06/02/2017
Les Possédés, de Dostoïevski
Œuvre majeure de la littérature
Les Possédés
(Les Démons)
Pour comprendre le terrorisme et ses racines, la lecture du roman de Dostoïevski est fort utile. Dans une petite ville de province russe, alors que des conjurés envisagent de détruire la société, un jeune officier, Stavroguine, revient au pays et se fait remarquer par ses incartades. Pour expliquer son comportement, on le dit fou. Mais l’est-il vraiment, ou n’est-il pas plutôt habité par le Mal ? Les Possédés sont une œuvre majeure de la littérature dans laquelle Dostoïevski présente une galerie de portraits de révolutionnaires prêts à tuer au nom de la Cause.
Dans ce livre, l’histoire est racontée par un narrateur dont on ne connaît pas l’identité précise. On sait seulement qu’il s’agit d’un jeune fonctionnaire, M. G-v, qui rapporte les « événements étranges » qui se sont déroulés dans la petite ville de province qu’il habite. Les journaux de Saint-Pétersbourg ont relaté l’affaire, mais en exagérant les faits, que le narrateur, lui, tient à décrire fidèlement.
Le premier personnage à apparaître dans le récit s’appelle Stépane Trophimovitch Verkhovensky, un ancien professeur qui s’était enthousiasmé pour les « idées nouvelles ». Devenu veuf après quelques années de mariage, il fit la connaissance d’une femme à la forte personnalité, Varvara Pétrovna Stavroguine, veuve du général Stavroguine, l’un des plus gros propriétaires de la province. Elle prit Stépane Trophimovitch à son service pour assurer l’instruction de son fils unique, Nicolaï Vsévolodovitch.
Les années passèrent. Nicolaï Vsévolodovitch Stavroguine avait grandi et avait quitté la province pour faire une carrière d’officier. Un jour, il démissionna de l’armée et revint dans sa province. Voici tel qu’il apparut au narrateur au moment de son retour : « C’était un jeune homme de vingt-cinq ans, extrêmement beau ; […] c’était le plus élégant des gentlemen que j’eusse jamais rencontrés […]. Sa taille était au-dessus de la moyenne. Varvara Pétrovna le contemplait avec orgueil, mais aussi avec une certaine inquiétude. » Il faut dire que le jeune Stavroguine revenait au pays avec une fâcheuse réputation, due à son inconduite et à ses excès. Le narrateur allait lui-même être le témoin de l’une de ses incartades.
Il y avait dans la ville un club de notables qui se réunissait régulièrement. Au cours de l’une de ces soirées, un des doyens du club, Gaganov, un homme honorable, ne cessa de répéter son expression favorite : « Non, je ne me laisserai pas mener par le bout du nez, moi ! » Entendant cela, Stavroguine, qui s’était tenu à l’écart de toute discussion, s’approche du vieil homme, le saisit fortement de ses deux doigts par le bout du nez, et lui fait faire le tour de la salle.
Stavroguine était de ces natures qui tuent froidement
et non dans l’aveuglement de la colère
Les incartades du jeune homme se multiplièrent. Il fut examiné par des médecins qui conclurent qu’il ne disposait plus ni de sa raison ni de sa volonté, et qu’il était sujet à des crises de folie. Pourtant le narrateur reste sceptique devant cette explication ; car, après avoir observé le jeune homme, il eut l’impression d’avoir affaire à un être raisonnable gardant toujours son sang-froid : « Nicolaï Vsévolodovitch était de ces natures qui ne connaissent pas la peur. Dans un duel, il était capable de soutenir, avec le plus grand sang-froid, le feu de son adversaire pour le viser ensuite et le tuer avec une tranquillité féroce. […] Oui, il était de ces natures qui tuent en se rendant compte de leur acte et non dans l’aveuglement de la colère. Je crois même qu’il n’avait jamais connu ces accès de fureur qui nous enlèvent toute possibilité de réflexion. »
Un autre personnage inquiétant fit son retour dans la province, c’est Piotr Stépanovitch Verkhovensky, le fils né du mariage de Stépane Trophimovitch, que nous appellerons Verkhovensky tout court pour le distinguer de son père. En ville, il était considéré comme un « étudiant bavard et un peu toqué ». Son comportement à lui aussi apparut singulier. Au lieu de tomber dans les bras de son père qu’il n’avait pas vu depuis des années, il se montra désagréable avec lui et ne cessa de le rabrouer.
