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02/02/2015

Tout Maigret, tome 1, de Simenon

Le plus célèbre policier de France entre en scène

Tout Maigret

tome 1

Le tome un de l’intégrale de Maigret contient les huit premières enquêtes du commissaire, publiés en 1930-31. Le talent de Simenon éclate dans Le Chien jaune, qui se déroule à Concarneau. Le style est incisif et fluide. Il n’y a pas un mot en trop. Les romans valent pour leur intrigue, mais aussi pour leur atmosphère. Le lecteur y découvre une France aujourd’hui disparue, avec ses petits hôtels, ses ports et ses bas-fonds.

            La collection Omnibus a eu l’heureuse idée de rééditer l’intégrale de Maigret, soit soixante-quinze romans, auxquels s’ajoutent les nouvelles. L’ensemble est présenté dans l’ordre chronologique d’écriture.

            Le premier tome regroupe les huit premiers romans dont le commissaire est le héros. Ils ont été publiés en 1930 et 1931.

            Se plonger dans les Maigret est un véritable plaisir qui s’offre à qui sait le saisir. Les romans sont courts, l’action démarre immédiatement et il n’y a pas de longues descriptions. Les intrigues sont captivantes, elles peuvent donner l’impression de se ressembler entre elles, mais sont à chaque fois différentes.

  maigret,simenon, tout maigret          Le premier Maigret écrit par Simenon s’intitule Pietr le Letton. Comme tous les Maigret il se dévore, bien que ce ne soit pas le meilleur de la série. Il permet en tout cas de faire connaissance avec le commissaire. C’est un homme solide, capable d’affronter les enquêtes les plus difficiles. Jules Maigret est grand, il mesure un mètre quatre-vingt (sa taille est précisée par Simenon dans un épisode ultérieur publié dans le tome deux de l’intégrale.) Son corps est énorme et osseux. Dès qu’il fait chaud, il a tendance à transpirer. Simenon nous précise que Maigret ne ressemble pas aux policiers tels que la caricature les a popularisés, du fait qu’il ne porte pas de moustache. Comme la plupart des cadres de la police au début des années trente, et contrairement à ce que le lecteur pourrait s’imaginer, il ne porte pas un feutre mou, mais un chapeau melon. Il reste fidèle aux chemises à faux col, porte un pardessus au col de velours, et fume la pipe. Dans les premiers épisodes il appartient à la Sûreté nationale, qu’il quitte ensuite pour la Police judiciaire, sise Quai des Orfèvres, auquel ses enquêtes apporteront la célébrité.

            Pietr le Letton et Le Charretier de la Providence sont les deux premiers Maigret écrits par Simenon et, fort logiquement, ce sont les deux premiers romans présentés dans le tome un de l’intégrale. Mais, en 1931, l’éditeur Fayard démarra la collection avec la publication de Monsieur Gallet, décédé et Le Pendu de Saint-Pholien, deux romans au caractère plus abouti que les précédents.

Dans Le Chien jaune,

le lecteur subit le crachin et la tempête

en même temps que Maigret

            C’est dans Le Chien jaune, sixième roman rédigé par Simenon et publié par Fayard, qu’éclate le talent du romancier. Dès les premières lignes, Simenon plante le décor. Il le fait en quelques mots et avec une économie de moyens : « Vendredi 7 novembre. Concarneau est désert. […] Le vent s’engouffre dans les rues, où l’on voit parfois quelques bouts de papier filer à toute allure au ras du sol. Quai de l’Aiguillon, il n’y a pas une lumière. Tout est fermé. Tout le monde dort. […] La porte de l’hôtel de l’Amiral s’ouvre. Un homme paraît. La tempête le happe, agite les pans de son manteau, soulève son chapeau melon qu’il rattrape à temps et qu’il maintient sur sa tête tout en marchant. […] Une lueur tremble, très brève. [L’homme] vacille, se raccroche au bouton de la porte. N’a-t-on pas entendu un bruit étranger à la tempête ? [Le noctambule] s’étale sur le sol, au bord du trottoir, la tête dans la boue du ruisseau. » Simenon se révèle très fort pour installer une atmosphère. Il aime les ports avec leurs bas-fonds, les petits hôtels de province et les cafés à l’air enfumé. Tout cela transparaît dans Le Chien jaune. Le roman eut un tel impact, que les propriétaires de l’hôtel Le Clinche à Concarneau, dont Simenon s’était inspiré, demandèrent l’autorisation à l’auteur, qui la leur accorda, de rebaptiser leur établissement hôtel de l’Amiral.

