08/06/2015
L'Ordinateur du paradis, de Benoît Duteurtre
Conte philosophique sur la société numérique
L’Ordinateur du paradis
Dans un style élégant et fluide, Benoît Duteurtre se moque de la société néolibérale et numérique. A travers l’histoire de Simon Laroche, secrétaire de la commission des Libertés publiques, l’auteur pourfend le tout Internet, la transparence et les vertus prêtées à notre époque.
Benoît Duteurtre n’aime pas notre époque, mais il ne la fuit pas et préfère s’en moquer avec esprit. Au lieu de proposer un essai qui fustige les dérives de la société moderne ou postmoderne, il livre un conte philosophique mettant en scène la société néolibérale dans laquelle les individus sont connectés en permanence.
L’histoire se passe dans un pays qui n’est pas précisé, mais qui pourrait être la France, et à une époque qui n’est pas datée, mais qui pourrait être la nôtre. Le personnage principal, Simon Laroche, est ce qu’il est convenu d’appeler un gagnant. Il roule en BMW et vit dans une aisance matérielle certaine, qui lui est assurée par les hautes responsabilités qu’il occupe : il est rapporteur de la commission des Libertés publiques. A ce titre, il est appelé à donner son avis sur le manifeste publié par « Nous, en tant que femmes ! » Ce mouvement réclame la pénalisation de la consultation d’images pornographiques sur Internet. Simon Laroche est invité sur un plateau de télévision pour dire si une telle mesure serait attentatoire aux libertés publiques. Quelques minutes avant la prise d’antenne, il reçoit l’animatrice de l’émission dans sa loge, et, hors-caméra, il se lâche en disant avec franchise l’irritation que lui cause la lutte des femmes. Quelques jours plus tard, les propos de Simon, qui revêtaient pourtant un caractère privé, se trouvent mis en ligne sur Internet. Le scandale est énorme. Simon va devoir se résoudre à des excuses publiques, voire à la démission.
Pour nourrir son intrigue, Benoît Duteurtre a largement puisé dans l’actualité de ces dernières années. Par exemple, la déclaration enregistrée à la dérobée sur un plateau de télévision rappelle une mésaventure analogue survenue à un président de la République.
Dans ce livre, il est beaucoup question de l’omniprésence d’Internet dans la vie quotidienne et de l’absence de conscience devant les risques courus. Ainsi Simon est très étonné quand il s’aperçoit que tout courriel envoyé, ou toute consultation de site, laisse forcément des traces quelque part, que ce soit sur la toile ou sur son ordinateur personnel ; et cela même s’il a pris soin d’effacer toute trace de ses manipulations. Simon est terrifié d’apprendre qu’il n’y a pas de droit à l’oubli numérique : « Contrairement à la confession catholique qui remet à zéro le compteur de nos péchés, la foi dans l’effacement des données n’était qu’une illusion. »
Les élèves planchent sur la liberté d’expression
et en définissent d’abord les limites
Le fils de Simon, Tristan, suit des « ateliers sociaux » au collège. Les élèves ont pour projet de rédiger un manifeste pour la liberté d’expression. En même temps ils doivent en définir les limites. Et, au grand agacement de Simon, ils ont d’abord réfléchi aux bornes à ne pas dépasser. Tristan explique sur un ton très convaincu : « Nous, on s’est mis d’accord sur les limitations. […] D’abord le racisme, le sexisme, le terrorisme, l’injure aux religions… […] Et, bien entendu, les sites nazis et pédophiles ! » Simon, qui a été trotskiste dans les années soixante-dix et qui a ferraillé contre les religions, n’en revient pas et a du mal à avaler les propos de son fils sur « l’injure aux religions ».
Dans son livre, Duteurtre a aussi dans le collimateur la SNCF, même si la société nationale n’est pas nommément citée. On voit Simon obligé de renoncer à prendre le train rapide à réservation obligatoire, parce qu’il a décidé trop tard de son voyage. Il déplore que soit perdue la souplesse qui caractérisait le train et qui permettait d’y monter au dernier moment. Il est obligé de se rabattre sur une compagnie aérienne low-cost, et, dans l’avion, il devra s’acquitter d’un supplément de cinq euros pour utiliser les toilettes.