En réalité, Verkhovensky était l’un des chefs d’une société secrète de révolutionnaires. Dans la province il avait constitué un groupe, dit le groupe des Cinq, rassemblant de jeunes notables. Il les réunit un soir en secret et leur explique qu’il a besoin de leur concours pour détruire la société actuelle : « Chacun de vous a une lourde tâche à accomplir. Vous êtes appelés à rénover une société décrépite et puante : que cette pensée stimule continuellement votre courage ! Tous vos efforts doivent tendre à ce que tout s’écroule, l’Etat et sa morale. Nous resterons seuls debout, nous qui sommes préparés depuis longtemps à prendre le pouvoir en main. » Voulant prévenir tout acte d’indiscipline, Verkhovensky déclare aux conjurés que d’autres groupes des Cinq existent à travers toute la Russie : « Vous n’êtes qu’une des mailles de l’immense réseau et vous devez obéir aveuglement au Comité central. »
Or l’un des membres du groupe, Chatov, un ancien étudiant, souhaitait faire défection. Depuis qu’il avait fait un voyage en Amérique, il s’interrogeait maintenant sur l’existence de Dieu et appelait ses anciens camarades « des démons ». Devant un tiers, il fit valoir son droit de s’affranchir de la tutelle de la société secrète : « Je leur ai déclaré honnêtement que nous étions en désaccord sur tous les points. C’est mon droit, le droit de ma conscience, de ma pensée… Je n’admettrai pas… Nulle force ne pourra… » Après avoir bredouillé ces quelques paroles, Chatov comprit qu’il était condamné et ajouta : « Oh ! ils ne connaissent que ça, eux : la peine de mort… »
Stavroguine illustre la théorie du bouc-émissaire,
telle qu’elle sera conceptualisée au vingtième siècle
par le philosophe René Girard
Dans son projet, Verkhovensky avait prévu un grand rôle pour Stavroguine, dont la beauté le fascinait et dont il voulait faire un symbole. Homme intelligent, Stavroguine comprit que Verkhovensky se donnait une importance qu’il n’avait pas et qu’il exagérait la force et l’étendue de son réseau aux prétendues « ramifications infinies ». Verkhovensky concéda à son interlocuteur que beaucoup de choses dans cette affaire étaient le fruit de son imagination : « J’invente tout exprès des titres et des fonctions ; j’institue des secrétaires, des émissaires secrets, des trésoriers, des présidents, des régistrateurs et leurs adjoints. Tout cela plaît beaucoup et a très bien pris. […] On a la foi, mais ce qui manque, c’est la volonté d’agir. Oui, c’est justement avec ces gens-là que le succès est possible. Je vous le dis : ils se jetteront dans le feu s’il le faut : il me suffira pour cela de leur reprocher la tiédeur de leurs convictions. » Entendant cela, Stavroguine qualifia Verkhovensky de bouffon et comprit qu’il allait avoir besoin d’une victime sacrificielle pour cimenter l’unité de son groupe. Stavroguine se gaussa tout en disant à Verkhovensky : « Poussez quatre membres de votre groupe à tuer le cinquième sous prétexte qu’il moucharde ; aussitôt qu’ils auront versé le sang, ils seront liés. Ils deviendront vos esclaves, ils n’oseront plus se rebeller et exiger des comptes. Ha, ha, ha ! » Par ces mots, Stavroguine illustre la théorie du bouc-émissaire, telle qu’elle sera conceptualisée au vingtième siècle par le philosophe René Girard.
