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05/01/2015

Le Rouge et le Noir, de Stendhal

Histoire d’un jeune homme pressé

Le Rouge et le Noir

Dans la France de la Restauration, un jeune ambitieux, Julien Sorel, est prêt à toutes les hypocrisies pour s’élever dans le monde. Il entre au séminaire en espérant devenir évêque à trente ans. Stendhal, pour construire son intrigue, s’est inspiré d’un fait divers authentique. Près de deux cents ans après sa publication, certains passages du roman sont restés très mordants.

            Les faits suivants sont rigoureusement authentiques. Dans une petite ville de province, le jeune Antoine Berthet, recommandé par le curé de la paroisse, devient le précepteur des enfants d’une famille honorable, les Michoud de La Tour. Au bout de quelques temps, il est renvoyé pour avoir fait des avances à la jeune mère de famille. Le curé, qui continue de croire en lui, l’envoie au séminaire ; mais là encore, il finit par être renvoyé. Il obtient une place chez un notable de la région, qui, par précaution, préfère se renseigner auprès des Michoud de La Tour. Aussitôt que Mme Michoud de La Tour lui apprend la vérité sur le comportement du jeune homme, le notable le congédie à son tour. Antoine Berthet est furieux contre la jeune femme qui a dénoncé ses agissements. Il est décidé à se venger. Sachant que Mme Michoud de La Tour est très religieuse et connaissant ses habitudes, il surgit dans l’église où elle assiste à la messe et tire deux balles sur elle. L’événement fait la une des journaux. L’affaire se conclut par la condamnation à mort d’Antoine Berthet.

le rouge et le noir,stendhal,anne-marie meininger            Un écrivain qui s’est fait connaître par un essai sur l’amour et qui n’a jamais écrit de roman, se passionne pour l’affaire. Il décide d’en faire un livre. Jouant de ses relations haut placées, il rencontre le procureur et obtient un accès privilégié au dossier. Cet écrivain, c’est Stendhal, et ce roman, c’est Le Rouge et le Noir.

            Si ces faits se produisaient aujourd’hui, on peut supposer que la publication du roman soulèverait une belle polémique : un écrivain a-t-il le droit de s’inspirer autant de la réalité ? est-il normal que la Justice lui ait accordé un libre accès au dossier ? n’est-il pas choquant qu’il mette en cause la vie privée des gens ? a-t-il au moins pensé à ce que ressentiront les enfants de Mme Michoud de La Tour quand ils comprendront que le comportement de leur mère est exposé en place publique ? On peut supposer que le représentant de l’une des parties déposerait plainte contre Stendhal pour atteinte à la vie privée.

            Mais, en 1830, la législation et les mœurs n’étaient pas les mêmes qu’aujourd’hui, et ces questions ne se posaient pas. Les écrivains n’hésitaient pas à s’inspirer de faits divers et, ici, Stendhal fait appel à la réalité pour bâtir une fiction. Dans le roman, le jeune séminariste est rebaptisé Julien Sorel, le choix du prénom renvoyant à Julien L’Apostat, empereur romain qui quitta le christianisme pour revenir à l’antique paganisme. Julien Sorel est un garçon de dix-huit ans, mais délicat et faible en apparence ; il n’est pas aussi robuste que ses frères. Son père, un charpentier, le bat. Julien est le seul de sa famille à savoir lire. Il dévore Le Mémorial de Sainte-Hélène et fait de Napoléon son héros. L’Empereur, parti de rien pour s’élever au sommet de la société, lui servira de modèle.

            Le curé de la paroisse, qui croit en lui et l’a pris sous sa protection, lui trouve une place de précepteur chez M. de Rênal, maire de Verrières, petite commune imaginaire du Doubs, dans laquelle se situe l’action. Julien est chargé de l’instruction des enfants. Lui qui sait le latin, qui connaît bien les écritures et qui sait par cœur Virgile, fait très bonne impression sur ses employeurs. On peut même dire qu’il séduit Mme de Rênal. Bientôt un amour interdit l’unit à elle.

