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13/06/2016

Clair de femme, de Romain Gary

Hymne au couple et farce macabre

Clair de femme

Clair de femme met en scène la rencontre de deux êtres frappés par le destin. Une nuit dans Paris, Michel, un quadragénaire qui ne se remet pas du « départ » de sa femme, rencontre Lydia, qui a perdu sa petite fille dans un accident de la route. Ce roman de Romain Gary peut être vu comme un hymne au couple, mais aussi comme une farce macabre contenant sa dose d’absurde et de personnages insolites.

            D’après son biographe Myriam Anissimov, ce livre fut inspiré à Romain Gary par sa rencontre avec Romy Schneider. L’actrice avait été sa voisine à Paris, et il avait eu une liaison secrète avec elle. Clair de femme fut publié en 1977, alors que Romain Gary, sentant sa fin venir, mettait de l’ordre dans ses affaires. La mort est omniprésente dans ce roman qui semble annoncer le geste qu’allait commettre l’écrivain trois ans plus tard.

       clair de femme,romain gary     Le personnage principal, Michel Folain, quarante-trois ans, est pilote d’avion. Plongé dans la solitude, il erre seul dans les rues de Paris. Pendant quatorze ans il avait formé un couple très uni avec sa femme Yannick, au point que leurs amis croyaient leur union indestructible. Mais Yannick a décidé de « partir ». Auparavant, elle a fait ses adieux à Michel en lui disant que c’est une « question de dignité » ; elle a ajouté : «  Je suis obligée de te quitter. Je te serai une autre femme. Va vers elle, trouve-là, donne-lui ce que je te laisse, il faut que cela demeure. »

            Or, une nuit, sur un trottoir, il fait la rencontre d’une femme de son âge, Lydia, avec laquelle il sympathise. Elle aussi a été frappée par le destin : sa petite fille est morte dans un accident de la route, alors que son mari conduisait. Il a survécu, mais, depuis, ils vivent séparés. Michel et Lydia se découvrent. « Ce que nous avions en commun, écrit Michel, était chez les autres mais nous unissait le temps d’une révolte, d’une brève lutte, d’un refus du malheur. » Lydia serait-elle cette « autre femme » qu’évoquait Yannick ?

            La nuit-même, Michel entame une liaison avec Lydia ; mais Lydia, tout en reconnaissant le besoin d’aimer que ressent Michel, a-t-elle envie « d’entrer en religion » et de devenir l’ « instrument du culte » de Yannick aujourd’hui disparue ?

Clair de femme fut diversement apprécié par la critique,

mais fut un succès de librairie

            Clair de femme est un roman court et facile à lire. Cependant il se trouvera des lecteurs pour trouver hermétiques certaines formules employées par Gary, notamment dans ses réflexions sur le couple, par exemple quand il écrit «  tout ce qui est féminin est homme, tout ce qui est masculin est femme. » Mais, après tout, il y a dans ce roman un côté absurde qui éclate lorsque Michel rencontre le mari de Lydia. Devenu aphasique suite à son accident, il n’arrive plus à se faire comprendre et aligne des mots sans cohérence entre eux. Par exemple il dit à Michel : «  Bigonneau des Carpates la calapoque va la bouche… » Entendant cela, Michel se dit avec ironie : « C’est peut-être moderne. Je connaissais mal les modernes. » Dans ce livre il y a aussi des personnages insolites, tel senor Galba ; il est dresseur de chien et « collectionne les infarctus », si bien qu’il « se fait du souci pour son chien ». Tous deux forment un couple inséparable, et senor Galba a peur de partir le premier, laissant son chien seul dans l’existence.

            Clair de femme est un roman cruel, presqu’une farce macabre. Le senor Galba, avec son chien, et le mari de Lydia, incapable de donner un sens à ses propos, ont malgré eux un côté comique. Il y a de l’humour noir, volontaire ou involontaire, dans Clair de femme.

            Le livre fut diversement apprécié par la critique. Certains, tel Roger Grenier, saluèrent « ce chant d’amour profond » célébrant le couple, tandis que d’autres parlèrent de médiocre roman, y voyant une forme de légitimation de l’euthanasie. Il est vrai que le lecteur peut avoir la fâcheuse impression que tout personnage devenu un fardeau pour son entourage est prié de se retirer sur la pointe des pieds, afin de laisser ses proche vivre leur propre vie.

            Malgré les reproches exprimés ici et là, les lecteurs furent au rendez-vous et le livre fut un succès d’édition.

            En 1979, Costa-Gavras, qui avait particulièrement aimé le livre, l’adapta au cinéma. Les rôles principaux, ceux de Michel et Lydia, furent distribués à Yves Montand… et Romy Schneider.

 

Clair de femme, de Romain Gary, 1977, collection Folio.