Kirilov, c’est l’homme-suicide
Parmi les conjurés qui, pour reprendre son expression, « se jetteront dans le feu s’il le faut », Verkhovensky pouvait compter sur Erkel, un garçon aimant beaucoup sa mère, à laquelle il envoyait régulièrement la moitié de sa solde d’officier. Erkel était, selon le narrateur, un être docile, l’un de ces « petits sots » incapables de penser par eux-mêmes. Il était fanatiquement et puérilement dévoué à la Cause, ou plutôt à Verkhovensky : « Obéir était un besoin pour cette nature étriquée, avide de soumission, toujours au nom d’une "grande cause", d’une "grande idée" bien entendu. […] Sensible, doux et bon, Erkel était peut-être le plus impitoyable des conjurés, il allait prendre part au meurtre de Chatov sans la moindre haine personnelle, mais aussi sans la moindre hésitation. »
Très différent d’Erkel était Kirilov, un ingénieur civil ; il n’était pas un conjuré au sens strict, mais un homme décidé à se suicider et qui voulait donner une utilité à sa mort en la mettant au service de la Cause. Kirilov, qu’on pourrait qualifier d’homme-suicide, exposa à Verkhovensky son étrange projet : « J’ai résolu de mettre fin à ma vie parce que telle est mon idée, parce que je veux vaincre la terreur de la mort. » Le jour venu, à quelques minutes du moment où il doit se loger une balle dans la tête, Kirilov se met à réfléchir à voix haute en présence de Verkhovensky. Ce dernier perçoit des « symptômes dangereux », car la réflexion risque de se transformer en hésitation, puis en renoncement. Il le dit sans ambages à Kirilov : « Vous voulez réfléchir ; à mon avis il vaudrait mieux ne pas réfléchir, mais faire ça tout simplement. Vous commencez à m’inquiéter. »
Les terroristes ont des profils déroutants
Au milieu du drame qui se joue, il y a des scènes piquantes, telle la fête organisée par l’épouse du gouverneur de la ville. Le narrateur nous décrit les préparatifs de cette réception organisée au profit des institutrices de la province. Très vite se posa la question de savoir si le prix d’entrée devait comprendre l’accès au buffet, ce qui amputerait la recette de la soirée. Le grand écrivain Karmazinov, en résidence dans la province, accepta d’honorer la fête de sa présence. Il se fit prier de lire en avant-première les bonnes feuilles de son prochain livre, intitulé Merci, qui devait être l’occasion pour lui de faire ses adieux à la littérature.
C’est au cours de la fête que Stépane Trophimovitch dit ses quatre vérités sur les conjurés dont son fils est le meneur. Devant les spectateurs, il évoque d’abord ce qu’on appelle aujourd’hui le relativisme culturel : « Toute la question est de savoir si Shakespeare est supérieure à une paire de bottes ». Et, en français, il déclare à propos des comploteurs : « Oh ! ce sont des pauvres petits vauriens et rien de plus, de petits imbéciles, voilà le mot. » Or, le moins qu’on puisse dire est que les conjurés se prennent au sérieux. Les paroles de Stépane Trophimovitch ne vont pas empêcher la catastrophe.
Le dernier chapitre du livre est intitulé La Confession de Stavroguine et jette la lumière sur son comportement déviant. Stavroguine confesse en quoi il fut un possédé : « J’avais été possédé presque jusqu’à la démence par divers mauvais sentiments dans lesquels je m’obstinais passionnément, mais jamais jusqu’à perdre tout contrôle sur moi-même. »
Les Possédés sont un roman majeur de la littérature. Le livre est long, plus d’un millier de pages, et les personnages sont nombreux. Le lecteur qui a peur de se perdre dans tous ces noms russes, aura intérêt à marquer sur un papier l’identité de chaque personnage dès qu’il apparaît. Chez Dostoïevski, les individus ne sont pas interchangeables entre eux ; il n’y a pas deux conjurés qui ont le même profil psychologique et les mêmes motivations, ce qui donne au livre une bonne partie de sa richesse. A cela s’ajoute l’atmosphère de la petite ville de province qui est très bien rendue, on y croise des notables et des petites gens. Et, comme dans ses autres romans, Dostoïevski fait bénéficier le lecteur de son écriture très visuelle, qui permet d’imaginer avec aisance les scènes qu’il raconte.