Le roi s’agenouille

devant l’évêque, serviteur

de ce Dieu tout puissant et terrible

            Le roman devient vraiment mordant avec le chapitre XVIII intitulé Un roi à Verrières. Le roi de *** est attendu de passage dans la commune. Une messe sera célébrée en présence de l’évêque. Julien y est invité en tant que sous-diacre. Le jour dit, le clergé est réuni en l’église de Verrières. Le roi est sur le point d’arriver. Seul manque l’évêque qui se fait attendre. Un prêtre âgé charge Julien d’aller prévenir l’évêque. Julien quitte l’assemblée et pénètre dans l’appartement épiscopal. Là, il surprend un jeune homme se regardant dans un miroir, en train de s’entraîner à bénir la foule des fidèles. C’est l’évêque. Quand il aperçoit Julien, l’évêque lui demande si sa mitre est bien mise : « Elle n’est pas trop en arrière ? cela aurait l’air un peu niais ; mais il ne faut pas non plus la porter baissée sur les yeux comme un shako d’officier. »

            Au cours de la cérémonie, Julien voit le puissant roi de *** s’agenouiller devant le jeune évêque. Ce dernier le fait publiquement remarquer aux jeune filles qui l’entourent : « N’oubliez jamais, jeunes chrétiennes, que vous avez vu l’un des plus grands rois de la terre à genoux devant les serviteurs de ce Dieu tout puissant et terrible. » A la vue de ce spectacle, Julien a la révélation de sa vocation : il sera prêtre avec la perspective d’être, lui aussi, sacré évêque à trente ans.

            Dans la France de la Restauration, l’Eglise catholique occupe la première place. La Congrégation, avec un « C » majuscule, fondée pour servir le trône, est toute puissante. Elle peut accélérer des carrières comme elle peut les briser. Dans le roman, la Congrégation est omniprésente.

            Stendhal considérait que le passage de Julien au séminaire correspond aux pages les plus remarquables du Rouge et le noir. Il est vrai que l’auteur s’y montre cinglant et dévastateur. Au séminaire de Besançon, où Julien a fait son entrée, les élèves sont fils de paysans et, pour eux, la vocation se limite à deux choses : bien dîner et porter l’habit. Julien, au milieu de ses médiocres condisciples, découvre qu’il est plus intelligent qu’eux et qu’il a le grand tort de vouloir raisonner. Il apprend aussi l’existence d’un second Dieu : « Quand on ne parlait pas de saucisses et de bonnes cures, on s’entretenait de la partie mondaine ; des doctrines ecclésiastiques ; des différends des évêques et des prélats ; des maires et des curés. Julien voyait apparaître l’idée d’un second Dieu, mais d’un Dieu bien plus à craindre et bien plus puissant que l’autre ; ce second Dieu était le pape. »

            Après avoir quitté la vie de province et le séminaire, Julien découvre la vie parisienne en devenant le secrétaire du marquis de La Mole. Le garçon se rend compte que, non seulement il ne possède pas le privilège de la naissance, mais en plus il ne maîtrise pas les codes à connaître pour se hisser au sein de la haute société dont il voudrait faire partie. C’est dans ce contexte qu’il participe à ses premières soirées mondaines. Les récits qu’en fait Stendhal sont croquignolesques. Julien se rend compte qu’il ne possède pas l’art de briller dans un salon, et pourtant nombre de conversations qu’il y entend sont superficielles.

Le marquis conclut que dans cinquante ans

il n’y aura plus en Europe

que des présidents de république, et pas un roi

            Le marquis de La Mole, satisfait des services que Julien lui rend, lui témoigne sa confiance en l’associant à une conspiration ultra-royaliste. Dans le chapitre Une note secrète, Julien assiste à une réunion des comploteurs, prélats et nobles, qui entendent renforcer le pouvoir de Charles X par un coup d’Etat royal. Devant l’hésitation de ses pairs à agir pour défendre le trône, le marquis de La Mole soupire et déclare dans un éclair de lucidité : « Dans cinquante ans il n’y aura plus en Europe que des présidents de république, et pas un roi. » La conspiration est l’occasion de s’apercevoir des limites de Julien. Bien que très intelligent, il se trompe quelques fois sur les gens. Quand un comploteur exalté déclare, la main sur le cœur, être investi de la haute mission de rétablir la monarchie, Julien se dit : « Voilà un bon acteur. » Mais, nous précise Stendhal, Julien « se trompait, toujours comme à l’ordinaire, en supposant trop d’esprit aux gens. » Le garçon veut tellement agir par calcul qu’il prête les mêmes desseins aux autres, sans voir la part de naïveté qui peut être la leur.