Dans cette société néolibérale, la langue française est massacrée. Le ministre de tutelle de Simon le convoque en entretien, et, bien que titulaire d’un Mastère [sic]de lettres, il bourre son discours de fautes de grammaire et d’anglicismes. Il déclare notamment : « Avant d’en venir à l’affaire qui nous impacte, j’aimerais connaître votre avis sur cette horrible news ! » Même au paradis, où espère entrer Simon après sa mort, la connaissance de l’anglais s’avère indispensable ! Et en ce qui concerne « cette horrible news » auquel le ministre fait allusion, il s’agit d’un grand dérèglement informatique qui menace la société sur ses bases. Ce dérèglement est une espèce de virus qui, dans sa propagation, peut faire penser à La Peste, de Camus.
Le livre de Duteurtre laissera probablement de marbre les lecteurs hyper-connectés acquis au monde néolibéral, mais, peut-être malgré tout, les fera-t-il réfléchir. L’Ordinateur du paradis permet de prendre quelque distance avec les vertus, supposées ou réelles, prêtées à la société actuelle : la rapidité, la réactivité, la transparence, l’hygiénisme, la mise en réseau, et cette volonté permanente de tout quantifier. Simon en arrive à la conclusion suivante : « le capitalisme a gagné ; mais notre époque a également recyclé le pire du communisme : s’exposer sans tabou, sur Facebook ou à la télé ; se fustiger publiquement à la moindre faute. »
L’Ordinateur du paradis, de Benoît Duteurtre, 2014, éditions Gallimard.
07:30 Publié dans Fiction, Livre, Livre de fiction (roman, récit, nouvelle, théâtre), Société, XXe, XXIe siècles | Tags : l’ordinateur du paradis, benoît duteurtre | Lien permanent | Commentaires (0)
01/06/2015
Fenêtre sur cour (Rear Window), d'Hitchcock
Le voyeur selon Hitchcock
Fenêtre sur cour
(Rear Window)
James Stewart incarne un personnage immobilisé dans un fauteuil suite à un accident. Pour s’occuper, de sa fenêtre il observe ses voisins de l’immeuble en face. Bientôt il soupçonne l’un d’entre eux d’avoir assassiné sa femme. Le film vaut notamment pour la bande-son qui permet d’entendre les bruits d’ambiance du voisinage qui remontent dans la chambre de James Stewart. Pour vraiment en profiter, il est impératif de voir Fenêtre sur cour en version originale.
Fenêtre sur cour (Rear Window) présente une spécificité : pendant toute l’histoire le personnage principal ne quitte pas son pyjama et sa chambre. Suite à un accident, il a une jambe dans le plâtre et se trouve immobilisé dans un fauteuil. Pour occuper ses journées, sa seule distraction consiste à observer ses voisins de l’immeuble en face : un couple marié aux incessantes disputes, un couple sans enfant mais avec un chien, une femme seule, un musicien qui reçoit de nombreux visiteurs… Au bout de quelques jours, le personnage principal, joué par James Stewart, prend conscience d’un élément nouveau, qui le chiffonne. Quand il observe l’appartement du couple qui bat de l’aile, il ne voit plus la femme apparaître. Il cherche une explication à ce qui s’apparente à une disparition, et, à force de réflexion, il acquiert la conviction que la femme a été assassinée par son mari. Il fait venir un ami détective et lui livre ses conclusions, mais son ami ne se montre pas convaincu. Il juge saugrenue l’hypothèse de l’assassinat.
Dans cette histoire, le spectateur a d’autant moins de mal à s’identifier à James Stewart que tout le film est présenté de son point de vue. Comme lui, le spectateur est condamné à garder la chambre. Mais, de sa fenêtre, il a une vision panoramique sur l’immeuble en face et la cour en bas. L’action se passe pendant un été caniculaire, les habitants de New-York sont accablés de chaleur, si bien qu’ils vivent la fenêtre ouverte en permanence. De jour et de nuit, une multitude de sons arrivent plus ou moins brouillés jusqu’à la chambre de James Stewart. Il entend des éclats de voix, des rires et des pleurs ; il entend des discussions sans très bien savoir le contenu des échanges. Mais, à force d’observer les mouvements de ses voisins, il finit par connaître leurs habitudes, leur style de vie et leur caractère. Les sons d’ambiance sont très importants dans ce film, c’est pourquoi il faut le voir en version originale. Elle seule permet de profiter de la bande-son qui est une vraie réussite et qui fait pleinement entrer dans l’histoire. Dans la version française, le son est étouffé, ce qui réduit grandement l’intérêt du film.