A notre époque qui s’interroge sur le terrorisme et les racines du mal, la lecture des Possédés s’avère fort utile. Chez Dostoïevski, les jeunes gens violents ont des profils quelque peu déroutants : ce ne sont pas des marginaux, des exclus, mais des rejetons d’honorables familles, parfaitement insérés dans la société. Certains d’entre eux n’ont pas beaucoup de réflexion et sont aisément manipulables, tandis que d’autres, très instruits, se montrent intelligents et agissent de sang-froid. Ils sont habités par le Mal et n’ont aucune hésitation à semer la mort.
Les Possédés (Les Démons), de Dostoïevski, 1872, traduction de Boris de Schlœzer, 1955, collection Folio (Le roman est connu en français sous le titre des Possédés, mais, dans sa traduction de 1955, Boris de Schlœzer avait retenu le titre des Démons, qu’il jugeait plus fidèle à l’original).
08:41 Publié dans Fiction, Livre, Livre de fiction (roman, récit, nouvelle, théâtre), Religion, Société, XIXe siècle | Tags : les possédés, dostoïevski, les démons | Lien permanent | Commentaires (0)
30/01/2017
La Ruée vers l'Ouest (Cimarron), d'Anthony Mann
Œuvre mutilée, mais spectaculaire
La Ruée vers l’Ouest
(Cimarron)
Anthony Mann casse le mythe de la conquête de l’Ouest. Pour lui, ce n’est pas la soif de liberté, mais l’appât du gain qui fut la principale motivation des pionniers. Bien que mutilée par la Metro-Goldwin-Mayer, La Ruée vers l’Ouest reste un spectacle grand public contenant des scènes puissantes dans lesquelles on reconnaît la patte du réalisateur.
Le 22 avril 1889 au matin, des dizaines de milliers de colons étaient rassemblés aux frontières de l’Oklahoma. Venus avec leurs chariots, ils répondaient à l’appel du président des Etats-Unis, qui avait proclamé le territoire ouvert aux home seekers (les chercheurs de terre). Ce 22 avril, ce fut à midi précises que l’armée donna les coups de pistolet autorisant les colons à pénétrer en Oklahoma. Dès que le signal fut donné, les chevaux tirant les chariots s’élancèrent, dégageant d’impressionnants nuages de poussière. C’est le land run, la ruée vers la terre ; le premier arrivé est le premier servi ; le simple fait de planter un piquet sur une parcelle permet d’en revendiquer la propriété. Les colons, dont certains n’étaient arrivés qu’avec un dollar en poche, espéraient trouver en Oklahoma la terre promise, source de prospérité.
La ruée sur ce territoire reste une grande page de l’histoire américaine et a contribué au mythe de la conquête de l’Ouest. Dès 1931, l’un des premiers westerns parlants, Cimarron, d’après le roman d’Edna Ferber, racontait les conditions de la colonisation de l’Oklahoma. Ce film avait été l’un des grands succès de la MGM. Près de trente ans plus tard, à la fin des années cinquante, Edmund Granger, l’un des producteurs du célèbre studio, décida de tourner une nouvelle version de Cimarron, en couleur et en cinémascope. Il confia la mise en scène à Anthony Mann, réalisateur réputé de westerns, qui, quelques années plus tôt, avaient relancé la carrière de James Stewart.