            Dans Le Chien jaune, le lecteur subit le crachin breton et la tempête en même temps que les personnages, de même que, dans Monsieur Gallet, décédé il transpire en compagnie du commissaire, qui, du fait de sa corpulence, supporte mal la chaleur de ce mois de juillet, au cours de son séjour dans une auberge des bords de Loire. Au total, Maigret passe peu de temps à Paris et se retrouve souvent à enquêter en province.

            Au cours de ses enquêtes, Jules Maigret ne force pas sa nature et ne cherche pas à se montrer sympathique. Il n’est pas toujours très aimable, abuse du tutoiement, et se montre quelques fois condescendant, notamment auprès de ses subordonnés et de ses collègues, sûr qu’il est de sa supériorité intellectuelle. Et pourtant, il est profondément humain. Plongé dans un milieu social à chaque fois différent, il fait preuve de beaucoup d’empathie et arrive à se mettre dans la peau de chaque suspect qu’il interroge, pour savoir, comme on dit familièrement, ce qu’il a dans le ventre. Maigret fonctionne à l’intuition en essayant de comprendre les motifs qui auraient pu pousser tel suspect à agir. En cela, il est différent d’un Hercule Poirot qui est beaucoup plus cérébral. Avec sa méthode fondée sur l’intuition, Maigret peut paraître beaucoup plus proche de la réalité et des manières d’agir des vrais policiers. Bien sûr, le lecteur peut rester sceptique quand, dans La Tête d’un homme, il voit Maigret organiser l’évasion d’un détenu, afin de faire avancer son enquête. Mais Simenon, comme tout romancier, s’autorise à prendre quelques libertés avec la réalité.

Selon Simenon,

l’important dans une phrase,

c’est l’ordre des mots

            Simenon écrit dans un style journalistique, mais dans un très bon style journalistique. Il n’y a jamais un mot en trop. Quand l’auteur délivre une information, le lecteur a intérêt à en prendre note, car elle ne sera pas redonnée par la suite. Simenon n’a pas pour habitude de se répéter, ni d’écrire pour ne rien dire, son style n’est pas boursouflé. La lecture d’une enquête de Maigret ne doit donc pas s’étaler sur un laps trop long de temps, sous peine d’oublier, en cours de route, des éléments donnés par Simenon au début du roman. L’idéal est de lire un Maigret en quelques jours, voire d’une traite en quelques heures. Ce qui peut se faire sans difficulté, puisque les enquêtes se dévorent

            Donc, le style de Simenon est incisif et fluide. Jamais le lecteur ne se dit : « Tiens ! je n’ai pas bien compris cette phrase, je vais la reprendre… » La clarté est toujours présente. Simenon disait : « L’important dans une phrase, c’est l’ordre des mots. ». Ses livres pourraient être donnés en modèle à tous les élèves d’écoles de journalisme, et même à tous les écoliers en général, pour apprendre à rédiger avec clarté.

            Le résultat est d’autant plus impressionnant que Simenon travaillait vite. En 1930-31, il écrivait au moins un Maigret par trimestre, sans vraiment se répéter d’un roman à l’autre, même si on retrouve des similitudes, par exemple la présence de personnages de marins, récurrents dans l’œuvre de Simenon.

            Enfin, les Maigret, publiés dans le tome un de l’intégrale Omnibus, offrent un témoignage irremplaçable sur la France des années trente. Le lecteur plonge dans un monde aujourd’hui disparu : il n’y pas de grands ensembles ni de supermarchés, et, bien sûr, Internet et le téléphone mobile n’ont pas fait leur apparition. C’est un petit peu le monde d’avant la standardisation et la mondialisation.