Fenêtre sur cour pose un problème moral. Le spectateur s’identifie à James Stewart qui passe le plus clair de son temps à épier les autres. Stewart se mêle de ce qui ne le regarde pas et se montre très indiscret. Il n’est pas exagéré de dire qu’il est un voyeur et qu’il viole l’intimité de ses voisins. Ses deux visiteuses régulières, sa fiancée, jouée par Grace Kelly, et son infirmière, ne font rien pour le décourager de sa curiosité et s’associent même à ce qui peut être assimilé à une perversion. Interrogé par Truffaut sur ce sujet, Hitchcock fut clair. Appelant un chat un chat, il affirma que le personnage de James Stewart était effectivement un voyeur, mais il ajouta que neuf personnes sur dix placées dans la même situation auraient eu un comportement parfaitement similaire au sien. Selon Hitchcock, une personne normalement constituée ne peut s’empêcher de regarder un spectacle qui s’offre à elle, et n’arrive pas à détourner le regard d’une scène qui suscite sa curiosité.
Si bien sûr les visites de Grace Kelly à James Stewart prennent une place importante dans le film, les échanges qu’il a avec son ami détective retiennent également l’attention. Quand James Stewart explique être convaincu que l’un de ses voisins a assassiné sa femme, a découpé son cadavre et a dispersé les morceaux dans des valises, il ne fait que confier son intuition. Il s’est construit dans sa tête son propre scénario avec toutes les invraisemblances qu’il comporte. Le détective l’écoute patiemment, mais, comme c’est un homme qui a les pieds sur terre, il trouve à chaque fois une explication logique aux anomalies relevées par James Stewart, qu’il finit par croire un peu dérangé. Le détective, homme d’expérience et de terrain, est ancré dans la réalité et se veut rationnel, et pourtant c’est lui qui a tort. James Stewart, personnage à l’imagination débordante, a vu juste, il est celui qui est dans le vrai. Fenêtre sur cour marque ainsi la victoire de l’imagination sur le vraisemblable.
Fenêtre sur cour (Rear Window), d’Alfred Hitchcock, 1954, avec James Stewart, Grace Kelly, Wendell Corey, Thelma Ritter et Raymond Burr, DVD Universal.
07:30 Publié dans Film, Policier, thriller, suspense | Tags : fenêtre sur cour, rear window, alfred hitchcock, james stewart, grace kelly, wendell corey, thelma ritter, raymond burr | Lien permanent | Commentaires (0)
18/05/2015
Choses vues, d'Hugo
Hugo reporter du siècle
Choses vues
Choses vues dans la version proposée par Gallimard est un recueil de plus de 1400 pages de notes prises, au cours de sa vie, par Victor Hugo. Le lecteur entre dans son intimité et est mêlé aux principaux événements du siècle ; il suit la lente évolution politique d’Hugo qui fut royaliste dans sa jeunesse et mourut républicain ; et il côtoie ses contemporains : Louis-Philippe, Chateaubriand, Lamartine, Balzac… Le génie d’Hugo fait de Choses vues un document exceptionnel.
Choses vues est un ensemble de notes prises, au jour le jour, par Victor Hugo pendant sa vie. Le titre Choses vues a été donné par ses exécuteurs testamentaires, l’ouvrage ayant été publié après sa mort. Le nombre d’écrits varie d’une édition à l’autre et c’est le recueil publié dans la collection Quarto de Gallimard qui paraît le plus complet. Il reprend, sur plus de 1400 pages, des notes s’étalant de 1830 à 1885, année de la mort de l’écrivain. Dans ses carnets, Hugo parle de sa vie au quotidien, aussi bien de sa vie publique que de sa vie de famille, les deux formant un tout à ses yeux. Il évoque également ses fréquentations féminines, le plus souvent dans un langage codé cependant. Et puis, il évoque l’état de ses finances et fait une comptabilité précise de ses recettes et de ses dépenses. Il note les montants qu’il touche au titre de ses droits d’auteur, les sommes qu’il tire à la banque, les pourboires qu’il verse, ainsi que les aumônes qu’il pratique ; car Hugo, ancien élève de mathématiques spéciales à Louis-le-Grand, est un homme qui sait compter et qui est à l’aise avec les chiffres.