Anthony Mann bénéficia de moyens importants. Le film fut entièrement tourné en extérieurs et en décors naturels, sans faire appel aux fameuses transparences chères au Hollywood de l’époque. De très nombreux figurants furent recrutés et trois-cents chariots furent nécessaires pour tourner la séquence de la ruée sur l’Oklahoma. Le résultat à l’écran est spectaculaire.
Le héros s’appelle Yancey Cravat ; il a reçu le surnom de Cimarron, parce qu’il est, nous dit-on, tête brûlée et indompté. Après avoir fait tous les métiers, il s’est marié, et avec sa jeune épouse il compte prendre possession d’une parcelle en Oklahoma. Il souhaite se stabiliser en cultivant la terre et en élevant des enfants. Mais un jour il est témoin du lynchage d’un Indien. Furieux d’avoir été le spectateur impuissant d’un crime, il est décidé à ne plus laisser passer la moindre injustice. Il prend la direction du journal local et entame un combat contre la violence, l’intolérance et l’inégalité.
Pendant qu’il se bat pour ses idées, d’autres colons, plus pragmatiques, travaillent la terre à la sueur de leur front, capitalisent… et font fortune. Quand Tom, un paysan mal dégrossi, a besoin d’un coup de main, il s’adresse à Yancey Cravat. Celui-ci, très avisé, lui recommande de prospecter le sous-sol. Le conseil s’avère judicieux, car Tom finit par trouver du pétrole. C’est ainsi qu’en quelques années le simple fermier qu’il était devient l’un des plus gros industriels de l’Oklahoma. Sa fortune faite, il devient un notable cynique et plein de morgue.
Pour Yancey Cravat, un compte en banque bien fourni n’est en rien
l’indicateur de l’accomplissement d’une vie
Anthony Mann montre la rapidité de la transformation de ce nouveau territoire. Au début du film, les colons se déplacent à cheval et dorment à la belle étoile. A la fin du film, ils circulent en automobile, communiquent par téléphone et édifient les premiers gratte-ciel, dotés d’ascenseurs. Ce fulgurant développement a été possible du fait de la dureté au travail de certains colons, mais aussi du fait de leur avidité. Leurs motivations sont uniquement matérielles, un quelconque idéal de liberté et de justice leur est complètement étranger. D’où l’ambiguïté du film.
Yancey Cravat, lui, ne veut pas entrer dans ce jeu. Au grand désespoir de sa femme, il refuse le fauteuil de gouverneur que lui a proposé un comité de notables, qui cherchaient à récupérer une part de sa notoriété. Il est vrai que l’offre n’était pas dénuée d’arrière-pensées : les notable attendaient de lui une contrepartie, à savoir un certain degré de « coopération » de sa part. Pour Cravat, qui est un incorruptible, de telles conditions sont inacceptables. Il décline le poste afin de garder sa liberté. Quand sa femme lui fait observer que tous leurs amis sont devenus millionnaires, Yancey lui répond qu’un compte en banque bien fourni n’est en rien l’indicateur de l’accomplissement d’une vie.
En réalité, Yancey Cravat est un éternel insatisfait qui ne tient pas en place. Quand on le croit encore ici, il est déjà là-bas. Il abandonne sa femme et son fils pour défendre le pauvre et combattre l’injustice. En 1914, lorsque la guerre éclate en Europe, il s’engage comme volontaire dans l’armée britannique.
Ironie de l’histoire : des années plus tard, quand les notables voudront célébrer ce que fut l’esprit pionnier, ils édifieront une statue en mémoire de Yancey Cravat, alors que celui-ci se sera battu, toute sa vie, pour des valeurs qu’eux-mêmes auront allègrement piétinées.