06/06/2016

Les Camarades, de Mario Monicelli

Germinal en Italie

Les Camarades

Marcello Mastroianni est presque méconnaissable dans le rôle du Professeur, un intellectuel qui mène des ouvriers à la grève. Le film de Monicelli se passe dans une usine italienne à la fin du XIXe siècle, et présente bien des points communs avec Germinal, de Zola.

            Ce film est l’illustration des combats menés par la classe ouvrière pour la reconnaissance de ses droits. Ici la revendication porte sur le temps de travail. Dans une filature de Turin, à la fin du XIXe siècle, les ouvriers travaillent quatorze heures par jour. Ils n’ont pas le temps de récupérer de leur fatigue et baillent devant leurs machines, si bien qu’ils commettent des fautes d’inattention, d’où la fréquence des accidents du travail. Prenant conscience de leur situation, ils s’unissent pour revendiquer la journée de treize heures. Mais leur employeur fait la sourde oreille, car il ne voit aucune raison valable de leur donner satisfaction.

        les camarades,mario monicelli,mastroianni,annie girardot,renato salavatori,bernard blier    Tout change quand arrive en ville un étranger appelé le Professeur. Il ne paie pas de mine avec sa barbe hirsute et ses cheveux en bataille, ses lunettes d’intellectuel et sa chemise dépourvue de faux-col. Qui plus est, sa démarche est légèrement voutée. Mais il est cultivé, réfléchi et a de l’éloquence. Un soir, il s’adresse aux ouvriers réunis en secret et les convainc que seule la grève peut produire des résultats, à condition qu’elle soit dure et totale, le patronat ne connaissant que les rapports de force. Dans cette perspective, il faut organiser le mouvement en amont afin de tenir le plus longtemps possible. Il recommande d’accumuler des stocks de vivres qui auront été achetés à crédit. Et surtout, dit-il, il faut rester unis. Cependant, une fois que la grève est déclenchée, un ouvrier dont la famille est dans une situation plus misérables que les autres, prétend aller à l’usine gagner son pain. Un dilemme se pose : faut-il l’autoriser à aller travailler ou faut-il le contraindre à se joindre au mouvement ? En d’autres termes, l’unité du mouvement prime-t-elle la liberté individuelle ?

            Par bien des aspects, Les Camarades, de Monicelli, rappellent Germinal, de Zola. Certes celui-ci se passe dans la mine et celui-là dans une filature, mais il y a beaucoup de points communs aux deux œuvres. On retrouve à la base une forme de déterminisme social. Chez Monicelli, les ouvriers sont condamnés à travailler à la fabrique de père en fils et de mère en fille, comme chez Zola les ouvriers sont condamnés à la mine ; il n’y a pas d’échappatoire. Dans les deux cas, les femmes et les enfants travaillent au même titre que les hommes. Dans les deux œuvres, pendant que les ouvriers triment, la grande bourgeoisie vit dans l’oisiveté et se distrait dans des fêtes et des réceptions.

            Côté patronat, le directeur tient à rappeler aux ouvriers qu’il est un salarié comme eux. D’une certaine manière, il est l’un des leurs. Mais, parce qu’il est salarié lui aussi, il doit rendre des comptes à son employeur, ce qui lui laisse une faible marge de négociation pour satisfaire les revendications. Surtout, et Zola et Monicelli montrent que le patronat dispose de cohortes de chômeurs qu’il peut mettre en concurrence avec les ouvriers grévistes. Pour faire redémarrer la production, le directeur de l’usine achemine des chômeurs prêts à travailler à un moindre coût. C’est ce qu’on appellerait aujourd’hui du dumping social.

Même si Les Camarades sont un film militant,

on ne saurait les réduire à une œuvre de propagande

            Les Camarades ne sont pas à un paradoxe près, puisque, tandis que les ouvriers se plaignent de leur misère, les paysans, eux, rêvent de venir travailler à la ville pour bénéficier d’un revenu régulier. Les contrastes sont nombreux dans ce film, et certains d’entre eux sont savoureux. Lorsque le directeur daigne recevoir en conférence les meneurs du mouvement, il prend soin de les faire longuement patienter dans une antichambre. Puis, quand il les fait entrer, il reste assis derrière bureau et les laisse debout. Il les tutoie comme s’ils étaient ses enfants et leur parle comme s’ils étaient dans l’incapacité de savoir ce qui est bon pour eux. Après la conférence qui lui a permis de repérer les meneurs, il essaie de les diviser, d’autant plus que l’un des leurs commet l’erreur tactique de lui avouer que certains camarades sont à bout de force et sont à deux doigts de reprendre le travail.