Le lecteur de Choses vues traverse une bonne partie du siècle. L’ensemble est très vivant, Hugo étant un reporter de génie. En sa compagnie, le lecteur a l’impression de vivre en direct de grands moments de l’histoire de France. Hugo assure le suivi au jour le jour de la Révolution de 1848, il est au milieu de l’émeute et des barricades, et fait partager ce qu’il voit et entend. Il rend également très compréhensible la guerre de 1870 et la naissance de la Commune.
Au-delà, le lecteur assiste à la longue évolution des convictions d’Hugo. Jeune homme, il est royaliste. Mais déjà son positionnement apparaît ambigu. Ainsi, en août 1830, au lendemain de la chute de Charles X, il écrit : « Il nous faut la chose république et le mot monarchie. » En tout état de cause, il apporte son soutien au nouveau monarque, Louis-Philippe, qui saura le récompenser en le nommant pair de France, c’est-à-dire sénateur.
Sous la monarchie de Juillet, Hugo mène une vie mondaine qui le conduit au palais des Tuileries, au palais du Luxembourg, et au palais de l’Institut. La vie lui sourit et la question sociale n’est pas sa priorité. Cependant, en janvier 1841, quelques jours après son élection à l’Académie française, il fait le récit d’un épisode au cours duquel il se porte au secours d’une jeune femme arrêtée par la police pour avoir agressé un bourgeois. Hugo intervient auprès du commissaire et fait valoir que la malheureuse n’est pas la coupable mais la victime. Il atteste que le bourgeois lui a planté, sans raison, de la neige dans le dos et qu’elle n’a fait que se défendre. Sans nul doute, cet épisode aura été la source d’inspiration de l’écrivain dans la création de Fantine, personnage clé des Misérables.
En septembre 1843, le malheur s’abat sur Hugo. Il perd sa fille aînée Léopoldine, qui meurt en mer, en compagnie de son mari. Léopoldine avait vingt ans et venait de se marier. La blessure est profonde chez Hugo. Même si cela n’apparaît pas encore clairement, il semble que sa lente évolution politique et sociale voit le jour à ce moment-là.
En 1848, Hugo, pair de France, reste fidèle à la monarchie
Quand la Révolution de février 1848 éclate et renverse Louis-Philippe, Hugo, pair de France, reste fidèle à la monarchie et apporte son soutien à la Régence de la duchesse d’Orléans. En réalité, sa position est emberlificotée. Le 25 février, il rend visite à Lamartine, président du gouvernement provisoire de la République. Le recevant dans son bureau de l’hôtel de ville, Lamartine propose à Hugo, non une quelconque mairie d’arrondissement, mais un portefeuille ministériel. Voici le dialogue qui s’engage entre les deux hommes. Lamartine :
« - Ce n’est pas une mairie que je voudrais pour vous, c’est un ministère. Victor Hugo ministre de l’instruction publique de la République !... Voyons, puisque vous dites que vous êtes républicain !
- Républicain… en principe. Mais, en fait, j’étais hier pair de France, j’étais hier pour la Régence, et, croyant la République prématurée, je serais encore pour la Régence aujourd’hui. »
La toute nouvelle république, dominée par la bourgeoisie, est confrontée à la question brûlante des Ateliers nationaux. Ils ont été créés pour occuper les chômeurs. Mais leurs détracteurs y voient des écoles d’oisiveté. Parmi eux se trouve Hugo. Dans une note de mai 1848, il prend position contre ce qu’on appellerait aujourd’hui l’assistanat :
Ceci caractérise assez bien [les ateliers nationaux] ; des hommes en blouse jouaient au bouchon sous les arcades de la place Royale, qui s’appelle aujourd’hui place des Vosges. Jouer au bouchon, c’est un des travaux des ateliers nationaux. Un autre, en blouse aussi, dormait étendu le long du mur. Un des joueurs vient à lui, le pousse du pied et dit : « Qu’est-ce que tu fais là, toi ? » Le dormeur se réveille, se frotte les yeux, lève la tête, et répond : « Eh bien, je gagne mes 20 sous ! » Et il se recouche sur le pavé.
Voilà ce que c’est les Ateliers nationaux.