Quand il comprit les intentions d’Anthony Mann,
le producteur s’affola et interrompit le tournage
Anthony Mann, fidèle à lui-même, ne se borna pas à tourner un livre d’images. Il voulut donner une dimension politique à son film et introduisit de la complexité dans les caractères. En plein tournage, le producteur Edmund Granger découvrit les intentions d’Anthony Mann et prit conscience qu’il était en train de s’éloigner du projet initial, qui était de célébrer un mythe de l’histoire américaine. Edmund Granger s’affola et interrompit le tournage. Il coupa des scènes au montage et en intercala d’autres, qu’il fit tourner par d’autres réalisateurs, et qui sont les moins réussies du film.
Anthony Mann, tenu à l’écart, ne reconnut pas son œuvre et la désavoua. La Ruée vers l’Ouest est donc une œuvre mutilée qui ne correspond pas au film qu’il avait en tête. Cependant l’ensemble est agréable à regarder et contient des scènes puissantes dans lesquelles on reconnaît la patte du réalisateur. Les puristes préfèrent en général ses précédents westerns, qui sont beaucoup plus personnels ; mais celui-ci touche davantage le public amateur de films à grand spectacle.
La Ruée vers l’Ouest (Cimarron), d’Anthony Mann, 1960, avec Glenn Ford, Maria Schell et Anne Baxter, DVD Warner Home Vidéo.
09:28 Publié dans Film, Western | Tags : la ruée vers l’ouest, cimarron, anthony mann, glenn ford, maria schell, anne baxter | Lien permanent | Commentaires (0)
23/01/2017
Hitler m'a dit, d'Hermann Rauschning
Hitler tel qu’il est
Hitler m’a dit
En 1939, Hermann Rauschning, un ancien dignitaire nazi, publiait Hitler m’a dit pour alerter le monde sur les véritables desseins du chancelier allemand. L'auteur fait le portrait d’un Hitler chef de gang, prêt à sacrifier des millions de vies pour parvenir à ses fins.
Hermann Rauschning naquit en 1887 en Prusse Orientale. Fils d’un propriétaire terrien, il était appelé à hériter du domaine familial ; mais la défaite de l’Allemagne, en 1918, bouleversa son destin. Ses terres étant situées dans la partie de la Prusse annexée par la Pologne, il se trouva dépossédé.
Humilié et blessé, il adhéra au parti nazi et fut élu au Sénat de la Ville libre de Dantzig. Au lendemain de la Grande Guerre, Dantzig ne faisait plus partie du Reich et avait reçu un statut spécial sous protection de la SDN (Société des nations).
De 1933 à 1934, pendant un peu plus d’un an, Hermann Rauschning fut président du Sénat de Dantzig, et, à ce titre, il fut le chef du gouvernement de la Ville. En tant que haut responsable nazi, il fut amené à approcher Hitler à plusieurs reprises, avant et après l’accession de celui-ci à la chancellerie du Reich.
A l’occasion de ces rencontres, Rauschning fut défavorablement impressionné par Hitler. De plus en plus inquiet, il fuit l’Allemagne en 1935 et se réfugia en Suisse, puis aux Etats-Unis. En 1939, il publia Hitler m’a dit dans le but d’alerter ses contemporains sur les desseins d’Hitler et sa personnalité.
A la question « Quelle impression Hitler produit-il ? », Rauschning répond qu’il éveilla en lui des impressions contradictoires. En août 1932, il fut reçu à l’Oberzsalzberg, le chalet d’Hitler dans les Alpes bavaroises, et pénétra son intimité. Or, le portrait qu’il fait du Führer n’est pas celui d’un être charismatique. « Dans ce cadre, écrit Rauschning, le grand tribun disparaissait, s’effaçait jusqu’à n’être plus qu’un bourgeois insignifiant. […] Hitler n’a vraiment rien qui puisse attirer. » Rauschning parle de son regard fixe et éteint, et déplore sa « voix criarde, gutturale, menaçante et frénétique ». Il évoque aussi sa manie de se curer les dents d’un « geste affreusement vulgaire ».