            Après avoir achevé le tome un de l’intégrale (qui contient un cahier photos présentant les « coulisses » des principales enquêtes), le lecteur ne ressent aucune lassitude, le plaisir étant sans cesse renouvelé. Il sera devenu un familier du commissaire, presque son ami. Dès lors, il n’a qu’une envie : attaquer le tome deux, qui contient notamment L’Affaire Saint-Fiacre, dans lequel Simenon évoque les origines familiales de Maigret.

 

Tout Maigret, tome 1, de Georges Simenon, 2007, collection Omnibus :

  • Pietr  le Letton, 1930 ;

  • Le Charretier de la Providence, 1930 ;

  • Monsieur Gallet, décédé, 1930 ;

  • Le Pendu de Saint-Pholien, 1930 ;

  • La Tête d’un homme, 1931 ;

  • Le Chien jaune, 1931 ;

  • La Nuit du carrefour, 1931 ;

  • Un crime en Hollande, 1931.

26/01/2015

Eve (All about Eve), de Mankiewicz

Le portrait d’une arriviste

Eve

(All about Eve)

Ce film couronné d’Oscars raconte l’ascension fulgurante d’Eve Harrington, comédienne de théâtre. En l’espace de quelques mois, la jeune femme sort de l’ombre et devient une actrice adulée du public et reconnue de la critique. Au fur et à mesure que l’intrigue progresse, Eve apparait sous son véritable visage. Dans ce film, comme à son habitude, Mankiewicz manipule le spectateur et se joue de lui.

            New-York, un soir de 1949. La grande famille du théâtre est rassemblée dans les salons d’un hôtel de la ville pour assister à une cérémonie rituelle : la remise du prix Sarah-Siddons. Cette année-là, la plus haute distinction du théâtre est attribuée à Eve Harrington. Cette jeune actrice était encore inconnue il y a peu, mais en quelques mois elle a réussi à percer dans le métier. Ses prestations ont été acclamées par le public et saluées par la critique dans un élan d’unanimité. Son talent va de pair avec la modestie et la gentillesse qui la caractérisent. Entourée de ses nombreux amis, Eve Harrington reçoit son prix.

 eve,all about eve,mankiewicz,ann baxter,bette davis,georges sanders,marylin monroe           Sous forme de retour en arrière, Addison de Witt, critique de théâtre craint et respecté, et Karen Richards, scénariste et dialoguiste à succès, vont tout nous dire sur Eve. Ils se rappellent ses débuts quelques mois auparavant. La jeune femme, humble et effacée, avait débarqué à New-York et avait obtenu un entretien avec la grande actrice Margo Channing, à qui elle avait raconté sa jeunesse malheureuse. Fille d’un fermier du Wisconsin, Eve avait d’abord travaillé comme secrétaire dans une brasserie. Elle s’était mariée très jeune, mais, quelques semaines après la noce, son mari était tué à la guerre. Elle fit tout pour remonter la pente. Passionnée de théâtre, elle admire profondément Margo Channing, qu’elle rêvait de rencontrer, d’où sa venue à New-York. Margo est touchée au cœur et verse une larme en entendant le récit d’Eve. Très émue, elle décide de garder la jeune femme auprès d’elle et d’en faire son assistante.

            Auprès de Margo, Eve se montre serviable, pleine d’attention et toujours de bonne humeur. Peu à peu elle se rend indispensable. Elle s’incruste au sein de l’entourage de la comédienne, et, à force de persuasion, elle finit par obtenir un rôle de doublure.

            En réalité, aucun acte n’est gratuit chez Eve. Tout obéit à un calcul. Ses offres de service sont intéressées. Tout est dirigé vers un unique but : monter sur les planches pour y briller et, ensuite, supplanter Margo. Eve est une dissimulatrice qui cache bien son jeu et trompe son monde. Ces grands intellectuels qui écrivent pour Margo et qui forment son entourage, ne voient pas clair dans le jeu d’Eve. Ils croient voir une jeune fille humble là où il n’y a qu’une arriviste. Ces êtres réputés supérieurement intelligents se font berner par la jeune femme.