            Au bout du compte, Julien finira par agir de manière impulsive, ce qui le conduira au geste fatal. Lui qui à force d’hypocrisie, pensait maîtriser les événements, finira par en être le jouet. C’est ce que le lecteur découvrira dans la dernière partie du roman, qui est vraiment palpitante.

            Le Rouge et le noir contient plusieurs dimensions : histoire d’amour, fait divers, critique sociale, critique religieuse, critique politique… Au lecteur de privilégier la dimension qui retient le plus son attention. En tout cas, il peut difficilement être rebuté par le style de Stendhal, qui est sec, efficace et sans fioriture. D’une certaine manière, son écriture est très moderne.

 

Le Rouge et le Noir, de Stendhal, 1830, édition d’Anne-Marie Meininger, 2000, collection Folio.

15/12/2014

Le Voyage en Italie, de Rossellini

Le miracle de Rossellini

Le Voyage en Italie

Un couple se délite sous les yeux du spectateur. A l’occasion d’un voyage en Italie, M. et Mme Joyce en sont réduits à un tête-à-tête difficilement supportable. Ils échangent des propos aigres-doux et ne cessent de se disputer, même si en gens bien élevés ils n’élèvent jamais la voix. Seul un miracle pourrait sauver leur union. Dans ce film regardé aujourd’hui comme un chef-d’œuvre, Rossellini dirige Ingrid Bergman et George Sanders.

            Un couple de Britanniques, M. et Mme Joyce, fait un voyage en Italie suite au décès de leur oncle. Ils ont hérité de sa villa de Capri et se rendent sur place pour procéder à la vente. Très vite le spectateur s’aperçoit que M. et Mme Joyce ne s’aiment pas beaucoup. Leur entente n’est que de façade, elle est uniquement destinée au monde extérieur. Quand ils sont tous les deux, leur conversation se limite à l’échange de propos aigres-doux. Leur couple est en train de se déliter.

           le voyage en italie,rossellini,ingrid bergman,george sanders Le spectateur est invité à partager leur vie quotidienne et, de fait, pourrait se sentir comme un étranger. Après tout, c’est une situation qui met mal à l’aise que d’assister à des scènes de ménage. Pourtant le spectateur s’attache à M. et Mme Joyce. Transformé en psychothérapeute de salon, il essaye d’analyser les déboires du couple et veut comprendre comment ils ont pu en arriver là.

            M. et Mme Joyce sont d’âge mûr. M. Joyce est bien bâti et distingué. Madame Joyce, malgré la quarantaine approchant, reste belle et n’a pas encore perdu toute sa fraicheur. Ils n’ont pas de problème d’argent : ils roulent en Rolls-Royce et la perspective de prendre l’avion – nous sommes en 1954 - leur parait naturelle. Vis-à-vis du monde extérieur, en face de leurs amis notamment, ils sont très posés et donnent l’image d’un couple uni.

            Mais M. et Mme Joyce sont partis pour l’Italie sans leurs amis. Après huit ans de mariage, ce voyage constitue l’une des rares fois où ils sont condamnés à être tous les deux seuls, ils en sont réduits à un tête-à-tête difficilement supportable. Ils sont étrangers l’un pour l’autre et s’aperçoivent qu’ils n’ont aucun centre d’intérêt en commun. Mme Joyce est intellectuelle, elle a un côté romantique qui fait ricaner son mari, elle est férue de poésie et aime visiter les musées. Lui, déteste les musées ; il prétend s’y ennuyer. Il préfère une bonne bouteille de vin, la compagnie de jolies filles, et, dit-il, l’action.

            Le couple n’a pas d’enfant. D’où une souffrance de Mme Joyce qui trouve si beaux les enfants italiens. Ils n’ont qu’une seule voiture, objet de dispute. Un matin, alors que Monsieur continue de dormir, Madame emprunte la Rolls pour faire un tour en ville. A son retour, elle trouve son mari furieux qu’elle ne lui ait pas demandé si cela le gênait qu’elle prenne la voiture. Mais, comme les Joyce sont des gens bien élevés, jamais ils n’élèvent la voix. Toujours ils gardent leur sang-froid, la colère est intérieure. Cette dispute est l’incident de trop. Ils envisagent le divorce.

            Seul un miracle pourrait sauver le couple.

