16/03/2015
Le Général de l'armée morte, de Kadaré
Un roman envoûtant
Le Général de l’armée morte
Vingt ans après la fin de la seconde guerre mondiale, un général est chargé par son pays de rapatrier les corps des soldats tombés en Albanie. Dans sa mission, il est accompagné d’un prêtre. Ils voyagent dans un pays rude, au milieu d’un peuple hostile. Le Général de l’armée morte est le roman qui a fait connaître Kadaré à travers l’Europe.
« Il était une fois un général et un prêtre partis à l’aventure. Ils s’en étaient allés ramasser les restes de leurs soldats tués dans une grande guerre. Ils marchèrent, marchèrent, franchirent bien des montagnes et des plaines, cherchant et ramassant ces cendres. Le pays était rude et méchant. Mais ils ne rebroussèrent pas chemin et poussèrent toujours de l’avant. » C’est ainsi que Kadaré lui-même résume son roman en ouverture de l’un des chapitres.
Vingt ans après la fin de la seconde guerre mondiale, un général se voit confier une mission : pour le compte de son pays, il doit se rendre en Albanie afin d’ouvrir les tombes des soldats enterrés sur place, l’objectif étant de rapatrier leurs dépouilles. Le nom du général n’est jamais mentionné, pas plus que sa nationalité. En tout cas, les Albanais le considèrent comme le représentant de la puissance fasciste les ayant envahis en 1939. Donc Il s’agit vraisemblablement d’un général italien, mais dans le livre l’Italie n’est jamais nommément citée, si bien qu’un doute subsiste.
Dans sa mission, le général est accompagné d’un prêtre, probablement catholique, mais là encore un certain flou demeure. Leur tâche est macabre, et pourtant, selon Kadaré, le général est fier de la mission dont il est investi : « Des milliers de mères attendaient leurs fils. Il y avait plus de vingt ans qu’elles se morfondaient […]. C’est lui qui porterait à ces mères éplorées les cendres de leurs enfants que de sots généraux n’avaient pas su conduire habilement au combat. »
Le général doit retrouver une dépouille en particulier, celle du colonel Z. Le colonel Z était le chef du Bataillon bleu, un régiment redouté qui a mené des expéditions punitives et dévasté de nombreux villages albanais. Avant son départ, le général a rencontré la jeune veuve du colonel Z et lui a promis de faire tout son possible pour lui ramener les restes de son mari.
Le lecteur accompagne le général et le prêtre dans leur campagne de fouilles. Le dépaysement est entier. Les deux hommes voyagent à travers les montagnes albanaises. Le paysage et le climat sont rudes. Le général a froid, il souffre de l’humidité, il couche sous la tente, il roule sur des routes boueuses et traverse des villages hostiles. Mais il croit tellement en l’importance de sa mission. Et, petit à petit, il se laisse fasciner par la personnalité du colonel Z : qui état-il vraiment ? dans quelles circonstances est-il mort ? où son corps peut-il bien reposer ? Le général a peu d’indications à sa disposition ; il sait cependant que le colonel Z mesurait un mètre quatre-vingt-deux et, dès qu’il découvre un cadavre de cette taille, il ne peut s’empêcher de penser à lui.
Toutes les tombes
sont passées au désinfectant
L’ouverture des tombes n’est pas sans danger. Toutes les fosses sont systématiquement passées au désinfectant, car, au contact de l’air, les microbes se réveillent, même vingt ans après. Sous terre, ils n’ont fait que dormir et sont prêts à retrouver leur vigueur, d’où un risque réel d’infection pour les ouvriers.
Pendant les longs mois que dure leur mission, le général et le prêtre cohabitent et s’observent mutuellement. Le prêtre trouve que le général insiste trop sur la boisson, tandis que le général se demande quelle sorte de relation le prêtre a entretenue avec la jeune veuve du colonel Z, qu’il a fréquentée avant son départ. Les deux hommes ne sont pas les seuls à avoir été investis d’une mission telle que la leur. Sur leur route, ils croisent un lieutenant-général et un maire, représentant une autre puissance étrangère, chargés, eux aussi, de rapatrier leurs morts. Mais, du fait qu’ils sont moins bien organisés, le lieutenant-général et le maire ne sont pas très efficaces. Bientôt ils sont tentés de faire du chiffre et ne se montrent pas trop regardants sur la nationalité des cadavres qu’ils déterrent.
