08/02/2021
Malevil
Récit d’anticipation sur le monde après la bombe
Malevil
En 1972, Robert Merle imagine à quoi ressemblerait la planète après une attaque nucléaire : la marche des siècles serait interrompue et l’humanité reviendrait à la vie des tribus primitives. Malevil est un roman qui sent le parfum des années soixante-dix, mais qui a gardé toute sa fraîcheur.
Pendant la Guerre froide le monde vécut sous la menace permanente de la bombe atomique. Cette menace stimula l’imagination des romanciers et des scénaristes : que se passerait-il en cas d’utilisation de l’arme nucléaire ? que resterait-il de la terre ? y aurait-il des survivants ? quels seraient leurs moyens de subsistance ? l’espèce humaine pourrait-elle échapper à l’extinction ?...
En 1972, Robert Merle tenta d’apporter des réponses à ces questions dans Malevil, un roman d’anticipation censé se dérouler cinq ans plus tard, soit en 1977. Ce pavé de six cents pages commence comme un roman ordinaire, presque comme un roman banal. Le narrateur, Emmanuel Comte, âgé de quarante ans, raconte son enfance à Malejac, un village du sud-ouest de la France ; il revient sur ses années d’études à l’Ecole normale des instituteurs, et explique comment il a pu acheter Malevil, un grand château fort du XIIIe siècle à demi en ruines.
Le jour de l’événement, à Pâques 1977, Emmanuel Comte et ses amis sont réunis dans la cave de Malevil pour parler de politique : ils envisagent de présenter une liste à Malejac, à l’occasion des élections municipales. Tout à coup, au cours de la réunion, un bruit énorme se fait entendre. Le narrateur lui-même peine à le décrire : « […] Eclata un tapage dont je ne puis donner une idée que par des comparaisons qui, toutes, me paraissent dérisoires : roulements de tonnerre, marteaux pneumatiques, sirènes hurleuses, avions perçant le mur du son, locomotives folles. En tout cas, quelque chose de claquant, de ferraillant et de strident, le maximum de l’aigu et le maximum du grave portés à un volume de son qui dépassait la perception. » Une fois que le calme est revenu, Emmanuel Comte et ses amis comprennent de suite que la France vient de subir une attaque nucléaire.
Au bout d’un moment, ils veulent se risquer hors de leur cave. Se pose alors la question de la radioactivité qui a pu subsister dans l’air. Fort opportunément, l’un des survivants dispose d’un compteur Geiger qui lui permet de mesurer la radioactivité et de constater qu’elle est négative. Une fois à l’air libre, du haut du donjon de Malevil, Emmanuel a du mal à reconnaître le village de Malejac : « Tout le village avait l’air d’avoir été aplati d’un coup de poing et disséminé à ras de terre. Plus un feuillage. Plus un toit de tuiles. » Plus loin, le narrateur parle d’une planète morte et fait un tableau propre à effrayer le lecteur de 1972 : la campagne est carbonisée, il n’y a plus un animal, plus un oiseau, plus un insecte, seulement de la terre brûlée.
Il faut patienter une centaine de pages
avant que le roman commence vraiment
C’est à ce moment-là, au bout d’une centaine de pages, que le roman commence vraiment, avec cette poignée d’hommes qui vont lutter pour subsister. Heureusement pour eux, quelques bêtes ont survécu. Mais, pour se nourrir, il faudrait cultiver la terre ; or la terre, étant brûlée, produira-t-elle quelque chose ? Pour produire, il faudrait de l’eau ; or, s’il y a des poussières radioactives dans l’atmosphère, la pluie va les entraîner et elles vont contaminer les cultures. Une fois de plus, le compteur Geiger va s’avérer fort utile.
Au bout de quelques semaines, le petit groupe s’élargit en recueillant d’autres survivants, parmi lesquels une femme appelée Miette, qui est en âge de procréer. Or, si les survivants ne se reproduisent pas, la mort de l’espèce humaine est inéluctable, ainsi que le déplore le narrateur. Surgissent alors un certain nombre de questions : quand dans le groupe il n'y a qu’une seule jeune femme, faut-il la réserver à quelqu’un en particulier ? faut-il se la partager ? faut-il la laisser libre du choix de son partenaire ? dans ces circonstances exceptionnelles, la morale et la monogamie ont-elles encore droit de cité ?