            Même si Les Camarades sont un film militant, on ne saurait les réduire à une œuvre de propagande. La mise en scène est particulièrement soignée et peut faire penser aux films de Visconti. Marcello Mastroianni est presque méconnaissable dans le rôle du Professeur. Annie Girardot joue une fille d’ouvrier qui a échappé à son sort en utilisant ses charmes. Quant à Bernard Blier, il joue l’un des meneurs du mouvement, mais se révèle un maillon faible.

            Quand on repense à ce film après l’avoir vu, alors on prend conscience de l’aveuglement de la direction ; pourtant, dans le cas présent, les revendications sont purement matérielles et n’ont aucun contenu politique. Le patronat prend le risque d’attiser le feu révolutionnaire en refusant d’améliorer les conditions de travail des ouvriers ; et il ne voit pas que la mise en place de la journée de treize heures servirait ses intérêts : les ouvriers seraient ainsi moins fatigués et feraient davantage attention à leur travail, ce qui aboutirait à une réduction du nombre d’accidents du travail et à une augmentation de la productivité horaire.

 

Les Camarades, de Mario Monicelli, 1963, avec Marcelo Mastroianni, Annie Girardot, Renato Salvatori et Bernard Blier, DVD LCJ Edition.

30/05/2016

Mémoires d'Hadrien, de Marguerite Yourcenar

Souvenirs apocryphes d’un empereur

Mémoires d’Hadrien

Marguerite Yourcenar se glisse dans la peau de l’empereur Hadrien et imagine ce qu’eussent pu être ses mémoires, s’il en avait laissés. Elle fait preuve d’un tel mimétisme, qu’au bout d’un moment le lecteur finit par se convaincre qu’il est vraiment en train de lire les souvenirs laissés par Hadrien lui-même.

            L’empereur Hadrien n’a jamais laissé de mémoires. Mais, en puisant dans les sources de l’époque, notamment dans sa correspondance, Marguerite Yourcenar a imaginé ce qu’eussent pu être les souvenirs de l’empereur. Le résultat est étonnant. Marguerite Yourcenar s’efface complètement derrière son personnage ; elle fait preuve d’un tel mimétisme, d’une telle empathie, qu’au bout d’un moment le lecteur finit par se convaincre qu’il est vraiment en train de lire un texte rédigé par Hadrien lui-même. Soyons franc. Ce livre ne se dévore pas comme un roman policier. L’absence totale de dialogues peut décourager nombre de lecteurs et le langage soutenu employé par l’auteur peut paraître difficile et ardu. Pour bien profiter de ce livre, il est préférable de le lire quand on a du temps, notamment du « temps de cerveau disponible ».

         Marguerite Yourcenar, Mémoires d'Hadrien  Marguerite Yourcenar a donné à ces mémoires apocryphes la forme d’une longue lettre qu’Hadrien écrit à Marc-Aurèle, un garçon de dix-sept ans, déjà désigné par lui pour régner un jour sur l’empire. Hadrien est alors âgé de soixante ans, c’est un homme diminué par la maladie ; il sent que son corps, « ce fidèle compagnon », ne lui répond plus. Même s’il ignore quand il va mourir, il sait que ses jours sont comptés, et, avant de partir, il fait à Marc-Aurèle le récit de sa vie.

            Hadrien est né en Espagne, où « l’hellénisme et l’orient étaient inconnus ». Dans ce pays rustique de garnisons, il reçoit une instruction militaire qui le prépare à un mode de vie rude. Mais cette éducation à la dure est équilibrée par l’apprentissage du grec, la langue de la philosophie. Le garçon a la chance d’être envoyé à Athènes, ville qui immédiatement conquiert son cœur. Jeune homme, Hadrien est surnommé « l’étudiant grec ». Quand un jour il a une cicatrice au menton, il y voit là « un prétexte pour porter la courte barbe des philosophes grecs ». Il avoue lui-même : « C’est en latin que j’ai administré l’empire ; […] mais c’est en grec que j’aurai pensé et vécu. »

Hadrien veut le pouvoir pour lui-même,

afin de se réaliser avant de mourir

            Hadrien devient un proche du nouvel empereur, Trajan, un Romain d’Espagne comme lui. Mais, alors qu’Hadrien concilie les qualités de soldat et de philosophe, Trajan est avant tout un militaire. C’est même, selon Hadrien, un « empereur-soldat », qui vit modestement au milieu de ses hommes. Il est constamment en campagne et veut toujours étendre les limites géographiques de l’empire. Cette soif insatiable de conquêtes, notamment ce rêve d’Orient qui habite Trajan, finit par inquiéter Hadrien. Hadrien a conscience des « raisons pratiques » d’ordre politique, économique et commerciale qui dictent ces guerres, il constate également que Trajan est un empereur heureux que la victoire n’a jamais déserté. Mais il sait aussi que toutes ces conquêtes sont bien fragiles et qu’il suffirait de presque rien pour faire basculer une situation qui confine à l’absurde. Selon Hadrien, l’empereur prend des risques inconsidérés et se condamne à la victoire perpétuelle : « Le moindre revers aurait eu pour résultat un ébranlement de prestige que toutes les catastrophes pourraient suivre ; il ne s’agissait pas seulement de vaincre, mais de vaincre toujours, et nos forces s’épuiseraient. » Tombé malade, Trajan meurt au cours d’une campagne contre les Parthes, au bout de vingt ans de règne. Hadrien lui-succède.