Le livre est l’occasion de découvrir l’Albanie, le pays de Kadaré, qui, dans les années soixante, vivait complètement coupée du monde. A l’époque, c’était un Etat communiste, mais qui ne faisait pas partie du bloc soviétique. C’est un pays de montagnes, c’est une terre rude qui est habitée, nous dit Kadaré, par un peuple rompu à la guerre. Le prêtre, qui lui-même parle l’albanais, s’en explique au général : « La guerre constitue, pour ainsi dire, une fonction organique de cette nation, elle lui a intoxiqué le sang comme chez d’autres l’alcool. Voilà pourquoi la guerre ici a été vraiment horrible. »
Le moment le plus macabre de l’histoire se situe paradoxalement au milieu d’une fête de mariage. Un soir, de passage dans un village, le général se sent las de sa mission, il veut se distraire et s’invite à une noce célébrée par des autochtones. Ces derniers sont d’abord choqués de l’impudence du général, qui vient sans être invité, mais au nom de la tradition ils ne lui refusent pas l’hospitalité et se montrent accueillants à son égard. Ce passage est le point culminant du roman. Il lui donne une dimension onirique, ou plutôt cauchemardesque.
Le Général de l’armée morte est un récit étrange enveloppé d’un halo de mystère. C’est vraiment un livre envoûtant.
Le Général de l’armée morte, d’Ismaïl Kadaré, 1969, collection Le Livre de poche.
07:30 Publié dans Fiction, Livre, Livre de fiction (roman, récit, nouvelle, théâtre), XXe, XXIe siècles | Tags : le général de l'armée morte, kadaré | Lien permanent | Commentaires (0)
09/03/2015
Avant l'aube, de Raphaël Jacoulot
Entre Simenon et Chabrol
Avant l’aube
Sorti en 2011, Avant l’aube, de Raphaël Jacoulot, renoue avec une certaine tradition du film policier, qui semblait à jamais perdue. Il n’y a quasiment pas de scène violente, le rythme n’est pas précipité, et pourtant le spectateur ne s’ennuie pas. On pourrait presque croire que ce film est l’adaptation d’un roman de Simenon, réalisée par Claude Chabrol.
Pendant plus de cinquante ans le cinéma français produisit de nombreux films policiers. A la fin des années 80, le genre disparut quasi-complètement des grands écrans, la télévision prenant le relais. Ce fut l’époque des Navarro, Julie Lescaut et Cordier, qui assurèrent des succès d’audience à la chaîne qui les diffusait. Dans les années 2000, le film policier fit son retour, mais sous une forme renouvelée. La société étant devenue plus violente et la police s’étant beaucoup transformée, les œuvres produites se voulurent plus proches de la réalité, d’où à l’écran des scènes et des dialogues crus, combinés à une violence exacerbée, le tout soutenu par un rythme rapide.
Avant l’aube, sorti en 2011, semble renouer avec une certaine tradition qui semblait à jamais perdue. Le réalisateur Raphaël Jacoulot prend le temps d’exposer les personnages et le décor de son film, qui ne contient presqu’aucune scène de violence. On pourrait presque croire, bien que cela ne soit pas le cas, qu’Avant l’aube est l’adaptation d’un roman de Simenon réalisée par Claude Chabrol. Ainsi, comme souvent chez Simenon et chez Chabrol, l’histoire se passe dans une famille de la bourgeoisie.
Jacques Couvreur, un quinquagénaire peu agréable, est le propriétaire d’un grand hôtel, situé à flanc de montagne, quelque part en Savoie. Il ne s’entend pas très bien avec son fils Arnaud, un jeune homme qui approche de la trentaine. Une nuit, sur une route enneigée, Arnaud provoque un accident mortel de la circulation. Désemparé, il alerte son père, qui arrive aussitôt sur les lieux. Les deux hommes font face, ils se débarrassent du cadavre et font disparaitre toute trace de l’accident. Il n’y a plus de raison qu’Arnaud soit inquiété. Sauf que Frédéric, un jeune portier stagiaire qui assurait son service cette nuit-là, a tout compris des événements. Et, de son côté, Jacques Couvreur comprend que Frédéric a compris. Si le garçon se met à table devant les enquêteurs, Arnaud est perdu.