Dans ce film, les apparences

sont trompeuses

            Le spectateur, lui aussi, se laisse berner. Mankiewicz le manipule et se joue de lui. A la fin du film, le cinéaste boucle la boucle en revenant à la scène d’ouverture, à savoir la remise du prix Sarah-Siddons à Eve Harrington, et là, la scène d’ouverture prend une tout autre signification.

            Dans ce film, les apparences sont trompeuses. Il faut enlever son masque à Eve pour connaitre son vrai visage. Quand les lumières sont braquées sur elle, elle se montre mielleuse ; mais, par derrière, tous les moyens lui sont bons pour arriver à ses fins. A l’opposé, Margot paraît remplie de défauts, elle est colérique et centrée sur elle-même. En réalité, elle est trop sensible et trop franche pour se montrer capable du moindre calcul. Margo est passionnée de théâtre, elle ne s’épanouit que sur les planches, tandis qu’Eve n’utilise la scène que pour briller. C’est une arriviste qui court après la célébrité.

            Ann Baxter est pleine de fraicheur dans le rôle d’Eve. Bette Davis joue Margo Channing, grande comédienne qui a dépassé la quarantaine, mais qui prétend encore jouer les jeunes femmes de vingt-six ans. George Sanders, dans le rôle du critique Addison de Witt, publie un article cinglant à ce sujet. Opposant Eve à Margo, il reproche à cette dernière de persister à incarner les jeunes filles. Mais la critique est injuste. A-t-on jamais reproché à Sarah Bernhardt de créer le rôle de l’Aiglon, tout juste âgé de dix-huit ans, alors qu’elle-même avait cinquante ans passés.

            Le film a un côté théâtre – c’est le cas de le dire – qui est propre à l’œuvre de Mankiewicz. L’ensemble est volontairement statique et les dialogues sont littéraires, les acteurs ne changeant pas un mot au texte écrit par Mankiewicz. Le son est très clair, si bien qu’il est préférable de voir le film en version originale pour bien profiter du jeu des acteurs et du timbre de voix, si particulier, de George Sanders.

            Eve fut couvert d’Oscars, il fut couronné meilleur film de l’année 1949, et Mankiewicz gagna l’Oscar du meilleur réalisateur, récompense qu’il avait déjà obtenue l’année précédente pour son film Chaînes conjugales (A letter to three wives). Et la réalité finit par rejoindre la fiction quand, quelques années plus tard, le prix Sarah-Siddons fut effectivement créé. Bette Davis compta parmi ses lauréats.

 

Eve (All about Eve), de Joseph L. Mankiewicz, 1949, avec Ann Baxter, Bette Davis, Georges Sanders et Marylin Monroe, DVD 20th Century Fox.

19/01/2015

La Mort est mon métier, de Robert Merle

Mémoires du commandant d’Auschwitz

La Mort est mon métier

Sous forme de fiction, Robert Merle livre ce qu’auraient pu être les souvenirs du commandant du camp d’Auschwitz. Rebaptisé Rudolf Lang, l’officier SS raconte comment il a procédé à l’extermination des juifs. Véritable industriel de la mort, il n’a été confronté à aucun cas de conscience. La Mort est mon métier aide à comprendre l’incompréhensible.

            Ce livre est de caractère hybride. C’est à la fois un roman et un document. Robert Merle s’est inspiré de l’entretien qu’eut, en 1945, un psychologue américain avec Rudolf Hœss, commandant du camp d’Auschwitz. A partir d’un compte-rendu, l’auteur a accompli un travail d’imagination pour se mettre dans la peau de l’officier SS et rédiger ce qu’auraient pu être ses mémoires. Mais, parce qu’il s’agit malgré tout d’une œuvre de fiction, Robert Merle a changé certains noms et a rebaptisé Rudolf Hœss en Rudolf Lang. Et c’est donc Rudolf Lang qui est le narrateur de sa propre histoire. Dans ce roman, Robert Merle fait œuvre d’historien en ce sens qu’il nous fait comprendre comment le crime a été rendu possible.

 la mort est mon métier,robert merle           Dans sa préface, Robert Merle met tout de suite les choses au clair : il serait trop facile de dire qu’à Auschwitz c’est le démon qui fut à la manœuvre et de s’en tenir à cette seule explication. Merle poursuit : « Qu’on ne s’y trompe pas : Rudolf Lang n’était pas un sadique. Le sadisme a fleuri dans les camps de la mort, mais à l’échelon subalterne. Plus haut, il fallait un équipement psychique très différent. » Et c’est cet équipement psychique que Robert Merle démonte au fil du livre.

