédent, qui a été l’un des plus grands esprits du XIXe siècle et qui est mort hors de l’Eglise. Belloro regrette ce qu’il appelle « les belles canonisations perdues » et raille les papes du XXe siècle qui ont la volonté de canoniser leurs prédécesseurs. A la publication du livre, Pie X vient d’être canonisé et, selon le cardinal, « canoniser Pie X, c’est faire rentrer les papes dans la course aux canonisations, d’où l’on avait jugé décent de les retirer depuis le XVIe siècle. »

Le cardinal Belloro n’aime pas les messes en plein air

            La simplicité de style que Pie XII s’impose et impose à l’Eglise, aux cardinaux et aux évêques, ne trouve pas non plus grâce aux yeux de Belloro : « [Le pape] a interdit aux évêques de porter les titres de noblesse liés à leurs évêchés, mais il n’interdit pas à ses neveux de porter le titre de prince qu’il leur a fait donner par la monarchie. »

            Belloro n’aime pas non plus la célébration des messes en plein air développé par Pie XII. Plutôt que de célébrer les canonisations entre les murs de Saint-Pierre, le pape préfère officier hors-les-murs, dans le cadre profane de la place publique, devant les portes de la basilique. Peyrefitte écrit : « L’abbé comprenait que le cardinal eût été loin d’approuver l’agoraphilie de Pie XII. […] Le souverain pontife semblait croire à la vertu du plein air. Peut-être avait-il voulu copier les communistes […]. Peut-être avait-il voulu copier les apothéoses de la Rome antique. »

            L’un des passages les plus caustiques du livre correspond à la visite que fait l’abbé Mas à un chanoine français du révérendissime chapitre de la basilique Saint-Jean-de-Latran. Le chanoine, chevalier de la Légion d’honneur, est très fier de sa décoration ; son mérite est d’avoir renoué avec l’usage, remontant à Henri IV, qui fait des rois de France les protecteurs du Latran. Aussi le chanoine a-t-il obtenu que ses collègues nomment « à l’unanimité M. le président Auriol chanoine honoraire du Latran comme successeur des rois de France », le titre étant, au moment de la publication du livre, porté par le président Coty. Cette disposition en faveur des présidents de la République française fait ricaner Mgr Pimprenelle, correspondant du journal La Croix. Selon lui, avoir renoué avec cette tradition tient de la mascarade, les présidents de la République n’ayant rien de commun avec les rois : « Les rois de France étaient considérés comme chanoine honoraire du Latran et d’autres lieux, parce que l’onction du sacre était censée les faire sous-diacres. Aussi chantaient-ils l’épître en tunique, quand ils venaient à Rome, mais je n’imagine pas MM. Auriol et Coty chantant l’épître en tunique à Saint-Jean-de-Latran. »

            Un chapitre entier du livre est constitué du compte-rendu d’une réunion tenue au Vatican, relative au saint prépuce, qui aurait été conservé après la circoncision du Christ. Selon l’auteur, la séance particulière de la suprême sacrée congrégation du saint office eut lieu le samedi 15 mai 1954. Dans sa conclusion, elle prévoit la peine d’excommunication contre quiconque écrirait et parlerait du saint prépuce. Mais cela n’empêche pas Peyrefitte de publier l’intégralité du procès-verbal de cette réunion. L’illusion est telle, que le lecteur est bien en peine de déterminer si le document est authentique.

            Aujourd’hui Les Clés de saint Pierre est tombé dans l’oubli et son auteur demeure dans une espèce de purgatoire littéraire. Etant antérieur au concile Vatican II, le livre peut donner l’impression d’avoir vieilli ; pourtant il est encore en mesure de choquer bien des catholiques, comme s’il n’avait pas tout perdu de son caractère corrosif, et comme s’il gardait une certaine actualité.

 

Les Clés de saint Pierre, de Roger Peyrefitte, 1954, Le Livre de Poche (épuisé).

16/03/2015

Le Général de l'armée morte, de Kadaré

Un roman envoûtant

Le Général de l’armée morte

Vingt ans après la fin de la seconde guerre mondiale, un général est chargé par son pays de rapatrier les corps des soldats tombés en Albanie. Dans sa mission, il est accompagné d’un prêtre. Ils voyagent dans un pays rude, au milieu d’un peuple hostile. Le Général de l’armée morte est le roman qui a fait connaître Kadaré à travers l’Europe.

            « Il était une fois un général et un prêtre partis à l’aventure. Ils s’en étaient allés ramasser les restes de leurs soldats tués dans une grande guerre. Ils marchèrent, marchèrent, franchirent bien des montagnes et des plaines, cherchant et ramassant ces cendres. Le pays était rude et méchant. Mais ils ne rebroussèrent pas chemin et poussèrent toujours de l’avant. » C’est ainsi que Kadaré lui-même résume son roman en ouverture de l’un des chapitres.

      le général de l'armée morte,kadaré      Vingt ans après la fin de la seconde guerre mondiale, un général se voit confier une mission : pour le compte de son pays, il doit se rendre en Albanie afin d’ouvrir les tombes des soldats enterrés sur place, l’objectif étant de rapatrier leurs dépouilles. Le nom du général n’est jamais mentionné, pas plus que sa nationalité. En tout cas, les Albanais le considèrent comme le représentant de la puissance fasciste les ayant envahis en 1939. Donc Il s’agit vraisemblablement d’un général italien, mais dans le livre l’Italie n’est jamais nommément citée, si bien qu’un doute subsiste.