Dans le film, le personnage de Jacques Couvreur ne fait aucun effort pour susciter la sympathie et se montre autoritaire, y compris à l’égard de sa famille. Il ne déborde pas d’amour et de tendresse dans ses faces-à-faces avec son fils Arnaud. Seul Frédéric bénéficie de ses faveurs.
Malgré son jeune âge, Frédéric traîne un lourd passé qu’il vaut mieux ne pas connaitre. Son stage constitue une chance unique d’insertion professionnelle. Mais, dans cet hôtel, il est presqu’à contre-emploi. Alors que les clients sont bien éduqués, parlent correctement et respectent la forme interrogative dans leurs questions, lui-même se montre à peine poli avec eux, en murmurant des phrases telles que : « C’est quoi votre nom ? » ou « Ben, j’sais pas… ».
Jacques Couvreur fait tout ce qu’il faut pour se montrer agréable avec Frédéric. Mais il ne faut pas se méprendre, il n’a qu’une idée en tête : sauver son hôtel et sa réputation. L’altruisme n’est pas son fort. Dans le film, on le voit essayer de mener en bateau l’inspecteur de police, une jeune femme qui donne l’impression de mener son enquête avec beaucoup de détachement et qui prend ses aises dans les salons de l’hôtel.
Avant l’aube est un film qui procure du plaisir aux nostalgiques d’une certaine forme de cinéma. Le rythme et le montage ne sont pas précipités, les plans sont relativement longs, mais le film n’est pas du tout ennuyeux. Jean-Pierre Bacri se montre très désagréable dans le rôle de Jacques Couvreur, le propriétaire de l’hôtel. Frédéric est interprété par Vincent Rottiers, dont les silences sont éloquents. Quant à Sylvie Testud, elle incarne l’inspecteur de police, et son côté quelque peu casse-pieds finit par irriter Jean-Pierre Bacri.
Avant l’aube, de Raphaël Jacoulot, 2011, avec Jean-Pierre Bacri, Vincent Rottiers, Ludmila Mikaël, Sylvie Testud, Céline Sallette et Xavier Robic, DVD TF1 Vidéo.
07:30 Publié dans Film, Policier, thriller, suspense | Tags : avant l’aube, raphaël jacoulot, jean-pierre bacri, vincent rottiers, ludmila mikaël, sylvie testud, céline sallette, xavier robic | Lien permanent | Commentaires (0)
02/03/2015
La Symphonie pastorale, de Gide
Le pasteur et la jeune aveugle
La Symphonie pastorale
Un pasteur protestant passe sa vie à faire le bien. Un jour, il recueille une jeune aveugle orpheline et l’adopte. Mais au bout d’un moment, sa femme finit par trouver pesante la présence de la fillette. Le pasteur, épris de charité, juge sévèrement le comportement de sa femme et lui reproche d’avoir une attitude qui n’est pas évangélique.
Publié en 1919, La Symphonie pastorale est un court récit, presqu’une nouvelle. Ici, Gide est à des années-lumière de l’invention et de la fantaisie dont il a fait preuve dans Les Caves du Vatican. Le livre est rigoureux et austère, à l’image du pasteur protestant qui en est le narrateur.