Les soirées sont longues et ennuyeuses à Malevil. Le seul livre qui reste à Emmanuel est une Bible que lui a laissée son oncle défunt qui était protestant. Trouvant des ressemblances avec ce qu’ont vécu les tribus primitives, Emmanuel décide de lire à haute voix la Bible et donne en modèle à ses compagnons ce qu’il appelle « l’opiniâtreté à vivre que les juifs avaient montrée ». Pas à pas, il en vient à introduire une religion de substitution qui maintient la cohésion du groupe.
L’abbé Fulbert a transformé son village en véritable théocratie
et contrôle les individus au moyen de la confession obligatoire
Un jour, se présente à la porte de Malevil un homme nommé Fulbert et qui se dit prêtre. Fulbert est un personnage truculent qui donne toute sa saveur à l’histoire. Convaincu de sa propre supériorité, il fait preuve de caractère et exerce sa domination sur le village voisin de La Roque, où existe un autre groupe de survivants. Fulbert s’est autoproclamé abbé de La Roque, transformée par ses soins en véritable théocratie. La pratique obligatoire et régulière de la confession lui permet de contrôler directement les individus. Il tente d’étendre son emprise sur Malevil. Mais Emmanuel est décidé à lui tenir tête. Pour ce faire, il tente de se faire élire abbé de Malevil. Le lecteur est le témoin de la lutte acharnée que se livrent entre eux les deux hommes.
L’attaque nucléaire est une véritable cassure qui a interrompu la marche des siècles. Des groupes de survivants se promènent dans la nature, cherchant à arracher ce qui leur permettra de survivre. L’anarchie règne, ainsi que le constate Emmanuel : « L’évidence est aveuglante : il n’y a plus d’Etat tutélaire. L’ordre, c’est nos fusils. Et pas seulement nos fusils : nos ruses. Nous qui à Pâques, n’avions que le paisible souci de gagner les élections de Malejac, nous sommes en train de nous inculquer, une à une, les lois implacables des tribus primitives. » La notion de progrès a disparu. Il n’y a plus d’automobile, tout trajet doit se faire à pied. Et puis, ce qui est terrifiant, c’est que dans ce monde sans médecin et sans médicament, la moindre infection peut devenir mortelle.
Malevil est un récit d’anticipation qui sent le parfum des années soixante-dix, mais qui a gardé toute sa fraîcheur. Le lecteur doit faire preuve de patience pour entrer dans le roman et se familiariser avec les personnages, qui prennent de la consistance au fur et à mesure que l’histoire avance. On peut même dire que le roman prend tout son intérêt et toute sa saveur une fois que le prétendu abbé Fulbert entre en scène.
Malevil, de Robert Merle, 1972, collection Folio.
10:00 Publié dans Fiction, Livre, Livre de fiction (roman, récit, nouvelle, théâtre), XXe, XXIe siècles | Tags : malevil, robert merle | Lien permanent | Commentaires (0)
06/02/2020
Clarissa
Le monde vu à travers la vie d’une femme
Clarissa
Clarissa, fille d’un officier de l’armée austro-hongroise, prend conscience qu’elle vit dans un univers étriqué. Dès lors elle veut échapper à son milieu social pour vivre sa vie, quand, en 1914, éclate la guerre. Dans ce roman qui a la forme d’une chronique, Zweig montre sa capacité à mêler des destins individuels à la tragédie collective. Avec une économie de moyens, il atteint une grande profondeur psychologique dans les personnages.
Clarissa fait partie des œuvres que Stefan Zweig a laissé inachevées à sa mort. Mais inachevé ne veut pas dire inabouti. Cette histoire a un début et une fin, même s’il apparaît que Stefan Zweig avait l’intention de prolonger son roman de plusieurs chapitres supplémentaires. On retrouve tout au long du texte le style concis et précis de l’auteur, et l’on a peine à se dire qu’il aurait, selon son habitude, remanié encore et encore son texte pour en effacer toute lourdeur et toute surcharge.
Présentée sous forme de chronique, Clarissa raconte, année après année, la vie d’une jeune femme née dans l’empire austro-hongrois. Le lecteur entre dans l’intimité de cette jeune femme qui se trouve confrontée à la tragédie collective de la guerre. Ce roman, c’est, a écrit Zweig, « le monde vu à travers la vie d’une femme ».