            La première moitié du roman est entièrement consacrée aux jeunes années de Rudolf Lang, de 1913 à 1934. Le petit Rudolf est né dans une famille catholique. Son père lui inculque l’esprit d’obéissance et la crainte du péché. A l’âge de treize ans, il perd la foi. En 1916, à seize ans, il rencontre un jeune lieutenant de cavalerie qui l’hypnotise en lui faisant cette révélation : « Il n’y a qu’un péché, Rudolf, écoute-moi bien. C’est de ne pas être un bon Allemand. Voilà le péché ! »

            Le garçon s’enfuit de chez lui et s’engage dans l’armée. Sa bravoure et son esprit d’obéissance font merveille. Il sert en Asie mineure. Son allié turc liquide un village arabe. Tout étonné, Rudolf objecte : « Mais ce village était innocent ! » Le Turc rétorque : « Il n’y a pas de place en Turquie pour les Arabes et les Turcs. […] Si tu es piqué par une puce, est-ce que tu ne les tues pas toutes ? »

            Sous la République de Weimar, Rudolf Lang travaille dans l’industrie. C’est un ouvrier consciencieux qui obéit aux ordres, qui fait son devoir sans rechigner, et surtout qui tient la cadence. Il se met même, dit-il, « à travailler aveuglément, parfaitement, comme une machine. » Il adhère au parti nazi. Il s’y épanouit pleinement : « J’éprouvais un profond sentiment de paix. J’avais trouvé ma route. Elle s’étendait devant moi, droite et claire. Le devoir, à chaque minute de ma vie, m’attendait. »

Lang ne parle pas de juifs,

mais d’unités à traiter

            Rudolf Lang est repéré par le Reichsführer Himmler qui fait de lui un officier de la SS. Lang est tout dévoué à son chef : « On n’avait plus de cas de conscience à se poser. Il suffisait d’être fidèle, c’est-à-dire d’obéir. Notre devoir, notre unique devoir était d’obéir. » Il est devenu un être sans conscience, complètement déshumanisé, qui s’en remet entièrement à Himmler. Quand le Reichsführer le charge, en tant que commandant d’Auschwitz, de procéder à l’extermination des juifs, Lang soulève des objections. Oh, ce n’est pas de liquider des juifs qui le tracasse, d’ailleurs Lang ne parle pas de juifs ni d’êtres humains, mais d’unités à traiter ; ce qui le préoccupe, c’est de ne pas atteindre le rendement fixé. Il estime l’objectif chiffré trop élevé et s’en ouvre à ses supérieurs : « Si je me base sur le chiffre global de 500 000 unités pour les six premiers mois, j’aboutis à une moyenne de 84 000 unités environ par mois, soit environ 2 800 unités à soumettre par vingt-quatre heures au traitement spécial. C’est un chiffre énorme. »

            Mais, parce qu’il est un soldat obéissant et dévoué à ses chefs, Rudolf Lang se démène pour atteindre l’objectif fixé. C’est un subordonné froid et zélé, qui s’acquitte de sa tâche sans être confronté au moindre cas de conscience. Il travaille beaucoup. Il part le matin à sept heures et rentre à la maison vers dix, onze heures du soir. Il fait preuve d’une réelle efficacité pour se montrer digne de la confiance qu’Himmler a placée en lui. Rudolf Lang est un industriel de la mort.

            La Mort est mon métier peut laisser une impression de malaise. Des esprits bien-pensants déploreront que ce livre ne laisse entrevoir aucune lueur d’espoir. Mais y en avait-t-il à Auschwitz ? La Mort est mon métier aide à comprendre l’incompréhensible. Publié quelques années après la guerre, en 1951, il illustre ce qu’Hannah Arendt allait appeler la banalité du mal.

 

La Mort est mon métier, de Robert Merle, 1952, avec une préface de l’auteur, 1972, collection Folio.