L’histoire se passe à la fin du XIXe siècle, dans les Alpes suisses. En une phrase, le décor est planté : « La neige qui n’a cessé de tomber depuis trois jours, bloque les routes. » Le narrateur se rappelle comment un soir il a été envoyé chercher, pour se rendre dans un village auprès d’une vieille femme qui se meurt. Arrivé à son chevet, il découvre accroupie dans un coin une fillette d’une quinzaine d’années, à l’allure un peu sauvage. L’enfant, qui est la nièce de la vieille femme, est aveugle. Devenue orpheline, elle est condamnée à l’hospice. Mais, dans un élan de charité, le pasteur décide qu’il ne peut l’abandonner. Il ressent un appel, c’est la Providence qui lui a envoyé l’orpheline : « Il m’apparut soudain que Dieu plaçait sur ma route une sorte d’obligation et que je ne pouvais pas sans quelque lâcheté m’y soustraire. »
La fillette, qui n’avait pas de prénom jusque là, est baptisée Gertrude et est adoptée par la famille du pasteur. Mais au bout d’un moment, Amélie, l’épouse du narrateur, trouve la présence de la petite bien pesante. Son mari lui consacre beaucoup de temps ; un soir, il l’emmène même au concert écouter la symphonie Pastorale, de Beethoven, alors qu’il n’a jamais pris le temps d’emmener au spectacle sa propre famille. A leur retour du concert, Amélie, irritée, déclare froidement à son mari : « Tu fais pour elle ce que tu n’aurais jamais fait pour aucun des tiens. »
Face à la réaction de sa femme, le pasteur se sent victime d’une injustice, et le lecteur a tendance à se ranger de son côté. L’homme est d’une haute rectitude morale ; dans la tradition protestante, il est imprégné des saintes Ecritures et se désole de la scène de jalousie que lui fait sa femme, incapable de comprendre qu’en fêtant Gertrude il « fête l’enfant qui revient […] comme le montre la parabole. » L’arrivée de Gertrude dans la famille est donc comparable au retour de l’enfant prodigue parmi les siens. Certes, mais en blâmant sa femme, le pasteur n’est-il pas en train de céder à une passion aveugle qui le pousse vers Gertrude ?
Le pasteur se plaint du manque d’affection
de ses proches à son égard
Au fil du récit, le regard du lecteur évolue et cela rend le livre captivant. Au départ, le pasteur apparaît comme une âme généreuse. C’est un être charitable, désintéressé, tourné vers les autres. Puis, peu à peu, il apparaît sous un autre visage, celui d’un homme sûr de lui, peu sympathique, péremptoire dans ses jugements, et assez irritant par son discours moralisateur. Il ne cesse de faire la leçon à son entourage, et au lecteur du même coup, tellement il est convaincu de détenir la vérité. Par sa connaissance des Ecritures, lui seul sait où est le bien et où est le mal.
L’être charitable que semblait être le pasteur se révèle un être possessif et jaloux, qui a fait de Gertrude sa chose. Il ne supporte pas que d’autres, surtout son fils, approchent d’elle sans son autorisation expresse. Centré sur lui-même, le pasteur va jusqu’à se plaindre d’un manque d’affection de ses proches à son égard. Quand le soir il rentre à la maison, il aimerait que sa femme et ses enfants soient plus chaleureux avec lui : « Lorsqu’après une journée de lutte, visites au pauvres, aux malades, aux affligés, je rentre à la nuit tombée, harassé parfois, le cœur plein d’un exigeant besoin de repos, d’affection, de chaleur, je ne trouve le plus souvent à mon foyer que soucis, récriminations, tiraillements, à quoi mille fois je préfèrerais le froid, le vent et la pluie du dehors. » En résumé, sa femme et ses enfants devraient se mettre, tous les soirs, au service de M. le pasteur, qui revient de ses épuisantes journées passées à semer le bien sur sa route.
La Symphonie pastorale est un livre qui se lit assez vite, même si certains lecteurs peuvent trouver que le style de Gide manque un peu de fluidité. En outre, l’auteur prend quelques libertés avec la langue ; ainsi, à plusieurs reprises, il écrit « malgré que », tournure qui n’est pas recommandée en bon français.
A travers le récit du pasteur, le lecteur est amené à réfléchir sur le sens de la charité chrétienne et l’interprétation des Ecritures. Il est par exemple question de la place de saint Paul dans l’établissement de la doctrine chrétienne. Ainsi le pasteur remarque que « nombre des notions dont se composent la foi chrétienne relèvent non des paroles du Christ mais des commentaires de saint Paul. »
La Symphonie pastorale, d’André Gide, 1919, collections Le Livre de poche (épuisé) et Folio.
07:30 Publié dans Fiction, Livre, Livre de fiction (roman, récit, nouvelle, théâtre), Religion, XXe, XXIe siècles | Tags : la symphonie pastorale, gide | Lien permanent | Commentaires (0)