Clarissa Schulmeister est née en 1894. Sa mère est morte en la mettant au monde, et son père est militaire de carrière. Il est lieutenant-colonel affecté à l’état-major à Vienne, au moment où commence le récit. C’est un officier de bureau, sorte d’esprit étriqué, qui accumule des données chiffrées sur toutes les armées d’Europe, ce qui lui a valu le surnom de « maître statisticien ». Sa déformation professionnelle, due à l’abus de tableaux et de chiffres, est telle, qu’il exige de Clarissa qu’elle fasse un rapport quotidien de ses activités ; sur des feuilles préparées à cet usage elle devait noter ce qu’elle avait appris à chaque heure de cours, quels livres elle avait lus, quels morceaux de musique elle avait étudiés au piano... Cette besogne, qu’on appelle de nos jours le reporting, obligeait Clarissa à se noyer dans les détails et ne lui fut pas du tout bénéfique, selon Stefan Zweig : « En réalité, le caractère machinal de ces rapports et de ces annotations eut pour effet d’ôter à Clarissa toute vue d’ensemble sur ces années, car les impressions, au lieu de s’accumuler et de prendre du relief, tombaient en poussière et se désintégraient sous l’effet de ces rapports prématurés […] »
Le professeur Silberstein se dit sceptique
sur l’efficacité de la psychanalyse
Encouragée par son père à faire des études avant de se marier, Clarissa rencontre le professeur Silberstein, dont elle est l’étudiante puis l’assistante. Neurologue réputé et spécialiste des névroses, Silberstein est lui-même un névrosé. Semblable à de nombreux autres personnages créés par Zweig, il est facilement la proie d’idées fixes et ne le cache pas à Clarissa ; ainsi il lui déclare : « Quand quelque chose s’empare de moi, plus rien ne peut m’arrêter, je ne pense plus qu’à cela. » Il se dit sceptique sur l’efficacité de la psychanalyse : « Freud veut faire découvrir aux hommes la cause de leur déséquilibre psychique, et moi, je veux la leur faire oublier. Je crois qu’il vaut mieux leur en inculquer une autre qui soit inoffensive. Je ne crois pas que la vérité puisse les aider. […] Je ne crois pas à la guérison. » Pour échapper à ses névroses, il vit dans un tourbillon et multiplie les mondanités pour qu’on parle de lui et qu’on ne l’oublie pas.
Silberstein envie le calme et la sérénité de Clarissa. Mais, au lieu de la féliciter de l’équilibre de son caractère, il prend un air grave pour lui dire : « Vous avez vraiment une attitude passive. Vous n’exigez jamais rien. Il y a quelque chose qui fait de vous une personne merveilleuse. Je serais presque tenté de dire : " On sent à peine votre présence." » Et il lui annonce qu’elle sera un jour ou l’autre rattrapée par une illusion spécifique : « Vous n’y échapperez pas, vous n’échapperez pas à vous-même. »
Seuls les gens simples savent profiter des petits bonheurs de la vie
et sont vraiment heureux
Clarissa est chargée par le professeur Silberstein de le représenter à un congrès de pédagogie à Lucerne. Le congrès est organisé par des professeurs progressistes français regroupés au sein de L’Education nouvelle ; il est question de méthodes pédagogiques, de démarche scientifique, de Montessori, de Pestalozzi. Pour la première fois de sa vie, Clarissa côtoie des personnes d’un autre milieu social que le sien : les participants sont des instituteurs venus de toute l’Europe, ce sont des gens simples, des gens de condition modeste, qui n’avaient jamais voyagé avant de venir en Suisse. A l’occasion d’une croisière fluviale organisée en clôture du congrès, Clarissa les voit heureux d’être ensemble : ils s’enthousiasment devant des fleurs et mangent des tartines pour le déjeuner. « Je vis dans un univers étriqué. » se dit-elle en les voyant. Elle prend alors conscience que seuls ceux qui se contentent de peu, connaissent ces petits bonheurs. « Pour la première fois, écrit Zweig, elle s’ouvrait au monde. »