La majorité de l’Assemblée vote la fermeture des Ateliers nationaux. Furieux, les ouvriers se révoltent. Les journées de juin sont marquées par de nouvelles barricades. La répression est terrible. Dorénavant la bourgeoisie n’est plus du côté de la révolution, mais du côté de l’ordre.
Hugo revient bouleversé de sa visite des caves de Lille
Le véritable tournant, chez Hugo, se produit en 1849. Bien qu’élu représentant sur une liste de candidats conservateurs, il s’en détache en réclamant, en vain, une amnistie et la liberté de la presse. Accusé par ses amis d’hier d’être une girouette, Hugo se justifie dans une note rédigée le 18 décembre 1850 et destinée à la postérité. Il y cible ses adversaires conservateurs :
Ils me disent :
« Vous avez varié. Vous avez changé. En 1848, vous étiez contre les rouges ; en 1850, vous êtes pour les rouges. Donc, etc. »
Expliquons-nous.
En 1848, « les rouges » étaient les oppresseurs, je les combattais. En 1850, « les rouges » sont les opprimés, je les défends.
C’est là que vous appelez varier ?
Comme vous voulez ! »
Le 20 février 1851, à l’invitation d’Adolphe Blanqui, membre de l’Institut, Hugo se rend dans les caves de Lille, ghetto souterrain où sont parqués des pauvres. Il découvre la misère sociale dans sa crudité. Voici ce qu’il écrit :
Dialogue à Lille, dans une cave :
« Ah ! pauvre petite ! Déjà au travail. Mais elle a à peine quatre ans !
- Monsieur, j’ai huit ans.
- C’est égal. Elle n’est pas en état de travailler. Il faut le dire à ses parents, Madame, vous êtes sans doute sa grand-mère ?
- Monsieur, je suis sa mère. J’ai trente-cinq ans. »
Hugo revient bouleversé de sa visite des caves de Lille. Pour la première fois de sa vie, il a été confronté à l’extrême pauvreté. Sa vision de la misère qui était purement livresque jusqu’ici devient ancrée dans la réalité qu’il a vue de ses yeux. De ce jour, il est convaincu de la primauté de la question sociale.
Le 2 décembre 1851, il s’oppose au coup d’état du prince-président Louis-Napoléon Bonaparte et tente de soulever le peuple de Paris. C’est l’échec. Il s’exile, d’abord en Belgique, d’où il est expulsé, puis à Jersey, d’où il est également expulsé. Il trouve refuge à Guernesey, où le suivent sa famille et sa chère Juliette Drouet.
En 1859, Napoléon III décrète l’amnistie. L’ensemble des opposants au régime profitent de cette largesse pour rentrer en France. Hugo refuse. Le 19 août 1859, il ironise sur l’amnistie :
Le coupable pardonne aux innocents, le bandit réhabilite les justes, le violateur des lois fait grâce aux défenseurs des lois ; c’est bien.
Je laisse l’Europe applaudir l’amnistie sur la joue de la justice et de la vérité.
A une certaine profondeur de dédain il semble qu’il n’y ait plus de possible que le silence.
Le proscrit de Décembre doit à l’Empire l’implacable guerre de la justice. Quand cette guerre finira-t-elle ? à la fin de l’Empire ou à la mort du proscrit.
J’entends rester libre.
Et je veux rester combattant.
Les années passent. Malgré l’éloignement et la réclusion, la proscription est féconde à Hugo, puisqu’elle lui permet de finir la rédaction des Misérables, qui sera un immense succès populaire.
En 1870, Hugo, député républicain,
lance un appel à la guerre à outrance
En juillet 1870, la France déclare la guerre à la Prusse. Le 9 août, Hugo, apprenant que trois batailles ont été perdues coup sur coup, décide de rentrer en France pour, écrit-il, « être à la disposition de mon devoir et des événements. »
Le 3 septembre, Hugo est à Bruxelles quand il apprend que Napoléon III est prisonnier et que plus rien ne s’oppose à son retour en France. Le 4 septembre, la République est proclamée. Le 5 septembre, Hugo s’apprête à prendre le train pour Paris quand, place de la Monnaie, un jeune homme l’aborde :
« - Monsieur, on me dit que vous êtes Victor Hugo ?
- Oui.
- Soyez assez bon pour m’éclairer. Je voudrais savoir s’il est prudent d’aller à Paris en ce moment.