            Mme Joyce est interprétée par Ingrid Bergman, la compagne de Rossellini. Quant à M. Joyce, il est incarné par George Sanders. Le rôle semble avoir été écrit pour lui. Il est désabusé et traîne son ennui à travers l’Italie. Seul un verre de vin ou le sourire d’une jolie fille le sortent de sa torpeur. La version originale est en anglais ; ce qui permet au spectateur de profiter de la voix chaude et onctueuse de George Sanders, et de l’accent scandinave d’Ingrid Bergman.

            De nos jours, Le Voyage en Italie est regardé comme un chef d’œuvre de Rossellini. La scène finale du film permet de comprendre pourquoi le réalisateur fut considéré par certains comme un cinéaste d’inspiration catholique.

 

Le Voyage en Italie, de Roberto Rossellini, 1954, avec Ingrid Bergman et George Sanders, DVD Arte Editions.

08/12/2014

Passion française, les voix des cités, de Gilles Kepel

Nouveaux visages de la France

Passion française,

les voix des cités

Gilles Kepel, orientaliste reconnu, se rend à Marseille et à Roubaix-Tourcoing pour y rencontrer des candidats aux élections, issus de l’immigration. C’est l’occasion d’un coup de projecteur sur les quartiers populaires des deux métropoles. A Marseille, Kepel est frappé de l’importance prise par le trafic des stupéfiants. Il note aussi la présence ostensible du salafisme, qu’il retrouve à Roubaix.

            Gilles Kepel est l’un des plus grands spécialistes français du monde musulman. C’est un spécialiste reconnu qui analyse froidement son objet d’étude. On peut dire de lui qu’il parle des passions sans passion et sans emportement. A l’occasion des élections législatives de 2012, il a constaté que, pour la première fois, un nombre non négligeable de candidats étaient issus de l’immigration. Au total, il en a dénombré quatre-cents à travers le territoire français. Kepel est allé à leur rencontre après les élections, pour savoir qui ils sont, ce qu’ils pensent et ce qui motive leur action politique.

 passion française,les voix des cités,gilles kepel           Passion française, les Voix des cités compile les interviews des candidats aux élections, à Marseille et à Roubaix-Tourcoing. Kepel a choisi de rapprocher les deux métropoles, parce qu’elles ont le point commun de posséder un électorat populaire important et parce qu’elles sont situées aux extrémités d’une méridienne qui sépare la France de part et d’autre.

            Kepel ne se borne pas à livrer des interviews brutes, il y ajoute ses commentaires et une mise en perspective, qui constituent la véritable valeur ajoutée de l’ouvrage.

            En traversant les quartiers populaires de Marseille, Kepel est frappé des bouleversements qui se sont produits en l’espace d’une génération. Dès les années 80, les drogues dures faisaient leur apparition, mais, trente ans plus tard, elles sont devenues omniprésentes, au point que l’auteur s’interroge sur l’existence d’un prétendu modèle marseillais qui avait pourtant été vanté par les pouvoirs publics, notamment lors des émeutes urbaines de 2005. Pendant les événements, la ville était étrangement restée calme ; mais, se demande Kepel, n’est-ce pas parce que Marseille est sous la coupe des caïds qui étaient décidés à faire régner l’ordre, afin de ne pas gêner leurs affaires ? En 2012, Samia Ghali, du Parti socialiste, sénateur des Bouches-du-Rhône, a déclenché une polémique en déclarant souhaiter l’intervention de l’armée pour mettre fin aux trafics. Elle explique à Kepel qu’elle a déjà entendu, au sein des familles dont un enfant se drogue, une mère dire « Quand j’achète du poulet, j’en prends pour dix et un autre pour celui qui se drogue », parce que, poursuit Samia Ghali, un drogué, ça paraît bête, mais ça mange beaucoup. » Kepel décrit le supplice du barbecue que les trafiquants infligent aux individus qu’ils veulent punir. Ils criblent la victime de balles, l’enferment dans le coffre d’une voiture et y mettent le feu.

            A Marseille, Kepel est également frappé par la présence ostensible du salafisme, qu’il qualifie de « symptôme nouveau et fulgurant ». Le salafisme est une branche de l’islam sunnite issue du wahabbisme, religion en vigueur en Arabie Séoudite. Ses adeptes sont d’autant plus identifiables que les hommes portent une longue barbe, avec moustache rasée, et une calotte, tandis que les femmes sont vêtues du niqab, voile intégrale, qui contrevient à la loi de 2010 interdisant de « porter une tenue destinée à dissimuler son visage ».