Sa rencontre avec Léonard est pour beaucoup à son ouverture au monde. Professeur au lycée de Dijon, il est l’organisateur du congrès ; ils sympathisent tous les deux et, à l’occasion de leurs conversations, il lui fait partager ses idées, qui sont assez largement le reflet de celles de Zweig. Son auteur préféré, c’est Montaigne, car, parmi tous les écrivains, déclare Léonard, « personne n’était plus humain, personne mieux que lui ne comprenait l’Homme, celui de tous les jours. » Il la met en garde contre le nationalisme : « C’est lui, le mal qui place une seule patrie au-dessus de toutes les autres. » Anticolonialiste, il lutte contre le chauvinisme et l’esprit de conquête et donne sa définition de la France : « Le sol, la terre, la langue, l’art, voilà ce qu’est la France et non le Cambodge, la Guyane et Madagascar. » Pour lui, ce sont les anonymes, tels les participants au congrès, qui comptent : « Ce ne sont pas les morts illustres qui font la valeur d’un pays. Ce sont les gens qui y vivent. »
En vacances, Clarissa et Léonard vivent hors du temps
et n’achètent pas de journaux,
car cela reviendrait à s’imposer une contrainte
En vacances dans les montagnes avec Léonard, elle connaît, le temps d’un été, des moments d’intense bonheur. Ils vivent libres, détachés de tout et hors du temps. Ils n’achètent pas les journaux, car, disent-ils, « cela reviendrait à nous imposer une contrainte. » Cette liberté qu’il souhaite vivre pleinement concerne en premier lieu le cerveau qui doit être détaché de toute entrave, ce qui conduit Léonard à dire : « Ne pas penser une heure durant ! Ce n’est pas une heure perdue. »
Clarissa sort métamorphosée de son expérience avec Léonard. Elle repense à son père qui, dévoré par le devoir, aura passé son existence à s’effacer pour servir ; maintenant elle entend rompre avec les principes que lui a inculqués son père : « A présent, vivre était son plus ardent désir. »
Mais la mobilisation générale, le départ de Léonard et la guerre vont bouleverser tous ses plans. Clarissa va alors connaître un autre événement qui va la transformer en tant que femme.
Heureusement pour le lecteur, Stefan Zweig a eu le temps de conduire Clarissa jusqu’à la fin de la Première Guerre mondiale, ce qui donne au récit une fin, même provisoire. C’est l’occasion pour l’auteur d’exposer à nouveaux ses idées sur la nation et sur la guerre, cette fois par l’intermédiaire du professeur Silberstein. La fin de l’empire et de l’empereur ne signifie rien pour lui. « Nous vivons, c’est tout ce qui importe. », déclare-t-il.
Dans ce roman, Zweig montre sa capacité à mêler des destins individuels à la tragédie collective. Il propose une galerie de personnages aux caractères variés, et, avec une économie de moyens, il atteint une grande profondeur psychologique.
Clarissa, c’est l’histoire d’une jeune femme, qui, malgré son éducation et malgré la guerre, cherche à s’affranchir de son milieu social pour vivre en être libre.
Clarissa, de Stefan Zweig, 1942, collection Le Livre de poche.
09:04 Publié dans Fiction, Histoire, Livre, Livre de fiction (roman, récit, nouvelle, théâtre), XXe, XXIe siècles | Tags : clarissa, zweig | Lien permanent | Commentaires (0)
11/03/2019
Au-delà de cette limite votre ticket n’est plus valable
Livre à lire tant qu’on est jeune et en bonne santé
Au-delà de cette limite
votre ticket n’est plus valable
Dans la France de Giscard, un industriel, Jacques Rainier, est confronté à la crise économique. Il voit son affaire péricliter et envisage la liquidation. Parallèlement, à la veille de son soixantième anniversaire, il doit faire face à un autre déclin, celui de son corps qui se déglingue déjà. La lecture de ce livre ne peut être recommandée qu’à des jeunes gens en bonne santé qui pensent avoir la vie devant soi et que n’embarrassent pas les « tout-à-l’égout de l’âme », que délivre Romain Gary.