- Monsieur, c’est très imprudent, mais il faut y aller. »
Ce même jour, le 5 septembre, après plus de dix-huit années d’exil, Hugo rentre à Paris. Le peuple lui a réservé un accueil triomphal. La foule chante La Marseillaise et Le Chant du départ, et crie « Vive Victor Hugo ! » Hugo lance à la foule : « Vous me payez en une heure vingt ans d’exil. » et il ajoute : « Citoyens ! Je ne suis pas venu ébranler le gouvernement provisoire de la République, mais l’appuyer. »
Hugo est élu député de la Seine. L’ancien pair de France siège maintenant à l’extrême-gauche. Mais l’homme qui présidait, l’année passée, le Congrès de la Paix n’admet pas la défaite. Le 16 septembre 1870, il publie l’Appel aux Français pour la guerre à outrance et note dans ses carnets :
Il y a aujourd’hui un an, j’ouvrais le Congrès de la paix à Lausanne. Ce matin, j’écris L’Appel aux Français pour la guerre à outrance contre l’invasion.
Mais son appel reste sans effet, l’assemblée de Versailles préférant signer la paix avec l’Allemagne. Après la Commune à laquelle il n’a pourtant pas apporté son soutien, Hugo réclame une amnistie générale, ce qui lui vaut l’hostilité de la droite.
On l’a vu, Victor Hugo aura effectué un virage à 180 degrés, en ce qui concerne ses idées politiques. Cependant, de 1830 à sa mort en 1885, il n’aura pas varié sur deux sujets : son opposition absolue à la peine de mort et son patriotisme. Le 27 décembre 1877, il écrit : « Malheur à qui fait mal à la France ! Je ne m’apaiserai pas. Je déclare que je mourrai fanatique de la patrie. »
*****
Dans Choses vues, Victor Hugo fait des portraits de ses illustres contemporains. Voici quelques personnalités qu’il évoque :
Louis-Philippe
Hugo, pair de France, était devenu un familier de Louis-Philippe, auquel il consacre de nombreuses notes. Il évoque notamment la mort accidentelle de son fils aîné. Le 13 juillet 1842, sur la route de Neuilly, le duc d’Orléans, héritier du trône, fait une mauvaise chute de cheval. Informé de l’accident, le roi se rend immédiatement sur place. Selon Hugo, Louis-Philippe voit son fils blessé et déclare : « C’est une chute cruelle ; il est encore évanoui, mais il n’a aucune fracture, tous les membres sont souples et en bon état. » Hugo poursuit : « Le roi avait raison ; tout le corps du prince était sain et intact, excepté la tête, laquelle, sans déchirure ni lésion extérieure, était brisée sous la peau comme une assiette. » Le duc d’Orléans meurt le jour même.
Sous son règne, Louis-Philippe aura été la cible de nombreux attentats. Hugo parle abondamment de la tentative commise, le 16 avril 1846, par le dénommé Pierre Leconte. Ce dernier tire sur le roi et le manque. Il est jugé par la chambre des pairs, qui le condamne à mort. Son avocat, maître Duvergier, se rend au Château pour demander la grâce de son client. Selon Hugo, qui soutient la démarche de l’avocat, Louis-Philippe, très remonté, déclare ceci :
« - J’examinerai, je verrai. Le cas est grave. Mon danger est le danger de tous. Ma vie importe à la France, c’est pour cela que je dois la défendre. Savez-vous comment il se fait qu’on tire sur moi ? C’est qu’on ne me connaît pas, c’est qu’on me calomnie ; on dit partout : - Louis-Philippe est un gueux, Louis-Philippe est un coquin, Louis-Philippe est un avare, Louis-Philippe fait le mal. Il veut des dotations pour ses fils, de l’argent pour lui. Il corrompt le pays. Il l’avilit au-dedans et l’abaisse au-dehors. C’est un vieux Anglais. A bas Louis-Philippe ! Que diable ! il faut bien que je protège un peu ce pauvre Louis-Philippe, maître Duvergier. C’est égal, je réfléchirai. »
Ce jour-là, il apparaît clairement que le roi n’est pas décidé à faire grâce ; et, effectivement, quelques jours plus tard, maître Duvergier reçoit un message du Château lui annonçant que « le roi avait cru devoir décider que la loi aurait son cours. »
La répétition d’affaires politico-financières mettant en cause de hautes personnalités mine la monarchie de Juillet. En 1847, la Chambre des pairs est chargée de juger Jean-Baptiste Teste, président de chambre à la Cour de cassation, accusé de s’être laissé corrompre quand il était ministre des Travaux publics. Le scandale est énorme. Teste est condamné, le régime est affaibli. A cela s’ajoute l’autoritarisme de Louis-Philippe, qui n’arrange pas les choses.