Hitler aurait pu être inventé par Dostoïevski
Pourtant Hitler a déclenché l’enthousiasme de certains. Rauschning s’interroge donc pour savoir comment cet homme « gauche et embarrassé » peut subjuguer les masses, et comment même des hommes cultivés et intelligents tombent en extase dès qu’ils le rencontrent. « On est obligé de penser aux médiums », écrit Rauschning. Selon lui, les médiums sont des hommes ordinaires et insignifiants, qui subitement se trouvent dotés de pouvoirs qui les élèvent au-dessus du commun. Rauschning confesse lui-même qu’en présence d’Hitler il fut victime d’une « sorte d’emprise hypnotique ».
Rauschning évoque à plusieurs reprises l’instabilité du caractère d’Hitler : « A la moindre contradiction, il entrait dans de violentes colères » ; mais ses accès de fureur étaient « soigneusement prémédités ». Suite à un incident mineur, Rauschning le vit vociférer : « Il criait à perdre voix, il trépignait et frappait du poing sur la table et contre les murs. Sa bouche écumait ; il haletait comme une femme hystérique et éructait des exclamations entrecoupées : "Je ne veux pas !... F…ez le camp ! traitres !" Ses cheveux étaient en désordre, son visage contracté, ses yeux hagards et sa face cramoisie. Sur le moment, j’eus peur qu’il ne tombât victime d’une attaque. » Par certains aspects, Hitler fait penser aux Possédés de Dostoïevski. Rauschning écrit lui-même à propos du dictateur : « Cet être aurait pu être inventé par Dostoïevski. »
L’auteur ne se borne pas à livrer les clés de la psychologie d’Hitler, il raconte aussi les coulisses de son accession au pouvoir. A plusieurs reprises, Hitler donna l’impression d’hésiter sur la voie à suivre : la voie de la brutalité ou la voie de la légalité. Finalement il opta pour la seconde solution, quitte à donner l’impression d’être velléitaire et quitte à être critiqué par certains de ses camarades du Parti.
Pour Rauschning, les Nazis sont des gangsters
qui pratiquent le pillage et l’assassinat
En ce qui concerne les principaux chefs nazis, Rauschning déclare qu’ils ont des « méthodes de gangsters ». Leur objectif principal est de s’enrichir au maximum dans le minimum de temps. Leur slogan pourrait être, selon Rauschning, « Enrichissez-vous » ; et il poursuit : « Les nazis s’emplissaient les poches à une allure si scandaleuse qu’on n’arrivait plus à suivre la cadence du pillage. […] Pendant ce temps, le Führer renonçait à son traitement de chancelier. Il donnait, lui, le bon exemple. Il n’avait besoin de rien. En une nuit, il était devenu l’éditeur le plus riche du monde, cousu de millions, l’auteur le plus lu, le plus obligatoirement lu. » Ici Rauschning fait allusion à l’obligation qu’avait chaque foyer allemand de posséder dans sa bibliothèque un exemplaire de Mein Kampf, ce qui assura à Hitler la vente de plusieurs millions d’exemplaires de son livre.
Chez les gangsters, la vie ne tient qu’à un fil. Depuis la nuit des Longs-Couteaux et la liquidation de Rœhm, chef des SA, chacun sait que l’assassinat est une solution qui, à tout instant, permet de résoudre les problèmes. En conséquence, chaque chef nazi constitue des dossiers sur ses camarades, qu’il dépose chez un notaire, afin de disposer d’une police d’assurance.