Au-delà de cette limite votre ticket n’est plus valable fut publié en 1975, alors que la France sortait d’une longue période de croissance économique, qui allait être baptisée les Trente Glorieuses. Le narrateur, Jacques Rainier, est un industriel qui a vécu ces années exceptionnelles au cours desquelles, selon ses propres mots, « la prospérité économique européenne paraissait avoir découvert le secret de la croissance perpétuelle. » Il précise : « L’automobile régnait. Le crédit coulait à flots. Le pétrole allait de soi. La France était devenue une bonne affaire. »
Mais la situation se retourne en 1973, quand les pays membres de l’OPEP (Organisation des pays producteurs de pétrole) décident d’augmenter fortement le prix du pétrole. Jacques Rainier, qui possède des usines de papier et de contre-plaqué, est confronté à une hausse sans précédent du coût des matières premières. Il craint de disparaître, victime de la crise économique, d’autant plus qu’il ne fait pas le poids face à la concurrence. Il est trop petit aux yeux de l’Etat, pour lequel il ne compte pas. Selon Rainier Jean-Pierre Fourcade, ministre des Finances de Giscard, a décidé que seuls les plus grosses entreprises méritent de survivre : « Fourcade joue à fond sur les gros : la concentration, les géants, pour faire face à la compétition, à la concurrence à l’échelle planétaire. […] Je suis trop petit. Je ne peux pas menacer le gouvernement de trente mille chômeurs. C’est foutu. »
Jacques Rainier comprend que la situation est intenable et qu’il va devoir liquider son affaire en la vendant à un étranger. Il voit dans le déclin de son entreprise le reflet du déclin de la France. Il se confie à sa compagne, Laure : « Je ne peux plus tenir. J’ai le choix de passer la main à un Allemand ou peut-être à un Américain. C’est, comme tu vois, une situation typiquement française. » Jaques Rainier voit aussi dans cette crise une crise plus grave que les précédentes : « Ce n’est pas une crise comme une autre. Toutes nos structures sont usées. Ce n’est même pas l’économie : nous somme en retard d’une technologie. L’économie tombe en panne parce qu’elle demeure attelée à une technologie que la rapidité même de son développement a rendu anachronique. » Derrière le déclin français il voit celui de l’Europe : « L’Europe a perdu son histoire. Elle n’a plus de vitalité propre. »
Confronté à l’irréversibilité de son déclin physique et moral,
Rainier se résout « à partir »
Ce déclin de la France et de l’Europe est parallèle au déclin physique de Jacques Rainier. Car le narrateur frise la soixantaine. Il a ce que son médecin appelle des « angoisses vespérales », c’est-à-dire des angoisses du soir (de sa vie). Il parle de son « corps automnal » qui « se déglingue », et n’épargne aucun détail au lecteur, quand, dans de longues pages très crues, il conjugue ses pannes sexuelles à ses problèmes de prostate. Confronté à l’irréversibilité de son déclin physique et moral, Rainier se résout « à partir », fatigué qu’il est de mener « une lutte acharnée contre le corps usé ». Il met au point ce qu’il appelle la « solution finale » et s’adresse à lui-même une lettre de rupture : « Jacques Rainier, vous m’avez profondément déçu. […] Vous ne savez plus vivre dans le présent et le souci des lendemains est votre préoccupation constante. Lorsque vos pouvoirs sexuels déclinent, vous vous comportez comme un chef d’entreprise qui a peur de ne plus pouvoir faire face aux échéances et vous préférez vous retirer de l’affaire. […] J’ai donc pris la décision de rompre avec vous. » Dans son naufrage Jacques Rainier n’a qu’un seul point de repère, en la personne de Laura, une jeune fille pleine de fraicheur dont il est devenu l’amant. A vingt-deux ans, Laura fait son début dans la vie, elle est encore au printemps de son existence. L’amour qu’il porte pour Laura parviendra-t-il à sauver Jacques Rainier ?
Ce roman est largement autobiographique : Jacques Rainier est véritablement le double littéraire de Gary. Tous deux ont le même âge, tous deux partagent la même hantise de la vieillesse, et tous deux aiment une femme beaucoup plus jeune qu’eux : Laura, en ce qui concerne le narrateur, et Jean Seberg, en ce qui concerne l’auteur. Sur le plan politique, Romain Gary, gaulliste historique et Compagnon de la Libération, ne se reconnaît pas plus que Jacques Rainier dans la France de Giscard, lequel peut donner l’impression d’être résigné à ce que la France soit rabaissée en rang de puissance moyenne.
La lecture de ce livre ne peut être recommandée qu’à de jeunes gens en bonne santé qui pensent avoir la vie devant eux et que n’embarrassent pas les « tout-à-l’égout de l’âme », que délivre Romain Gary. Conséquemment, ce livre est à déconseiller à toute personne qui craint son entrée dans le grand âge. A cinquante-neuf ans, le narrateur estime déjà relever de la gérontologie.
Au-delà de cette limite votre ticket n’est plus valable, de Romain Gary, 1975, collection Folio.