Louis-Philippe ne voit pas venir la Révolution de Février 1848, qui le renverse. Hugo nous fait le récit de la fuite du roi, et il n’est pas exagéré de dire qu’il a fui comme un voleur.
Chateaubriand
Hugo parle assez peu de Chateaubriand, dont il avait été le grand admirateur, presque le disciple. Mais, après la chute de Charles X, leurs relations se sont distendues. Hugo s’est rallié à Louis-Philippe, tandis que Chateaubriand refuse de reconnaître le nouveau roi. De plus, Chateaubriand ose critiquer le mouvement romantique, si bien qu’en 1836, dans ses notes, Hugo lâche :
M. de Chateaubriand vieillit par le caractère plus encore que par le talent. Le voilà qui devient bougon et hargneux.
Chateaubriand sera resté fidèle aux Bourbons tout en luttant pour la liberté de la presse. A sa mort le 4 juillet 1848, alors que la République a été proclamée, Hugo se rappelle ceci :
M. de Chateaubriand ne disait rien de la République, sinon : « Cela vous fera-t-il plus heureux ? »
On sait qu’à la fin de sa vie, Chateaubriand se préoccupa fort de l’édification de sa statue morale et intellectuelle et de l’image qu’il laisserait aux générations à venir.Lorsqu’il s’agit, à l’Académie, de pourvoir son siège devenu vacant, Hugo, quelque peu perfide, note, le 29 décembre 1848 :
[M. de Chateaubriand] haïssait tout ce qui pouvait le remplaçer et souriait à tout ce qui pouvait le faire regretter.
Pour succéder à Chateaubriand, Hugo soutient la candidature de Balzac. L’auteur de La Comédie humaine n’obtient que deux voix, celle d’Hugo et celle de Vigny. C’est un nouvel échec pour Balzac, qui n’aura jamais réussi à entrer à l’Académie française.
La mort de Balzac
Le 18 août 1850, Mme Hugo rend visite à Mme de Balzac. A son retour, elle annonce à son mari que Balzac se meurt. Le soir même, Hugo se rend au domicile de Balzac, où il est accueilli par sa sœur qui est en pleurs. Il est introduit dans la chambre du mourant :
Une odeur insupportable s’exhalait du lit. Je soulevai la couverture et pris la main de Balzac. Elle était couverte de sueur. Je la pressai. Il ne répondit pas à la pression.
C’était cette même chambre où je l’étais venu voir un mois auparavant. Il était gai, plein d’espoir, ne doutant pas de sa guérison, montrant son enflure en riant.
Nous avions beaucoup causé et disputé politique. Il me reprochait « ma démagogie ». Lui était légitimiste. Il me disait : « Comment avez-vous pu renoncer avec tant de sérénité à ce titre de pair de France, le plus beau après celui de roi de France ! »
Il me disait aussi : « J’ai la maison de M. de Beaujon, moins le jardin, mais avec la tribune sur la petite église du coin de la rue. J’ai là dans mon escalier une porte qui ouvre sur l’église. Un tour de clef et je suis à la messe. Je tiens plus à cette tribune qu’au jardin. »
Quand je l’avais quitté, il m’avait reconduit jusqu’à cet escalier, marchant péniblement, et m’avait montré cette porte, et il avait crié à sa femme : « Surtout, fais bien voir à Hugo tous mes tableaux. »
La garde me dit :
« Il mourra au point du jour. »
Je redescendis, emportant dans ma pensée cette figure livide ; en traversant le salon, je retrouvai le buste [colossal en marbre de Balzac par David] immobile, impassible, altier et rayonnant vaguement, et je comparai la mort à l’immortalité.
Rentré chez moi, c’était un dimanche, je trouvai plusieurs personnes qui m’attendaient […]. Je leur dis : « Messieurs, l’Europe va perdre un grand esprit. »
Il mourut dans la nuit. Il avait cinquante et un ans.
Choses vues, de Victor Hugo, 1830-1885, édition d’Hubert Juin, 1972, collection Quarto Gallimard.
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