            Cette succession n’est pas allée de soi. C’est Plotine, veuve de Trajan et devenue entre-temps grande amie d’Hadrien, qui a imposé son protégé. Pour faciliter les choses, elle déclara que, sur son lit de mort, l’empereur agonisant avait, par lettre, désigné Hadrien. Très vite la rumeur se propagea selon laquelle la succession reposait sur une fraude. Au soir de sa vie, Hadrien en garde mémoire : « Mes ennemis ont accusé Plotine d’avoir profité de l’agonie de l’empereur pour faire tracer à ce moribond les quelques mots qui me léguaient le pouvoir. […] Mais il faut bien avouer que la fin, ici, m’importaient plus que les moyens : l’essentiel est que l’homme arrivé au pouvoir ait prouvé par la suite qu’il méritait de l’exercer. » Devenu empereur à quarante ans passés, Hadrien est impatient de rencontrer enfin son destin, car il avait peur de mourir avant de se réaliser : « Tous les problèmes de l’empire m’accablaient à la fois, mais le mien propre pesait davantage. Je voulais le pouvoir. Je le voulais pour imposer mes plans, essayer mes remèdes, restaurer la paix. Je le voulais surtout pour moi-même avant de mourir. »

Antinoüs occupe une place centrale dans les Mémoires d’Hadrien

            Pour apparaître comme le successeur naturel de Trajan, Hadrien, quand il était jeune homme, avait épousé Sabine, petite nièce de l’empereur-soldat. Ce mariage avait été, reconnaît Hadrien, « un triomphe pour un ambitieux de vingt-huit ans ». Mais, par la suite, il fut « source d’irritation et d’ennuis ». Hadrien écrit à Marc-Aurèle qu’au cours de son règne il avait envisagé de se séparer d’elle : « J’aurais pu me débarrasser par le divorce de cette femme point aimée […]. Mais elle me gênait fort peu […]. Elle assistait aujourd’hui sans paraître s'en apercevoir aux manifestations d’une passion qui s’annonçait longue. » Ici Hadrien fait allusion à sa passion pour Antinoüs.

            Antinoüs occupe une place centrale dans les Mémoires d’Hadrien. C’est en Asie mineure, à l’occasion de l’un de ses multiples voyages, que l’empereur fit la connaissance de ce jeune Grec, natif de Bithynie, dont la beauté tout de suite le fascina. Ce fut comme un coup de foudre : « Une intimité s’ébaucha. Il m’accompagna par la suite dans tous mes voyages, et quelques années fabuleuses commencèrent. […] Ce beau lévrier avide de caresses et d’ordre se coucha sur ma vie. » Hadrien évoque longuement Antinoüs vivant… et mort. Quand il est retrouvé noyé dans le Nil, c’est en philosophe qu’Hadrien accepte la mort du garçon qui a quitté la vie quelques semaines avant d’avoir vingt ans, « épouvanté de déchoir, c’est-à-dire de vieillir ». L’empereur veut immortaliser les traits de son favori qui fut pour lui l’image de la beauté, et fait graver de multiples médailles et pièces à son effigie. Il fonde une ville qui lui est dédiée, Antinoé, en Egypte, et établit le culte d’Antinoüs. C’est ainsi que les mères dont le fils est malade l’invoquent pour obtenir la guérison.

            Diminué, Hadrien décide de rentrer en Italie pour régler ses affaires : « Je me disais que seules deux choses m’attendaient à Rome ; l’une était le choix de mon successeur, qui intéressait tout l’empire ; l’autre était ma mort, et ne concernait que moi. »

            Tout au long du livre, Hadrien apparaît comme un être conforme à la réputation que la postérité lui a accordée, c’est-à-dire celle d’un empereur philosophe qui a beaucoup réfléchi au pouvoir, à la vie et à la mort. Marguerite Yourcenar va au-delà du factuel pour essayer de comprendre en profondeur la signification des événements qui ont jalonné la vie d’Hadrien, ce qui donne au livre sa force.

Post-scriptum : Mémoires d’Hadrien, de Marguerite Yourcenar, inspirèrent à Hervé Cristiani la chanson Antinoüs.

 

 Mémoires d’Hadrien, de Marguerite Yourcenar, 1951, collection Folio.