            Dans sa mission, le général est accompagné d’un prêtre, probablement catholique, mais là encore un certain flou demeure. Leur tâche est macabre, et pourtant, selon Kadaré, le général est fier de la mission dont il est investi : « Des milliers de mères attendaient leurs fils. Il y avait plus de vingt ans qu’elles se morfondaient […]. C’est lui qui porterait à ces mères éplorées les cendres de leurs enfants que de sots généraux n’avaient pas su conduire habilement au combat. »

            Le général doit retrouver une dépouille en particulier, celle du colonel Z. Le colonel Z était le chef du Bataillon bleu, un régiment redouté qui a mené des expéditions punitives et dévasté de nombreux villages albanais. Avant son départ, le général a rencontré la jeune veuve du colonel Z et lui a promis de faire tout son possible pour lui ramener les restes de son mari.

            Le lecteur accompagne le général et le prêtre dans leur campagne de fouilles. Le dépaysement est entier. Les deux hommes voyagent à travers les montagnes albanaises. Le paysage et le climat sont rudes. Le général a froid, il souffre de l’humidité, il couche sous la tente, il roule sur des routes boueuses et traverse des villages hostiles. Mais il croit tellement en l’importance de sa mission. Et, petit à petit, il se laisse fasciner par la personnalité du colonel Z : qui état-il vraiment ? dans quelles circonstances est-il mort ? où son corps peut-il bien reposer ? Le général a peu d’indications à sa disposition ; il sait cependant que le colonel Z mesurait un mètre quatre-vingt-deux et, dès qu’il découvre un cadavre de cette taille, il ne peut s’empêcher de penser à lui.

Toutes les tombes

sont passées au désinfectant

            L’ouverture des tombes n’est pas sans danger. Toutes les fosses sont systématiquement passées au désinfectant, car, au contact de l’air, les microbes se réveillent, même vingt ans après. Sous terre, ils n’ont fait que dormir et sont prêts à retrouver leur vigueur, d’où un risque réel d’infection pour les ouvriers.

            Pendant les longs mois que dure leur mission, le général et le prêtre cohabitent et s’observent mutuellement. Le prêtre trouve que le général insiste trop sur la boisson, tandis que le général se demande quelle sorte de relation le prêtre a entretenue avec la jeune veuve du colonel Z, qu’il a fréquentée avant son départ. Les deux hommes ne sont pas les seuls à avoir été investis d’une mission telle que la leur. Sur leur route, ils croisent un lieutenant-général et un maire, représentant une autre puissance étrangère, chargés, eux aussi, de rapatrier leurs morts. Mais, du fait qu’ils sont moins bien organisés, le lieutenant-général et le maire ne sont pas très efficaces. Bientôt ils sont tentés de faire du chiffre et ne se montrent pas trop regardants sur la nationalité des cadavres qu’ils déterrent.

            Le livre est l’occasion de découvrir l’Albanie, le pays de Kadaré, qui, dans les années soixante, vivait complètement coupée du monde. A l’époque, c’était un Etat communiste, mais qui ne faisait pas partie du bloc soviétique. C’est un pays de montagnes, c’est une terre rude qui est habitée, nous dit Kadaré, par un peuple rompu à la guerre. Le prêtre, qui lui-même parle l’albanais, s’en explique au général : « La guerre constitue, pour ainsi dire, une fonction organique de cette nation, elle lui a intoxiqué le sang comme chez d’autres l’alcool. Voilà pourquoi la guerre ici a été vraiment horrible. »

            Le moment le plus macabre de l’histoire se situe paradoxalement au milieu d’une fête de mariage. Un soir, de passage dans un village, le général se sent las de sa mission, il veut se distraire et s’invite à une noce célébrée par des autochtones. Ces derniers sont d’abord choqués de l’impudence du général, qui vient sans être invité, mais au nom de la tradition ils ne lui refusent pas l’hospitalité et se montrent accueillants à son égard. Ce passage est le point culminant du roman. Il lui donne une dimension onirique, ou plutôt cauchemardesque.

            Le Général de l’armée morte est un récit étrange enveloppé d’un halo de mystère. C’est vraiment un livre envoûtant.

 

Le Général de l’armée morte, d’Ismaïl Kadaré, 1969, collection Le Livre de poche.

02/03/2015

La Symphonie pastorale, de Gide

Le pasteur et la jeune aveugle

La Symphonie pastorale

Un pasteur protestant passe sa vie à faire le bien. Un jour, il recueille une jeune aveugle orpheline et l’adopte. Mais au bout d’un moment, sa femme finit par trouver pesante la présence de la fillette. Le pasteur, épris de charité, juge sévèrement le comportement de sa femme et lui reproche d’avoir une attitude qui n’est pas évangélique.