Roubaix, « la Mecque du socialisme »,

est devenue le laboratoire

de l’islam de France

            L’emprise du salafisme n’est pas une spécificité marseillaise, Kepel la retrouve dans l’agglomération lilloise. A Roubaix, un candidat lui a donné rendez-vous à la Grande Brasserie de l’impératrice Eugénie. Pendant l’entretien, Kepel jette un coup d’œil à travers la verrière qui donne sur la place de la Liberté, où se trouve une bouche de métro. A ce moment-là, il remarque le nombre de femmes circulant vêtues du niqab noir, et il se dit qu’il serait illusoire de croire qu’un contrôle de police pourrait empêcher ce fait accompli. D’ailleurs Kepel reconnaît lui-même qu’au bout de quelques jours il a fini par s’habituer au phénomène et ne plus remarquer les femmes voilées.

            On peut se rappeler avec ironie que Roubaix fut jadis surnommée la Mecque du socialisme avant de devenir le laboratoire de l’islam de France. Le tournant date de 1983. Cette année-là, la Marche des beurs s’était terminée à Roubaix, ville dans laquelle le Front national avait fait une percée au printemps précédent en totalisant 15% des voix aux élections municipales. C’est à l’occasion de ce scrutin qu’André Diligent, catholique et centriste, avait conquis la mairie. Imprégné de catholicisme social, il voulait utiliser ce modèle, et, raisonnant par analogie, pensait que l’islam allait permettre d’encadrer la jeunesse issue de l’immigration. Ainsi qu’il l’avait promis pendant la campagne, il autorisa la construction d’une mosquée. La délivrance d’un permis de construire pour un tel édifice constitua une première à une époque où, à travers la France, les mairies, notamment celles détenues par la gauche, refusaient de telles autorisations.

            C’est aussi à Roubaix qu’a éclaté, en 2010, la polémique sur le Quick halal, le restaurant ayant décidé de servir exclusivement de la viande certifiée halal. René Vandierendock, dauphin et successeur d’André Diligent à la mairie, annonça son intention de porter l’affaire en justice, puis, sous la pression, y renonça.

            Roubaix, comme d’une manière générale la région Nord-Pas-de-Calais, est devenue une « terre d’élection » pour le Front national. Salima Saa, candidate malheureuse de l’UMP, analyse le vote FN et déclare qu’il n’est pas guidé par des réflexes xénophobes ; ce serait la résultante d’une misère sociale, dans une ville où le taux de chômage est très élevé. Elle ajoute aussi que l’électorat musulman a été préoccupé par la question du mariage pour tous, mais « a quand même voté PS. »

            L’une des plus fortes personnalités est représentée par Gérald Darmanin, de l’UMP, élu député du Nord en 2012, à l’âge de vingt-neuf ans. Ajoutons que depuis la publication du livre, il a aussi été élu maire de Tourcoing, en mars 2014. Gérald Darmanin est fils d’une femme de ménage et petit-fils d’un Musulman d’Algérie harki. Il est le seul de sa famille à être bachelier, et il est diplômé de Sciences-po. Il déclare à Kepel que l’électorat du Nord ne décide pas de son vote en fonction de la question de l’immigration. Lui-même se détache de certains discours tenus à l’UMP et fait l’apologie du vote musulman : « Il y a même des musulmans qui me demandent d’installer des caméras vidéos dans leur rue. Contre la drogue, ils sont très durs, les musulmans pratiquants. On situe directement les musulmans à gauche, alors qu’il n’y a aucune raison pour qu’ils votent naturellement pour la gauche. Ils ont un discours volontiers « réactionnaire » en fait [rire], bien plus en tout cas que les catholiques. » Gérald Darmanin précise que « la question du halal, à Tourcoing, est très douloureuse », mais il tient à faire savoir que cela lui pose moins de problème qu’à son concurrent socialiste, « probablement très laïque. »

            Dans Passion française, Kepel décrit une réalité très complexe. Il nous fait rencontrer des candidats aux convictions et aux positionnements divers. Certains revendiquent leur identification à la société française et ont le mot « laïcité » à la bouche, tandis que d’autres jouent volontiers la carte musulmane. Kepel conclut que la majorité des électeurs qui se considèrent musulmans se déterminent, dans les urnes, non sur des critères communautaires, mais en fonction de leur appartenance sociale.

 

Passion française, les voix des cités, de Gille Kepel, 2014, éditions Gallimard.