En février 1933, le Reichstag fut incendié. Les communistes furent accusés. Sur le moment, Rauschning fut persuadé que le Komintern avait commandité l’incendie. Mais, quelques jours plus tard, alors qu’il patiente dans une antichambre de la chancellerie du Reich, il surprit une conversation entre Gœring et Himmler. Goering racontait avec force détails comment ses « garçons » avaient utilisé un passage souterrain pour pénétrer dans le Reichstag et l’incendier. « Eclats de rire de satisfaction, plaisanteries, fanfaronnades, telles étaient les réactions de ces "conjurés". »
« Hitler n’a jamais pu terminer une conversation
sans éclater au moins une fois en imprécations contre les juifs »
Dans le livre, il est question de l’antisémitisme du régime. Selon Rauschning, la plupart des chefs nazis, très pragmatiques, voient dans l’élimination des juifs l’occasion de s’enrichir à bon compte en les expropriant. Quelques uns d’entre eux cherchent aussi à satisfaire leurs « rêves sadiques ». Quant à Hitler, il croit profondément que « le juif est tout simplement le Mal ». Rauschning poursuit : « Hitler ne manquait pas de raisons pour exprimer sa haine. Il en était comme possédé au point qu’il n’a jamais pu terminer une conversation sans éclater au moins une fois en imprécations contre les juifs. »
Selon Rauschning, Hitler parlait de ses projets devant tel ou tel collaborateur, seulement dans la mesure où celui-ci était concerné; mais il se gardait bien de lui donner une vision d’ensemble de ses intentions. Devant Rauschning cependant, Hitler alla assez loin en lui dévoilant une bonne partie de ses plans. Un jour, il lui déclara : « Il nous faut l’Europe et ses colonies. […] Notre espace complet, à nous, c’est l’Europe. Celui qui la conquerra imprimera son empreinte au siècle à venir. Nous sommes désignés pour cette tâche. Si nous ne réussissons point, nous succomberons, et tous les peuples européens périront avec nous. » Hitler précisa qu’il était prêt à « sacrifier toute une génération de la jeunesse allemande », et ajouta : « Même si tel doit être le prix, je n’hésiterai pas une seconde à me charger la conscience de la mort de deux ou trois millions d’Allemands. » Et concernant les peuples dont il s’apprêtait à saisir les territoires, il conclut : « Nous aurons le devoir d’éliminer ces peuples. »
Cependant, pour arriver à ses fins, Hitler n’écartait de passer un pacte avec l’Union Soviétique : « Peut-être ne pourrai-je pas éviter l’alliance avec la Russie. Mais je garde cette possibilité comme mon dernier atout. […] Et si jamais je me décide à miser sur la Russie, rien ne m’empêchera de faire encore volte-face et de l’attaquer lorsque mes buts à l’Occident seront atteints. » Rappelons qu’Hitler m’a dit fut publié en 1939 et que la rupture du pacte germano-soviétique eut lieu en 1941.
Sur un plan philosophique et religieux, Hitler déclara à Rauschning : « Le national-socialisme est plus qu’une religion : c’est la volonté de créer un nouvel Homme. » Et il fit part de son intention d’ « extirper le christianisme d’Allemagne ». Rauschning, appartenant à une vieille famille protestante de Prusse, dit que c’est suite à ces propos en particulier qu’il commença de se détacher d’Hitler et du nazisme.
Installé aux Etats-Unis, Rauschning y mourut en 1982, à l’âge de quatre-vingts quatorze ans.
Après la guerre et encore ces dernières années, certains historiens ont contesté l’authenticité des entretiens rapportés par Rauschning. Pourtant, avec le recul, son livre apparaît à bien des égards prophétiques. Et, en tout cas, personne ne conteste le fait que Rauschning l'a publié en 1939, à l’apogée d’Hitler et du nazisme, à l’aube de la Seconde Guerre mondiale et avant l’écrasement du Troisième Reich. Il ne s’agit en rien d’un texte apocryphe.
Le mieux est de lire Hitler m’a dit comme un témoignage écrit et publié sur le vif. Le plus important, ce ne sont pas les erreurs que l’ouvrage peut contenir, mais le fait que bien souvent il approche la vérité. Quiconque aurait lu ce livre à sa parution, en 1939, aurait su à quoi s’en tenir sur Hitler et n’aurait pas été complètement surpris par le cours des événements.
Hitler m’a dit, d’Hermann Rauschning, 1939, collection Pluriel.
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