            Publié en 1919, La Symphonie pastorale est un court récit, presqu’une nouvelle. Ici, Gide est à des années-lumière de l’invention et de la fantaisie dont il a fait preuve dans Les Caves du Vatican. Le livre est rigoureux et austère, à l’image du pasteur protestant qui en est le narrateur.

       la symphonie pastorale,gide     L’histoire se passe à la fin du XIXe siècle, dans les Alpes suisses. En une phrase, le décor est planté : « La neige qui n’a cessé de tomber depuis trois jours, bloque les routes. » Le narrateur se rappelle comment un soir il a été envoyé chercher, pour se rendre dans un village auprès d’une vieille femme qui se meurt. Arrivé à son chevet, il découvre accroupie dans un coin une fillette d’une quinzaine d’années, à l’allure un peu sauvage. L’enfant, qui est la nièce de la vieille femme, est aveugle. Devenue orpheline, elle est condamnée à l’hospice. Mais, dans un élan de charité, le pasteur décide qu’il ne peut l’abandonner. Il ressent un appel, c’est la Providence qui lui a envoyé l’orpheline : « Il m’apparut soudain que Dieu plaçait sur ma route une sorte d’obligation et que je ne pouvais pas sans quelque lâcheté m’y soustraire. »

            La fillette, qui n’avait pas de prénom jusque là, est baptisée Gertrude et est adoptée par la famille du pasteur. Mais au bout d’un moment, Amélie, l’épouse du narrateur, trouve la présence de la petite bien pesante. Son mari lui consacre beaucoup de temps ; un soir, il l’emmène même au concert écouter la symphonie Pastorale, de Beethoven, alors qu’il n’a jamais pris le temps d’emmener au spectacle sa propre famille. A leur retour du concert, Amélie, irritée, déclare froidement à son mari : « Tu fais pour elle ce que tu n’aurais jamais fait pour aucun des tiens. »

            Face à la réaction de sa femme, le pasteur se sent victime d’une injustice, et le lecteur a tendance à se ranger de son côté. L’homme est d’une haute rectitude morale ; dans la tradition protestante, il est imprégné des saintes Ecritures et se désole de la scène de jalousie que lui fait sa femme, incapable de comprendre qu’en fêtant Gertrude il « fête l’enfant qui revient […] comme le montre la parabole. » L’arrivée de Gertrude dans la famille est donc comparable au retour de l’enfant prodigue parmi les siens. Certes, mais en blâmant sa femme, le pasteur n’est-il pas en train de céder à une passion aveugle qui le pousse vers Gertrude ?

Le pasteur se plaint du manque d’affection

de ses proches à son égard

            Au fil du récit, le regard du lecteur évolue et cela rend le livre captivant. Au départ, le pasteur apparaît comme une âme généreuse. C’est un être charitable, désintéressé, tourné vers les autres. Puis, peu à peu, il apparaît sous un autre visage, celui d’un homme sûr de lui, peu sympathique, péremptoire dans ses jugements, et assez irritant par son discours moralisateur. Il ne cesse de faire la leçon à son entourage, et au lecteur du même coup, tellement il est convaincu de détenir la vérité. Par sa connaissance des Ecritures, lui seul sait où est le bien et où est le mal.

            L’être charitable que semblait être le pasteur se révèle un être possessif et jaloux, qui a fait de Gertrude sa chose. Il ne supporte pas que d’autres, surtout son fils, approchent d’elle sans son autorisation expresse. Centré sur lui-même, le pasteur va jusqu’à se plaindre d’un manque d’affection de ses proches à son égard. Quand le soir il rentre à la maison, il aimerait que sa femme et ses enfants soient plus chaleureux avec lui : « Lorsqu’après une journée de lutte, visites au pauvres, aux malades, aux affligés, je rentre à la nuit tombée, harassé parfois, le cœur plein d’un exigeant besoin de repos, d’affection, de chaleur, je ne trouve le plus souvent à mon foyer que soucis, récriminations, tiraillements, à quoi mille fois je préfèrerais le froid, le vent et la pluie du dehors. » En résumé, sa femme et ses enfants devraient se mettre, tous les soirs, au service de M. le pasteur, qui revient de ses épuisantes journées passées à semer le bien sur sa route.

            La Symphonie pastorale est un livre qui se lit assez vite, même si certains lecteurs peuvent trouver que le style de Gide manque un peu de fluidité. En outre, l’auteur prend quelques libertés avec la langue ; ainsi, à plusieurs reprises, il écrit « malgré que », tournure qui n’est pas recommandée en bon français.

            A travers le récit du pasteur, le lecteur est amené à réfléchir sur le sens de la charité chrétienne et l’interprétation des Ecritures. Il est par exemple question de la place de saint Paul dans l’établissement de la doctrine chrétienne. Ainsi le pasteur remarque que « nombre des notions dont se composent la foi chrétienne relèvent non des paroles du Christ mais des commentaires de saint Paul. »

 

La Symphonie pastorale, d’André Gide, 1919, collections Le Livre de poche (épuisé) et Folio.